« Une fois le moule léniniste cassé et l’illusion du Grand Soir dissipée, plus personne ne sait très bien ce que pourrait être un nouveau communisme, en dehors d’un humanisme mélangeant quelques valeurs évangéliques, quelques références à Marx, une pincée de féminisme et d’écologie. »
Gilbert Wasserman, membre du PCF et directeur de la revue Mouvements, citation extraite d’un article nécrologique paru dans Libération du 17/1/2006
Un nouveau spectre hante le petit monde altermondialiste et d’extrême gauche : la « théophilie » – littéralement, l’amour de Dieu – ou en tout cas un athéisme honteux ou un agnosticisme complaisants vis-à-vis de courants politico-religieux.
Qu’il s’agisse de l’islam ou du catholicisme, de prétendus athées ou agnostiques découvrent tout à coup les vertus de la religion. Du Monde diplomatique à certains courants de la Ligue communiste révolutionnaire (Socialisme par en bas, Socialisme international), d’Alain Gresh à Jean-Marie Vincent, en passant par Saïd Bouamama, Pierre Tevanian, Christine Delphy ou François Burgat, on ne compte plus les éloges de la « théologie de la libération » à la sauce catholique, du « féminisme musulman » et de la prétendue radicalité anti-impérialiste de certains courants islamistes.
On peut d’ailleurs se demander si ces Nouveaux Théophiles ne se recrutent pas surtout, dans les pays impérialistes occidentaux, parmi des hommes et des femmes qui n’ont jamais eu aucune éducation religieuse.
Toute personne qui est passée par un catéchisme catholique, une école du dimanche protestante, une école juive ou une madrasa musulmane et qui a ensuite radicalement rompu avec la religion sait parfaitement que les religions ont toutes une dimension totalitaire, et surtout que les fidèles ne sont pas mus principalement par des motivations politiques et par une révolte contre l’ordre existant.
Les croyants cherchent d’autres satisfactions dans la religion : un milieu, des repères moraux, une certaine fraternité, une affirmation identitaire, au prix d’une soumission à un dogme et /ou à une hiérarchie officielle vis-à-vis desquels on peut toujours maintenir une certaine distance critique (très relative mais suffisante pour de petites minorités plus exigeantes que la moyenne des croyants) car toute religion vivante est divisée en de multiples tendances ou sectes qui offrent d’innombrables versions de la Vérité divine.
Ou alors, autre hypothèse, peut-être cette nouvelle théophilie germe-t-elle dans le cerveau d’individus qui ont cru en Dieu durant leur enfance ou leur prime jeunesse. Nos Nouveaux Théophiles de gauche et d’extrême gauche auraient-ils la nostalgie du catéchisme et de la messe dominicale ? N’ont-ils jamais pris conscience de la dimension religieuse de leur propre engagement : absence d’esprit critique, foi dans le dogme marxiste-léniniste, exclusions de toute dissidence, culte des chefs et des héros morts de la Révolution, etc. ?
Le marxisme au secours de l’obscurantisme religieux
Mais il existe peut-être une autre explication pour cette floraison de Nouveaux Théophiles : les marxistes (Engels, Kautsky, Luxembourg) répandent depuis plus d’un siècle le mythe selon lequel le christianisme aurait eu une dimension révolutionnaire à ses origines.
On sait que l’Eglise catholique, soucieuse de ratisser large conformément à sa vocation, laisse quelques théologiens minoritaires écrire de savants traités sur le prétendu « communisme » des Evangiles pour recruter des ouailles parmi les masses pauvres d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie.
On sait également que les partis staliniens ont cherché à noyauter pendant des dizaines d’années l’Eglise catholique (notamment les prêtres ouvriers en France, l’Eglise catholique en Pologne, ou l’Eglise orthodoxe en Russie) pour mieux contrôler le prolétariat. Mais de là à accorder le moindre sérieux à des analyses à la Garaudy (chantre du rapprochement entre le marxisme et le christianisme avant de devenir...musulman et négationniste), il y a quand même une marge... que certains groupes d’extrême gauche ou altermondialistes franchissent allégrement en compagnie d’islamologues ou de journalistes « spécialistes de l’islam » (Bruno Etienne, Xavier Ternisien, Vincent Geissner) dont il est difficile de déterminer si l’empathie avec leur objet d’étude relève de la naïveté ou de la complaisance.
Mais en admettant même que les religions aient toutes été au départ une forme de protestation sociale contre l’ordre esclavagiste ou féodal, plus de 2000 ans ont passé pour les chrétiens, 1400 pour les musulmans, 3000 pour les bouddhistes et 5000 pour les hindouistes. Les croyances religieuses sont aujourd’hui diffusées par des appareils constitués, voire par des Etats, solidement installés dans le monde capitaliste. Les grandes religions disposent d’une puissance financière, économique et politique considérable, et n’ont aucune intention d’y renoncer, du moins de plein gré.
Comment peut-on supposer sérieusement que des milliards de croyants ou de pratiquants se trompent tous les jours en priant Dieu, Allah ou Bouddha et qu’ils sont assez stupides pour ne pas voir que leurs Eglises et leurs sectes sont des soutiens de l’ordre social, de Rome à Islamabad, de Lhassa à Lomé, de Varsovie à Lima ? La théorie de l’« aliénation » des masses a certains côtés positifs (elle permet d’expliquer pourquoi les opprimés soutiennent des groupes qui ne défendent pas réellement leurs intérêts), mais elle amène le plus souvent ses partisans à ne pas s’interroger plus au-delà, ou à prendre les exploités pour d’incurables naïfs.
Deux poids deux mesures
Curieusement, jusqu’ici, les « Nouveaux Théophiles » n’ont cessé de dénoncer (avec raison) la droite chrétienne américaine et sa responsabilité dans la politique intérieure et extérieure criminelle de l’impérialisme américain et de George W. Bush, ou le poids des juifs religieux les plus réactionnaires dans la politique colonialiste suicidaire des dirigeants de l’Etat d’Israël (1).
Ils n’ont pas de mots assez durs contre Mère Teresa, les papes ultraconservateurs, leurs cardinaux réactionnaires, et leurs liens avec l’Opus Dei, les télé-évangélistes américains, l’Eglise de Scientologie et ses tentatives d’infiltration de la haute fonction publique ou des directions d’entreprises, la secte coréenne du révérend Moon et ses liens avec Ronald Reagan, la Sokka Gakai japonaise et sa politique militariste d’extrême droite, les propos homophobes du commissaire européen catholique Rocco Butiglione ou les déclarations douteuses de Roger Cukierman président du CRIF à propos de Le Pen, le prosélytisme des 4000 militants évangélistes américains qui ont débarqué à Athènes, au moment des Jeux olympiques de 2004, pour combattre l’influence de l’Eglise orthodoxe grecque.
Par contre les Nouveaux Théophiles sont d’une parfaite indulgence vis-à-vis de Frei Beto, « grand » théoricien de la théologie de la libération et conseiller de Lula – dirigeant du Parti des travailleurs, respecté par Bush et caniche brésilien du FMI ; du père Aristide et de ses milices fascisantes ; des curés sandinistes et de leur incurie politique ; de Malcolm X membre pendant des années de la très réactionnaire Nation of Islam (ou Black Muslims) ; de Tariq Ramadan et ses partisans réactionnaires ; de Chavez et ses références permanentes à l’Evangile(2), etc.
En fait, il n’est pas besoin d’aller chercher très loin l’explication de ce « deux poids, deux mesures ». Pour nos Nouveaux Théophiles, la religion n’est en fait « réactionnaire » que pour une minorité de l’humanité : les bourgeois et les possédants, les classes privilégiées de l’Occident. Mais miraculeusement, en ce qui concerne les convictions obscurantistes des travailleurs immigrés des métropoles impérialistes ou des peuples dits « de couleur », c’est-à-dire pour la majorité de l’humanité, nos idéologues théocompatibles sont beaucoup plus prudents. Lorsque des croyances magiques primitives sont massivement répandues dans l’aire géographique dite arabo-musulmane ou en Amérique latine, ou quand ils croient déceler un essor de la ferveur religieuse (musulmane) dans les banlieues populaires européennes(3), la religion acquiert tout à coup un parfum contestataire, anti-impérialiste, voire anticapitaliste.
Mais le problème dépasse celui d’un « simple » changement d’attitude vis-à-vis de la religion pour ces marxistes, ex-marxistes ou militants altermondialistes. Leur régression mentale, morale et politique, va encore plus loin. Abandonnant toute la tradition rationaliste, anticléricale et antireligieuse qui caractérisait une grande partie du monde scientifique et le mouvement ouvrier (anarchiste et socialiste) depuis ses origines, ils abandonnent aussi toute référence (autre que polie) aux classes sociales : les êtres humains ne se définissent plus pour eux que par leur appartenance religieuse, nationale ou ethnique.
Pour faire passer leur discours concernant l’islam et son prétendu potentiel anti-impérialiste ou anticapitaliste, nos Nouveaux Théophiles ont besoin de nous faire aussi croire que dans d’autres religions (jusqu’ici le catholicisme et l’islam mais gageons que demain ils nous trouveront des bouddhistes tibétains ou des animistes africains anticapitalistes) il existerait aussi de puissants courants radicaux, populaires et profondément originaux sur le plan politique.
Curieusement, ces Nouveaux Théophiles ne s’intéressent pas aux partisans du judaïsme qui critiquent la politique de l’Etat d’Israël (pour ne prendre qu’un seul exemple le rabbin Lerner du groupe Tikkun a été empêché de prendre la parole pendant les manifestations américaines contre la guerre en Irak, en 2003). Mais comme le disait le distingué « antisioniste » et « antiraciste » Dieudonné, « Pourquoi devrais-je m’inquiéter spécialement d’une communauté qui ne représente qu’un pour cent de la population française » ?
Les Nouveaux Théophiles font le même calcul d’épicier cynique que notre « amuseur » antiraciste : foin des principes, ce qui compte c’est le nombre et, sur ce plan-là, le milliard de chrétiens et le milliard et demi de musulmans recensés (on se demande comment...) compteront toujours davantage que les 12 millions de juifs et de Juifs qui peuplent la planète ou que les athées persécutés, calomniés, ou tout simplement non organisés en lobbies.
Si l’on veut commencer à cerner la régression politique et théorique des courants altermondialistes et d’extrême gauche, résolument théocompatibles, on peut dégager dix thèmes principaux que nous présenterons sous forme de dix commandements :
1) Tu falsifieras l’histoire du stalinisme, pour faire passer la thèse de l’« islamophobie ».
De la part du Monde diplomatique ou des chrétiens de gauche qui ont toujours été tendres avec le stalinisme, ou d’ex-membres ou compagnons de route du PCF, il n’est pas étonnant que la thèse de l’« islamophobie »-substitut-à-l’anticommunisme soit aussi répandue. Par contre, on comprend mal que des trotskystes, en principe foncièrement antistaliniens, croient que les thèmes de la guerre contre le terrorisme et de l’« islamophobie » aient remplacé ceux de l’anticommunisme. Ils confondent la guerre froide entre deux puissances impérialistes (Etats-Unis et URSS) avec une guerre contre un communisme ou un socialisme imaginaires. Pourquoi cette thèse ne tient-elle pas debout ?
a) Il n’y a jamais eu ni Etats socialistes ni partis durablement communistes
L’anticommunisme reposait sur une violente dénonciation non pas du « communisme » (qui n’a jamais existé dans un seul pays et ne s’est pas jamais incarné durablement dans un parti ouvrier de masse) mais sur la dénonciation de sociétés d’exploitation (l’URSS d’abord, puis les démocraties populaires, la Chine et Cuba, etc.) que, pour aller vite, on peut caractériser de capitalismes d’Etat, et de partis bureaucratiques, foncièrement anti-ouvriers, comme les partis dits communistes.
Bien sûr, la propagande « anticommuniste » faisait semblant de considérer que le stalinisme, au pouvoir ou dans l’opposition, représentait l’incarnation du communisme, mais pourquoi devrions-nous encore accorder crédit à cette fable absurde et criminelle ?
b) Les classes dirigeantes occidentales non seulement ne sont pas islamophobes mais elles s’appuient sur les dirigeants communautaires pour mieux contrôler les « musulmans » supposés.
Dans le contexte français, par exemple, on sait qu’un certain nombre de cimetières et de mosquées ont été victimes d’attentats et de profanations ignobles. Il est évident aussi que les médias amalgament souvent musulmans et terroristes. Mais jamais les classes dirigeantes françaises n’ont été plus islamophiles :
– création du Conseil consultatif du culte musulman,
– proposition de financer la construction de mosquées et de modifier la loi de 1905,
– projet de création d’un centre de formation d’imams,
– proposition d’augmenter la part réservée la place donnée à l’enseignement des religions à l’Ecole (d’ailleurs, avant même que la moindre mesure soit prise en ce sens, quiconque a un enfant en âge d’étudier à l’école élémentaire, au collège ou au lycée ne peut que constater la présentation extrêmement positive des religions, et notamment de l’islam, donnée dans le cadre des cours d’histoire en ce moment),
– mission du Conseil consultatif du culte musulman à Bagdad pour les journalistes français pris en otage, etc.
La thèse de l’« islamophobie » des classes dirigeantes françaises ne tient pas la route. Et il en est de même en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis où tous les courants musulmans (des plus modérés aux plus intégristes) ont pignon sur rue, peuvent s’exprimer publiquement en toute liberté, etc. Il suffit de comparer l’ampleur des arrestations dans les milieux islamistes en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis aux persécutions antijuives de l’Allemagne hitlérienne. On doit certes dénoncer les persécutions policières ou judiciaires antimusulmanes quand elles ont lieu dans les démocraties occidentales, et réclamer le respect des droits démocratiques pour tous les citoyens (qu’ils soient athées ou croyants), mais on ne peut faire croire que l’« islamophobie » actuelle serait comparable à l’antisémitisme des années 30, comme on peut le lire régulièrement dans la prose islamistophile.
2) Tu soutiendras les musulmans les plus réactionnaires et disqualifieras les plus les plus respectueux de la laïcité.
Les Nouveaux Théophiles prétendent que les athées ne connaissent pas l’islam, mais ils ne s’intéressent pas à ce que disent les musulmans les plus éclairés sur leur propre religion. Ils ignorent par exemple le livre de Leila Babbès (Le voile démystifié, Bayard, 2004) dans lequel l’auteure explique très bien que le « hijab » n’est pas la sixième obligation de l’islam, citations du Coran à l’appui, et que toute cette histoire du voile est une construction post-coranique qui n’a rien à voir avec ce que pensait Mohamed. Ils ne font jamais mention du Manifeste pour un islam des lumières de Malek Chebel (Hachette, 2004). Si cet auteur est ultramodéré sur le plan politique (en fait autant que Tariq Ramadan, mais lui ne fréquente pas les forums sociaux altermondialistes pour se fabriquer une réputation d’homme de gauche), il prône néanmoins une séparation complète entre les religions et l’Etat, ce qui est déjà un pas en avant considérable.
Les militants de la gauche ou de l’extrême gauche théocompatible prennent pour argent comptant les interprètes les plus réactionnaires de l’islam, comme en témoigne par exemple La nouvelle islamophobie (La Découverte, 2003) de Vincent Geisser, livre dans lequel les salafistes sont présentés comme des braves gens. Un peu comme si nos « idiots utiles » et théocompatibles interprétaient le catholicisme en se référant aux écrits de l’Opus Dei, ou le protestantisme en se référant aux pasteurs d’extrême droite américains.
À l’instar des Indigènes de la République, les Nouveaux Théophiles disqualifient les interprètes plus subtils du Coran en les accusant de propager l’idéologie française républicaine impérialiste. Cela leur évite de se pencher sur l’histoire de l’islam, de se demander pourquoi les tendances véritablement réformatrices (et non les intégristes salafistes ou les Frères musulmans qui ont usurpé l’étiquette de réformateurs) n’ont pas réussi à percer en islam ; il suffit de disqualifier toute volonté de réformer l’islam comme l’expression d’une « occidentalisation », voire d’une « colonisation culturelle », et le tour est joué : on laisse le champ libre aux intégristes et aux obscurantistes.
Mais, comble du comique, cela amène les Nouveaux Théophiles de gauche à soutenir des musulmans qui en France partagent une idéologie citoyenniste et acritique vis-à-vis de l’impérialisme français. Socialisme international, courant au sein de la LCR, cite en exemple Saïda Kada et le Collectif des musulmans de France. Or, dans L’une voilée l’autre pas (Albin Michel, 2003), Saïda Kada se plaint que « la France » ne rende pas hommage aux immigrés qui ont donné leur vie pour la France. Les militants de la LCR savent pourtant que la Première et la Seconde Guerre mondiale étaient des guerres impérialistes et que les troupes coloniales ont été envoyées en Indochine comme en Algérie. Mais motus... Cherchant désespérément des alliés dans la jeunesse dite « musulmane », ils cautionnent leur confusion politique et préfèrent dénoncer Soheib Bencheikh (tout aussi citoyenniste que les fans lyonnais de Ramadan), même si Bencheikh a une vision nettement plus laïque de la place des religions, dont la sienne, dans la société. Le dénoncer comme un suppôt de l’impérialisme français permet de dissimuler le fait que les partisans de Ramadan ne sont pas plus à gauche que lui.
3) Tu feras passer des démocrates modérés pour des gens d’extrême gauche
Lorsque nos Nouveaux Théophiles donnent la parole aux « musulmans » qu’ils considèrent de gauche, qu’il s’agisse de Tariq Ramadan ou de Selma Yacoob, dirigeante de la Stop the War Coalition, on constate que leurs alliés n’ont rien d’original à dire sur le capitalisme, l’impérialisme, le patriarcat, l’oppression des femmes, pour ne pas parler de l’exploitation de la classe ouvrière. Ils sont contre la guerre, contre la pauvreté, et puis c’est à peu près tout. Chirac dit la même chose qu’eux, le ronron féministe et écologiste en moins...
4) Tu abandonneras toute analyse de classe et privilégieras les « identités » religieuses.
Les Nouveaux Théophiles réintroduisent les catégories de « Blancs », « Noirs » (après SOS-Racisme, merci le PS !), mais aussi celles de « catholiques », « musulmans » dans le discours politique au détriment de toute analyse de classe.
À l’instar de François Burgat, ils prétendent que « les islamistes, en effet, ne sont pas pauvres ou sous-employés, pas plus qu’ils ne sont riches, jeunes ou vieux, bourgeois, intellectuels, civils, militaires, hommes ou femmes. Ils sont tout cela à la fois, comme l’étaient historiquement les acteurs d’autres mobilisations manifestant une résistance de type identitaire, nationaliste ou anti-impérialiste à une quelconque domination (4) ». On retrouve dans ce passage un des procédés courants chez les défenseurs honteux de l’islam politique :
– ils expliquent que la référence à la religion musulmane est réductrice et que les choses sont beaucoup plus complexes [« le concept de mouvement ‘islamique’ou ‘islamiste’ne peut pas être considéré comme opérationnel en sciences politiques » (4)]. Quand il s’agit d’universitaires, ils emploient un jargon extrêmement alambiqué pour renforcer encore l’impression de complexité et susciter une réaction combinant lassitude (incitant à cesser de réfléchir par soi-même) et confiance aveugle dans les « spécialistes » ;
– ils arguent de la diversité des soutiens sociaux de l’islam politique pour nier son existence même (cf. la citation précédente de Burgat). Comme si toutes les grandes religions qui ont réussi, tous les partis politiques qui ont pris le pouvoir ne devaient pas justement leur succès à la diversité de leur base sociale, aux alliances de classes ou de fractions de classes qui se nouent au sein de ces mouvements ;
– une fois ces grossiers tours de passe-passe effectués, ils évitent soigneusement de se prononcer sur les intérêts de classe que défendent les groupes islamistes financés par les pétromonarchies, le Pakistan, l’Iran... et par les Etats-Unis à une époque.
– Enfin, ils font passer les partisans de l’application d’une loi religieuse médiévale réactionnaire (la charia) pour des « nationalistes » et « anti-impérialistes » qui souhaitent, comme le dit François Burgat, résister « aux dysfonctionnements profonds de l’ordre légal du monde ». Comme si l’on n’avait pas appris, au cours des quarante dernières années, que l’indépendance nationale, revendication démocratique légitime mais limitée, pouvait être le drapeau des nouveaux exploiteurs, d’Alger à Saïgon en passant par La Havane...
5) Tu défendras aveuglément la théologie de la libération et les régimes populo-nationalistes.
Les Nouveaux Théophiles réhabilitent la religion et ses tentatives d’occuper le champ politique : les présidents Aristide et Lula, les curés sandinistes, etc., en faisant silence sur les catastrophes politiques auxquelles a conduit la théologie de la libération en Amérique latine – sans compter le sort de prêtres courageux comme Camillo Torres et de ceux qui se sont engagés dans l’impasse de la guérilla et se sont fait massacrer inutilement. Sur ce point, il suffit de consulter régulièrement Le Monde diplomatique ou les recueils « Manière de voir » publiés par le mensuel « altermondain », vous y trouverez des dizaines d’exemples de cécité politique totale : depuis le soutien aux généraux péruviens des années 1960 jusqu’au soutien apporté au colonel Chavez aujourd’hui en passant par le soutien critique à la dictature castriste, la perspective des tiermondistes n’a pas changé : porter les valises des futurs exploiteurs (quand ils sont dans la phase de lutte armée ou d’opposition) puis encenser leurs régimes d’exploitation en détournant le regard chaque fois que les nouveaux dictateurs emprisonnent leurs opposants, instaurent une nouvelle élite privilégiée et corrompue jusqu’à la moelle (des autocrates du FLN algérien à la « bolibourgeoisie » vénuzuélienne actuelle, les exemples ne manquent pas), etc.
6) Tu t’allieras avec des courants islamistes anti-ouvriers, homophobes et antiféministes.
Les Nouveaux Théophiles de gauche nouent ouvertement des alliances avec les organisations les plus réactionnaires du monde arabo-musulman. C’est ainsi que le Forum social européen de Paris, en 2003, a mis en vedette le très réactionnaire Ramadan. Ou que le FSE de Londres a donné la parole aux partisans de l’islam politique, du port obligatoire du hijab, etc. C’est ainsi que les néotrotskystes britanniques du SWP sont allés à Beyrouth, en novembre 2006, rencontrer les représentants de l’Armée du Mahdi irakienne et ont adopté l’analyse politique des islamistes (la comparaison entre l’occupation nazie de l’Europe et l’occupation américaine de l’Irak a été faite par le représentant de Moktada al-Sadr à Beyrouth puis reprise par John Rees, dirigeant du SWP, parti trotskyste, et de la Stop the War Coalition à son retour à Londres).
7) Tu soutiendras la prétendue « Résistance » irakienne et ignoreras le mouvement ouvrier irakien, qu’il s’agisse des syndicats sous l’influence du Parti communiste-ouvrier d’Irak (Fédération des commissions de travailleurs et des syndicats, Union des chômeurs) ou de ceux sous l’influence du Parti communiste irakien (IFTU).
En soutenant aveuglément la prétendue « Résistance » irakienne, les Nouveaux Théophiles cautionnent la répression des islamistes contre les femmes et les organisations ouvrières et démocratiques irakiennes. Ils se gardent bien de dire que les « résistants » islamistes sont financés par l’Iran et les pétromonarchies, que les miliciens de Moktada al-Sadr reçoivent un salaire de 100 dollars par mois dans un pays où la majorité de la population est au chômage, que leurs imams leur accordent le droit de se marier avec des petites filles de dix ans pour « éviter » qu’elles soient violées par les soldats « infidèles » et qu’ils roulent dans de luxueux 4x4 qui représentent des années de salaire d’un ouvrier. Voilà ceux que certains trotskystes et altermondialistes nous présentent comme des révoltés ou des « résistants » !
En octobre 2004, Socialist Review, revue du SWP britannique, a reproduit huit pages d’un « blog » d’un journaliste (Nir Rosen) présent à Falluja (« Resistance : Meet the People of Fallujah », http://www.socialistreview.org.uk/article.php ?articlenumber=9051) qui raconte en détail comment les islamistes mettaient en coupe réglée la ville – même si cela ne semblait guère lui poser de problèmes. Cet article n’est accompagné d’aucun commentaire critique par rapport à la répression féroce menée par les islamistes ; par contre en première page figurait un slogan pour soutenir la « résistance » à Falouja. Que fallait-il en conclure ?
8) Tu dénonceras « l’universalisme occidental », au nom de la juste dénonciation du racisme colonial et post-colonial. Tu exalteras les « cultures » nationales non occidentales, en les présentant automatiquement comme progressistes.
Les Nouveaux Théophiles sont farouchement opposés à l’universalisme sous prétexte qu’il n’aurait, selon eux, qu’une seule interprétation et conséquence possible : celle donnée par les troupes impériales ou républicaines françaises hier, celle propagée par le « néo-colonialisme intérieur » (Ramadan) et extérieur aujourd’hui.
François Burgat a une expression limpide pour désigner l’universalisme abhorré par nos Nouveaux Théophiles : il appelle cela le « vieux monopole lexical de production de l’universel et de la modernité (4) » !
Curieusement et de façon totalement inconséquente, le même islamologue considère, tout comme la plupart des militants d’extrême gauche, des tiermondistes, des islamistes, etc., que la revendication de l’indépendance nationale, pur produit idéologique d’origine « occidentale », et notion incompatible avec la notion supranationale de l’Oumma musulmane, serait, elle, acceptable...
Seconde inconséquence : aussi bien l’islam que l’islamisme sont en réalité, elles aussi, des conceptions universalistes, ayant une base religieuse au lieu d’avoir une base laïque. Elles mettent l’accent sur les liens supranationaux qui unissent les membres de la « communauté des croyants » (l’Oumma). Et même si les théocraties musulmanes et les grands partis islamistes sont fondamentalement hostiles aux droits démocratiques (liberté d’expression y compris droit de critiquer la religion, liberté d’organisation syndicale et politique, égalité des droits entre les hommes et les femmes, séparation des Eglises et de l’Etat, etc.), elles prétendent aujourd’hui, elles aussi, définir une conception alternative aux « droits de l’homme » dits occidentaux.
En dénonçant l’universalisme des droits de l’homme (l’universalisme de ce que l’on pourrait appeler les « humanismes » marxistes ou anarchistes qui découlent des acquis de la philosophie des Lumières et des combats anticléricaux et antireligieux des XVIIIe et XIXe siècles), les Nouveaux Théophiles reprennent, sans le savoir, les arguments des théocraties musulmanes et des « savants » de l’islam les plus réactionnaires (Tariq Ramadan en tête), quand ils ne font pas alliance avec les citoyennistes français musulmans les plus chauvins. Un numéro de Socialisme international (tendance de la LCR) reproduit une photo (sans commentaires) de femmes voilées portant le drapeau bleu-blanc-rouge et des pancartes « France bien-aimée où est ma liberté ? ». Les trotkystes ignoreraient-ils que les « indigènes » ont été enrôlés, de gré ou de force, dans les aventures coloniales de la France de l’Algérie à l’Indochine, et que le drapeau-bleu-blanc rouge ne peut être brandi que par des partisans de l’impérialisme hexagonal ?
9) Tu dénonceras (avec raison) l’impérialisme américain, mais tu nieras l’existence de sous-impérialismes régionaux (Iran, Irak, Turquie, etc.). Tu prôneras le soutien critique aux Etats faibles ou agressés en ignorant le sort des travailleurs de ces pays.
C’est ainsi que François Burgat écrit à propos de Qutb, dirigeant des Frères musulmans, longuement torturé puis exécuté par Nasser : « Qutb, qui est convaincu que la tentative d’assassinat de Nasser est le produit d’une manipulation où les services britanniques ont trempé, accuse ceux qu’il désigne, à l’instar de Ben Laden quarante ans plus tard, comme les ‘croisés colonialistes’et leurs alliés ‘sionistes’d’avoir sciemment concouru à semer la zizanie entre Jamal Abd al Nasser et les Frères musulmans d’Hassan-al-Banna (4) ».
Le distingué professeur reprend, sans la moindre critique, une thèse traditionnelle dans les milieux nationalistes du tiers monde mais aussi de l’extrême gauche occidentale : tout ce qui se passerait au Moyen-Orient de négatif ne viendrait que d’interventions extérieures : hier, les Britanniques, aujourd’hui les Américains et depuis un siècle les « sionistes ». Ils ne peuvent tout simplement pas admettre que Nasser se soit servi des staliniens et des Frères musulmans pour arriver au pouvoir pour ensuite, en bon autocrate, éliminer ses alliés et se tourner vers l’Union soviétique. Il leur faut absolument aller chercher une explication dans les manipulations de services étrangers, manipulations évidemment bien réelles mais qui ne peuvent expliquer toute l’histoire du Proche et du Moyen-Orient depuis deux cents ans que dans la tête d’un nationaliste borné... ou d’un tiers-mondiste de mauvaise foi.
C’est ainsi que le samedi suivant l’assassinat de Rafik Hariri (qui eut lieu le 14 février 2005), le « Kiosque arabe », émission de Radio France internationale, donna la parole à trois journalistes du Moyen-Orient dont deux expliquèrent tranquillement qu’il fallait voir la main d’Israël dans l’assassinat du politicien affairiste libanais, pote à Chirac de surcroît – sans provoquer la moindre objection de leurs collègues et de l’animateur de l’émission (Richard Labévière) devant cette thèse fantasque.
10) Tu te tairas sur la nature réactionnaire du régime iranien.
Si les Nouveaux Théophiles n’hésitent pas à dénoncer (avec raison) le poids croissant des partis religieux dans l’Etat israélien allant jusqu’à le qualifier d’Etat « théocratique » (cf. les remarques justifiées d’un lecteur en appendice de ce texte), ils sont très discrets vis-à-vis d’autres Etats théocratiques comme l’Iran. S’ils dénoncent violemment (et avec raison) la répression menée par les Etats algérien, tunisien ou turc contre leurs peuples, ils sont embarrassés vis-à-vis de leurs opposants islamistes. Une chose est de dénoncer les emprisonnements et les tortures dont ces militants sont victimes, une autre est de croire que la moindre alliance serait possible avec eux.
Cherchant à faire flèche de tout bois les Nouveaux Théophiles reprennent les arguments des monarchies du Golfe et de la dictature des mollahs iraniens sur les possibilités extraordinaires des femmes dans ces pays. Différents documentaires sur la situation des femmes à Dubai, au Koweit, en Arabie saoudite, etc., sont passés à la télévision en 2007. Il était frappant de constater à quel point le discours officiel des pétromonarques « éclairés » et « féministes » collait aux arguments avancés par Alain Gresh dans son livre sur L’Islam, la République et le monde (Fayard, 2004), Tariq Ramadan dans tous ses bouquins et une partie des trotskystes de la LCR ou ceux du SWP britannique.
Dans le même ordre d’idées, en 2007, Le Monde diplomatique a consacré trois fois une double page à l’Iran, dans trois numéros différents, dont un article particulièrement mensonger prétendant que la caractérisation du régime iranien comme « fasciste » serait une invention de l’administration Bush et des néoconservateurs. Si l’auteur montrait, avec raison, en quoi l’appellation de « fascisme » n’était guère opérante pour décrire la dictature des mollahs sur le peuple iranien, il passait sciemment sous silence le fait qu’une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche iraniennes ont très rapidement caractérisé le régime de Khomeiny comme « fasciste » dès les années 1980 et ce bien avant George W. Bush.
De plus, l’auteur de l’article se gardait bien de nous proposer la moindre caractérisation alternative du régime, car son unique objectif était de dénoncer les menaces de guerre américaines contre l’Iran. Cette préoccupation est effectivement fort juste et louable, mais elle n’exonère pas de réfléchir à la nature du régime. On voit là encore une parfaite illustration de la veulerie de la gauche théocompatible et ses conséquences politiques concrètes. Le mois suivant, Le Monde diplomatique, digne porte-voix de l’ambassade iranienne en France, décrivait de façon totalement impressionniste la situation des étudiantes en Iran, omettant de mentionner que les examens de religion étaient obligatoires à tous les niveaux du secondaire et du supérieur ; « oubliant » également que le régime avait imposé des quotas défavorables aux femmes dans les filières universitaires scientifiques et techniques puisque les femmes étaient devenues majoritaires dans les autres disciplines ; passant sous silence le port obligatoire du tchador, les persécutions contre les jeunes filles ne portant pas des tenues islamiquement correctes, les contrôles vexatoires incessants dans les rues contre les jeunes couples, etc.
Yves Coleman, Ni patrie ni frontières (2007)
NOTES
1. Certains militants d’extrême gauche invertébrés voient dans l’islam la « religion des pauvres » et dans le judaïsme, en quelque sorte par opposition, la « religion des riches », alliés de surcroît à l’impérialisme américain dont les dirigeants actuels sont des fondamentalistes protestants. Ce qui a des conséquences immédiates dans leur relation acritique avec tous les nationalismes du Moyen-Orient et du Proche-Orient, sauf bien sûr le nationalisme juif, le sionisme. La boucle est ainsi bouclée.
2. Le Monde du 3 décembre 2007 a reproduit une peinture murale sur laquelle on voit le Christ, lors de la Cène, entouré par ses 12 apôtres, remplacés par Chavez, Castro, Morales, etc. Une partisane du non a déclaré le jour du référendum : « C’est Dieu qui nous a envoyés Chavez », etc. Cette confusion des genres ne vient pas seulement de la religiosité (toute relative d’ailleurs quand on connaît la façon dont les gens « vivent leur foi ») du peuple vénézuélien, elle vient surtout de l’instrumentalisation de la religion par le pouvoir politique actuel, comme par les précédents d’ailleurs.
3. Il est amusant de constater que nos Nouveaux Théophiles ne s’intéressent pas du tout au réveil évangéliste qui, notamment à travers la pratique des chorales de gospels, s’implante notamment chez les travailleurs antillais des quartiers populaires en France. Mais cela pose un problème à nos subtils analystes de la religion qui voient dans n’importe quelle pratique superstitieuse et rétrograde des peuples « de couleur » « le cri de la créature opprimée » : ce mouvement d’évangélisation des couches populaires est téléguidé par des pasteurs américains qui ont des positions politiques plutôt conservatrices.
4. François Burgat, « La génération al-Quaeda. Les courants islamistes entre “dénominateur commun identitaire” et internationalisation de la résistance ‘islamique’ » in Mouvements n° 36, Les musulmans dans la modernité, novembre-décembre 2004.