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Camillo Berneri : Le prolétariat ne se nourrit pas de curés

Ce texte a été publié en italien sous le titre Anarchismo e socialismo le 18 janvier 1936 et en français dans les Œuvres choisies de Camillo Berneri, parues aux Editions du Monde libertaire en 1988. Nous en publions des extraits. Les coupures sont indiquées par (…). Notre commentaire suit dans un autre article : "Devons-nous baisser la garde face aux religions ? " http://npnf.eu/spip.php?article477&lang=fr
(Ni patrie ni frontières).

Article mis en ligne le 13 juillet 2017

« (…) Eh bien, je déclare, bien que je ne pratique aucun culte et ne professe aucune religion, que je n’en serais pas moins, dans le cours de la révolution italienne, à côté des catholiques, des protestants, des juifs, des Grecs orthodoxes, chaque fois que ceux-ci revendiqueront la liberté religieuse pour tous les cultes. Considérant que j’ai eu l’occasion de constater que mon attitude et mes propos ne recueillent pas l’assentiment général de mes camarades de foi et de lutte, je crois utile d’expliquer mon opinion sur la question, et je le crois utile d’autant plus qu’au-delà de la valeur du principe, j’aperçois des erreurs révolutionnaires porteuses à mon avis de dommages et de dangers très graves. Chaque intellectuel devrait (…) prendre comme devise les mots de Voltaire « Monsieur l’Abbé, je suis convaincu que votre livre est plein de bêtises, mais je donnerai la dernière goutte de mon sang pour vous assurer le droit de publier vos bêtises. »

Aucun anarchiste, dis-je, ne peut repousser ce principe sans cesser d’être anarchiste. Quand, au cours du dernier congrès mondial de l’AIT, je disais aux délégués espagnols qu’il fallait considérer l’anticléricalisme défendu par la CNT et par beaucoup d’éléments de la FAI comme non anarchiste, borné et fou, et que l’un des facteurs de succès des courants fascistes espagnols était cet anticléricalisme, j’avais sous les yeux un texte de délibération rédigé par les anarchistes espagnols où l’on préconisait l’interdiction des pratiques cultuelles tout en tolérant les sentiments intérieurs (comme si ces sentiments n’étaient pas totalement libres sous le talon de Mussolini, comme celui de Hitler et de Staline). L’anticléricalisme prend souvent le caractère de l’Inquisition… rationaliste. Un anticléricalisme non libéral, quelle que soit sa coloration d’avant-garde est fasciste. Non seulement fasciste, mais pas très intelligent.

Malatesta a toujours réprouvé les fanatiques… de la Libre-pensée. En rapportant cette nouvelle parue dans un journal anarchiste (« A Barcelone, une bombe a éclaté dans une procession religieuse, faisant quarante morts et on ne sait combien de blessés. La police a arrêté plus de 90 anarchistes avec l’espoir de mettre la main sur l’héroïque auteur de l’attentat »), Malatesta commentait ainsi, dans le numéro unique de L’Anarchia (août 1896) : « Aucune raison que la lutte pourrait justifier, aucune excuse, rien ; est-il héroïque d’avoir tué femmes, enfants, hommes sans défense parce qu’ils étaient catholiques ? Cela est déjà pire que la vengeance : c’est la fureur morbide de mystiques sanguinaires, c’est l’holocauste sanguinaire sur l’autel de Dieu ou d’une idée, ce qui revient au même ; ô Torquemada ! ô Robespierre ! » Leandro Arpinati (1), à l’époque où il se disait anarchiste, était spécialisé dans la dispersion des processions rouges à Bologna et ailleurs. Mussolini, de bouffe-curés qu’il était est devenu « l’homme de la Providence ». Podrecca (2), directeur d’âneries du journal L’Asino (« l’âne »), est devenu fasciste et grenouille de bénitier.
L’anticléricalisme grossier en vogue en Italie jusqu’en 1914 a exécuté les volte-faces les plus spectaculaires. Il ne pouvait en être autrement puisqu’à la virulence sectaire s’ajoutaient la superficialité intellectuelle et le marchandage de la culture.
L’anticléricalisme en Italie était fasciste quand il interdisait les sonneries de cloches, quand il envahissait les églises, quand il bousculait les prêtres dans les rues, quand il falsifiait l’histoire, quand il s’appuyait sur les faux témoignages d’enfants mythomanes ou de parents cupides pour démasquer un prêtre « cochon » de plus, quand il niait la liberté d’enseignement, quand il rêvait d’interdire aux croyants toute liberté de rite et de culte.

Les résultats ont été ceux que l’on connaît. Les communistes, qui aujourd’hui flirtent avec les chrétiens révolutionnaires de France et avec les chrétiens communistes de Yougoslavie, et qui utilisent Miglioli (3) comme miroir aux alouettes démocrates-chrétiennes de chaque pays, contribuèrent en 1919 et en 1920 avec les socialistes extrémistes, à pousser le Partito popolare (catholique) vers l’alliance avec le fascisme. Les républicains, oubliant Mazzini là où ils étaient majoritaires, tombèrent eux aussi dans l’anticléricalisme grossier et accablant. La subversion et le rationalisme démocrate maçonnique furent en Italie cléricalement anticléricaux.
Urbain Gohier écrivait dans l’un de ses perspicaces articles (Leur République, Paris 1906) : « Le cléricalisme n’est pas l’attachement fanatique à un dogme donné ou à certaines pratiques, c’est une forme particulière de la pensée, qui s’exprime surtout par l’intolérance. La plus grande partie des soi-disant anticléricaux d’aujourd’hui sont des cléricaux protestants ou des cléricaux juifs, qui combattent la religion catholique au profit de la leur ; ou bien des sectaires maçonniques encombrés de vains préjugés, de vaines cérémonies et de bibelots encore plus ridicules que ceux du clergé. Leurs principaux meneurs sont des ex-prêtres ou des ex-moines qui ne peuvent pas se débarrasser de leurs habitudes mentales acquises précédemment et qui rétablissent dans la Libre-pensée des Noëls païens, des Pâques socialistes, des baptêmes civils, des communions et surtout des excommunications, et remplacent les jeûnes, les évangiles, les credos, les catéchismes et les billets de confession par des banquets. » Cette catégorie de prêtres de la Libre-pensée a prévalu en Italie comme en France et en Espagne. En Italie, aucune revue « rationaliste » n’a eu l’importance culturelle de la Civilta cattolica des jésuites, de la Rivista neotomistica des catholiques, du Bylichnis des protestants, du Coenobium spiritualiste. Les plus sérieux des historiens des religions en Italie ont été prêtres catholiques ou protestants, et il n’y a pas eu un seul « rationaliste » qui ait la préparation culturelle, en matière religieuse, d’un Turchi, d’un Fracassini, d’un Bonaiuti, etc. En Italie, il y avait encore en 1919 et en 1920, le scandale des revues comme Satana de Rome, dirigée par des ânes présomptueux qui critiquaient la religion avec des arguments ridicules et qui publiaient des articles d’une pauvreté d’idées et de documentation qui faisait pitié.

A l’ignorance et la stupidité de cet anticléricalisme faisait pendant l’intolérance qui, en France, sous l’hégémonie franc-maçonnique, conduisait à exclure des universités des prêtres de grande valeur uniquement parce qu’ils étaient prêtres. Ainsi, une chaire fut refusée au père Scheil, une des plus grandes autorités en matière d’assyriologie. De lui, Morgan dit dans son traité Les premières civilisations : « Aujourd’hui en Europe, on peut à peine compter quatre ou cinq savants de ce type dont l’opinion fait autorité, et parmi eux, il y a V. Scheil que j’ai eu la chance et l’honneur d’avoir comme collaborateur pour mes travaux en Perse. Son nom restera pour toujours lié à sa magistrale traduction des lois d’Hammourabi et au décryptage des textes élamites, véritable tour de force accompli sans l’aide d’un bilingue. » Les anticléricaux ne s’émouvaient pas du tout du fait qu’à un savant de réelle valeur fût refusée la chaire d’assyriologie au Collège de France, parce qu’à leur avis, un prêtre n’aurait pas eu l’impartialité nécessaire pour traiter des matières qui ont à voir avec les études bibliques.

J’ai eu comme professeur d’histoire des religions, à l’université de Florence, le professeur Fracassini, qui était prêtre, et, dans le cercle des études philosophiques de cette ville, j’ai eu l’occasion d’écouter certains conférences du professeur Bonaiuti, prêtre lui aussi. Eh bien, je n’hésite pas à déclarer que je n’ai jamais entendu traiter des questions religieuses avec moins de préjugés philosophiques, avec une plus grande rigueur scientifique, avec une plus grande netteté.
Si presque tous les anticléricaux refusent de croire qu’il puisse y avoir des prêtres intelligents, cultivés et exerçant sérieusement et honnêtement leur fonction, de ministre du culte catholique, protestant ou juif, cela signifie que presque tous les anticléricaux sont, à leur façon, des cléricaux. L’anticléricalisme, déjà philosophiquement pauvre et scientifiquement tracassier et superficiel, a été en outre en Italie, et est encore en France et en Espagne, borné dans sa perception du problème social.

Le « danger clérical » a été utilisé en Italie comme substitutif par la bourgeoisie libérale et par le radicalisme ; en France, depuis 1871, la lutte contre l’Eglise a permis à la bourgeoisie républicaine d’éviter les réformes sociales. En Espagne, le républicanisme à la Lerroux (4) a joué, lui aussi la carte de l’anticléricalisme, qui, mis en pratique par la gauche, a permis à la coalition catholique fasciste de se développer. Il faut en finir avec cette spéculation. Le prolétariat ne se nourrit pas de curés. Et les révolutionnaires socialistes savent que la hiérarchie et les privilèges de l’Eglise sont une chose, et que les sentiments religieux et les cultes en sont une autre. Le droit au baptême ne peut être mis sur le même plan que les garanties pontificales. Les couvents franciscains ne peuvent pas être pris pour la banque catholique. Le prélat fasciste ne peut être confondu avec le prêtre qui ne s’est jamais plié au fascisme. Les organisations syndicales catholiques se sont démontrées capables, comme en Lomellina, de grèves, de sabotages, d’occupations de terres, et dans la révolution de demain, il serait stupide de se mettre à dos, à cause d’un jacobinisme anticlérical, une grande partie du prolétariat rural en mesure d’entrer dans le jeu des forces révolutionnaires et socialistes.

Les anarchistes doivent avoir foi dans la liberté. Quand l’instruction sera ouverte à tous, quand la misère du prolétariat aura disparu, quand les classes moyennes se seront modernisées, le clergé ne pourra plus, une fois perdus ses privilèges de caste, remplir entièrement ses fonctions. Déjà, dans l’après-guerre, les séminaires étaient dépeuplés et, souvent, il y avait de jeunes prêtres qui, une fois le titre professionnel obtenu, jetaient leur soutane aux orties. Quand, dans chaque village, les cercles culturels, les cercles récréatifs, les associations sportives et de théâtre amateur, le cinéma, la radio, etc., éloigneront la jeunesse de l’Eglise et des cercles récréatifs catholiques ; quand une vie de couple plus harmonieuse permettra à la femme d’échapper aux charmes de la confession et au besoin de réconfort religieux ; quand face au dogme il y aura la chaire du maître et que le prêtre ne sera plus appelé à pontifier mais à un débat public et ouvert ; quand, enfin, le grand souffle de la révolution aura balayé presque tous les éléments qui renforcent et corrompent le clergé et qui se soumettent à son pouvoir : l’ignorance de l’enfance, la jeunesse sans horizons, la féminité frustrée et avide de soutien moral, alors qu’en sera-t-il du « danger clérical » ?

Quand la révolution aura gagné les esprits, les églises ne seront plus que les monuments d’une puissance abattue, comme l’arc impérial et les châteaux féodaux ; leurs cloches seront silencieuses, leurs nefs vides de chants liturgiques, leurs autels dépouillés d’or et de cierges. Mais tant qu’elle sera victorieuse sur les choses, muette et travestie sous le regard inquisiteur des Jacobins, vaincue et dispersée en apparence, mais sous les cendres plus que jamais vivante, l’Eglise ressuscitera tôt ou tard, peut-être renforcée. L’anticléricalisme anarchiste ne peut être ni antilibéral ni simpliste.

Camillo Berneri (1936)

Notes

1. Leandro Arpinati (1892-1945). Socialiste, puis anarchiste, il adhère à l’Union sacrée en 1913 puis se rapproche de Mussolini à la fin de la guerre. Se rend tristement célèbre par ses expéditions punitives contre les ouvriers de la région de Bologne. Tué à la libération par les partisans communistes.

2. Guido Podrecca (1864-1923). Journaliste socialisant, il fonde en 1893 l’hebdomadaire L’Asino spécialisé dans la propagande anticléricale superficielle et vulgaire. Partisan de la guerre contre l’Autriche, il devient l’un des plus proches collaborateurs de Mussolini.

3. Guido Miglioli (1879-1954). Syndicaliste catholique proche du Parti communiste, il travailla étroitement avec ce parti dans son exil en France.

4. Garcia Lerroux (1864-1949). Homme politique espagnol de tendance radicale, il assuma à plusieurs reprises des responsabilités dans le gouvernement de la république espagnole.