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Angry Workers of the World
6 janvier 2020
Nous avons écrit ce bref rapport sur les élections et ses conséquences pour les camarades vivant dans d’autres pays ...
Boris Johnson a remporté les élections en brandissant la promesse la plus facile de toutes : « Si vous me donnez la majorité, je ferai passer le Brexit au Parlement dans les semaines qui viennent et, ensuite, je dépenserai de l’argent pour les hôpitaux et la police. »
Ce discours manifeste un virage populiste au sein du camp conservateur. La stratégie des conservateurs a fonctionné, mais leur succès repose sur leur capacité à tracer une nouvelle frontière politique autour de la nation anglaise, au détriment des autres régions du Royaume-Uni. Le « Brexit Deal » de Boris Johnson a vendu l’intégrité du Royaume-Uni et a ainsi aidé le SNP, Parti nationaliste écossais, à remporter les élections. Le SNP bénéficie de l’annonce de Boris Johnson selon laquelle il n’y aura pas de second référendum sur l’indépendance – le tout pourrait se transformer en une version plus lamentable du conflit national catalan. Le fait que, peu avant les élections, Boris Johnson ait envoyé le Parlement en vacances prolongées (et illégales) n’a pas entamé sa popularité, auprès de celles et ceux qui considèrent la classe politique actuelle comme incapable et arrogante et qui ne réfléchissent pas beaucoup au système politique en général.
Trois années de négociations farfelues autour du Brexit ont été frustrantes et beaucoup de gens voulaient que le résultat du référendum soit reconnu, même s’ils avaient eux-mêmes voté pour rester au sein de l’Union européenne. Les voix qu’ont perdues les travaillistes ont profité davantage aux partis favorables au maintien dans l’UE (Libéraux démocrates, Parti nationaliste écossais et Verts) qu’aux conservateurs, mais le nombre d’électeurs travaillistes qui n’avaient pas envie d’aller voter a sans doute été encore plus important. Le taux de participation est passé de 68,8 % en 2017 à 67,3 % en décembre 2019.
Les médias ont montré de quel côté ils se trouvaient. La gauche ne cesse de souligner que, depuis que Rupert Murdoch occupe une position de monopole dans les médias, aucun candidat travailliste, à l’exception de Tony Blair, n’a remporté d’élection – et que Blair a agi en réalité comme le parrain d’une des filles de Murdoch (ce qu’il est effectivement).
La majorité des électeurs conservateurs ont plus de 45 ans ; leur niveau d’éducation est relativement plus modeste que la moyenne ; ils ont voté pour le Brexit et ne vivent pas dans les grandes villes. La gauche travailliste se demande pourquoi les catégories marginalisées de la population ont voté pour un clown élitiste comme Boris Johnson et non pour un programme qui leur promettait un accès gratuit à l’internet à large bande et aux universités, et qui défendait l’emblématique NHS (Système national de santé).
Nous pouvons avancer quelques explications qui vont au-delà de simples considérations sur les effets d’un mauvais marketing électoral. Les travailleurs des régions les plus démunies du pays ne font pas confiance à l’appareil politique que le Parti travailliste veut maintenant utiliser pour leur fournir de nouvelles prestations sociales. Il y a peu de liens entre la participation populaire aux élections et l’administration de l’Etat, ce qui signifie que le Manifeste travailliste est apparu comme une liste destinée au Père Noël. Le Parti travailliste n’a pas présenté un ennemi de classe explicite qu’il faudrait battre pour obtenir les moyens financiers nécessaires à la réalisation du programme du parti.
Au contraire, le Labour a évoqué une alliance avec les entrepreneurs créatifs et les petites entreprises et John McDonnell (1) a annoncé avec une certaine fierté qu’une part importante des banquiers serait favorable à son programme. En effet, après l’effondrement de Carillion (2) en mai 2018, même le secteur financier a considéré qu’une renationalisation partielle de l’infrastructure externalisée pourrait être une option viable.
En fin de compte, la seule chose que le corbynisme a réussi à renationaliser c’est sa frange de gauche. La campagne électorale a été frénétique ; des milliers de bénévoles ont passé des jours à parcourir le pays dans tous les sens afin de frapper aux portes des circonscriptions marginales. L’écrasante majorité des sympathisants de gauche ont participé à la campagne électorale et à l’euphorie frénétique d’une manière ou d’une autre. Ils ont accueilli les résultats des élections comme un véritable coup de pied dans les dents.
Au moins, les résultats des élections ont créé un débat collectif, et pas seulement sur le résultat, mais sur la politique en général. Le Brexit avait déjà forcé la gauche – et les travailleurs en général – à se pencher sur des banalités telles que la composition de l’économie nationale, par exemple la question de savoir si leurs médicaments contre le diabète sont importés ou produits localement.
Maintenant, les résultats des élections forcent la gauche à se pencher sur quelque chose qui ressemble à la composition de classe, même si sa vision est déformée par des lunettes focalisées sur la politique électorale. Qu’est-ce qui différencie la perspective politique d’une classe ouvrière plus jeune et plus instruite dans les grandes villes de celle des ouvriers appartenant à une génération plus âgée et plus provinciale ? Ces derniers ne voient pas beaucoup les effets de la richesse métropolitaine (qui pourrait être redistribuée) et ne sont pas témoins des quelques moments d’action collective, comme les grèves dans les universités ou les émeutes de Londres. Ce fossé ne peut être comblé par quelques jours de safari électoral dans l’arrière-pays des « sans dents ». Il faut tenir compte de considérations plus intelligentes.
Une autre fraction des partisans de Corbyn, sous la direction idéologique de personnes comme Paul Mason, évoque la nécessité d’« alliances progressistes » contre l’extrême droite au gouvernement et appelle le parti travailliste à revenir sur le terrain central de la politique.
D’autres, comme l’escroc stalinien George Galloway, ont formé le Parti des travailleurs de Grand Bretagne pour un Brexit de gauche, en faisant des courbettes devant la « vraie » classe ouvrière qui boit de la bière, regarde les matches de football et parle les dialectes locaux.
Dans son premier discours de candidature, Rebecca Long-Bailey, la candidate de la direction du Labour qui est largement considérée comme la véritable représentante de la ligne Corbyn, évoque la nécessité d’un « patriotisme progressiste », flirtant ainsi avec une compréhension culturelle similaire de ce qu’est censé être la classe ouvrière.
Ces déviations politiques mises à part, beaucoup font maintenant allusion à la nécessité d’un « véritable processus d’enracinement » au sein de la classe ouvrière. Les organisations communautaires (3) , telles que Acorn (4) qui organise entre autres des syndicats de locataires, ont vu leurs effectifs augmenter de manière significative depuis le résultat des élections.
Si « s’enraciner » au sein de la classe est une bonne chose, la question reste de savoir comment et dans quel but. Acorn est née aux Etats-Unis, pays où l’organisation a recueilli des données sur les électeurs pour les démocrates. Au Royaume-Uni, son financement initial proviendrait apparemment de sources gouvernementales du projet de « Grande Société » du politicien conservateur David Cameron. Nous devons souligner ici que la décision initiale de s’engager dans la politique électorale n’a pas de rapport avec des efforts sérieux pour s’implanter dans la classe ouvrière et construire son pouvoir ; au contraire elle détourne et concentre les efforts vers de tout autres objectifs. Il est étonnant de voir combien de jeunes camarades partisans d’un « socialisme démocratique » nous expliquent que la transformation sociale permettant de passer du statu quo néolibéral actuel à un gouvernement socialiste prendra entre 20 et 30 ans. Où sont passés l’enthousiasme et l’impatience de la jeunesse ? !
De même, dans les discussions, certains de ces camarades décrivent les grèves de l’« Hiver du mécontentement (5) » de 1979 comme « lamentables », car elles auraient contribué à mettre le gouvernement Thatcher au pouvoir.
Pendant que la gauche guérit ses blessures, le gouvernement agit. Johnson a non seulement réussi à faire passer son accord au Parlement, mais aussi une nouvelle loi qui limite la période de négociation d’un nouvel accord commercial à onze mois. Cela signifie que le pari d’un « Brexit sans accord » est toujours sur la table. Johnson n’a rien d’autre à offrir que des accélérations imprudentes alors qu’il s’approche d’un mur de briques.
Dans la déclaration politique de son accord, Johnson convient que le Royaume-Uni et l’UE éviteraient une spirale descendante de la concurrence en abaissant les normes environnementales et d’autres normes réglementaires. Les bureaucrates de l’UE peuvent utiliser cela comme une sorte de bouchon formel qu’ils pourront retirer une fois que les négociations n’auront pas abouti. Trump a annoncé à son tour en octobre que la position de Boris Johnson ne permettra aucun accord commercial avec les États-Unis, étant donné qu’il empêcherait une expansion des exportations américaines de produits agricoles ou pharmaceutiques.
L’UE représente 49% du commerce extérieur du Royaume-Uni, les Etats-Unis 15%, et les systèmes de production de l’UE et du Royaume-Uni sont beaucoup plus imbriqués. Il s’avérera tôt ou tard que même une majorité considérable au Parlement est un tigre de papier lorsqu’il s’agit de « mettre en œuvre le Brexit ». Les conséquences des récentes frappes militaires américaines en Iran montrent que la classe politique britannique est coincée entre le régime américain, qui la relègue au rang de partenaire subalterne, et la bureaucratie de l’UE, qui peut utiliser la dépendance économique du Royaume-Uni comme levier politique.
Alors que le débat prolongé sur l’utilité de voter et les élections a répandu la dépression et l’anxiété au sein de l’ex-gauche radicale, il a créé une frustration parmi les travailleurs de quatre usines alimentaires où nos camarades ont essayé d’organiser une grève pour une livre d’augmentation pour tous. Ils ont organisé des pique-niques familiaux, des matchs de cricket et des manifestations aux portes des usines afin de mobiliser leurs collègues.
La direction du syndicat et la direction ont forcé les travailleurs à participer à un vote indicatif (ce n’est qu’un test, pas la vraie négociation !) afin de décider s’ils acceptaient ou non l’offre salariale dérisoire de la direction. Les négociations salariales ont donc duré plus d’un an. La direction était satisfaite de cette situation et le GMB (6) craignait les conséquences juridiques au cas où ils n’auraient pas épuisé toutes les possibilités de négociation. Le GMB exige une participation de 66 % aux votes indicatifs (alors que les véritables votes n’exigent légalement que 50 %) par crainte que le vote ne soit pas « représentatif ». Ils ont certainement découragé les travailleurs en retardant le vote jusqu’à ce que tout le monde en ait assez, alors qu’une grève aurait eu un petit impact et que les gens veulent juste un peu plus d’argent dans leur poche. En fin de compte, les travailleurs ont accepté une augmentation de salaire de 16 pence au-dessus du salaire minimum actuel. Ce cirque électoral a abouti à un résultat dérisoire !
Quelques jours après que les travailleurs ont accepté l’offre, le gouvernement de Johnson a annoncé qu’il allait augmenter le salaire minimum de 6%, donc qu’il passerait à 8,74 livres de l’heure, soit une augmentation de 53 pence. Maintenant, la direction de l’usine alimentaire devra nous verser une augmentation qu’elle a prétendu ne pas pouvoir payer – et de nombreux travailleurs l’ont crue. Pour les femmes qui travaillent sur les chaînes de montage, c’est un signe qu’elles peuvent attendre plus d’un gouvernement populiste que de leur « propre » syndicat. Il est temps d’organiser le pouvoir de la classe ouvrière en ignorant les procédures frustrantes de la politique parlementaire et syndicale !
NOTES
1. D’origine ouvrière, ce syndicaliste a fait des études universitaires, a travaillé pour le syndicat des mineurs, puis à la municipalité de Londres, et a enfin été élu député. Considéré comme membre de l’aile « gauche » du Labour, il est membre du cabinet fantôme du Parti travailliste depuis 2015 (NdT).
2. Cette entreprise, qui employait 43 000 personnes, s’occupait de la gestion et de la maintenance de bâtiments (prisons, hôpitaux, logements dans les casernes), d’infrastructures routières ou ferroviaires, de repas dans les écoles et les hôpitaux, mais construisait aussi des bâtiments et des infrastructures de génie civil (bureaux, commerces, hôpitaux, écoles, routes, etc.) pour l’Etat et les collectivités locales (NdT).
3. Il ne s’agit pas ici d’organisations religieuses mais qui sont implantées dans les quartiers (communities) d’une ville ou d’une banlieue. En français on dirait plutôt « organisations citoyennes » (NdT).
4. Acronyme pour Association pour l’organisation communautaire et la réforme immédiate. S’est notamment impliquée dans la défense des locataires, des personnes privées d’assurances maladie ou des créditeurs endettés après la crise des subprimes. Financée par des fonds publics, elle s’est dissoute en 2010 (NdT).
5. Cette période (1978-1979) vit les grèves éclore au Royaume uni : fossoyeurs, éboueurs, salariés des hôpitaux, ouvriers de l’industrie automobile, camionneurs, etc., se battirent pour leurs revendications (NdT).
6. Ce syndicat généraliste a plus de 600 000 membres dans de nombreuses industries, en majorité des travailleurs manuels (NdT).