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A propos de "Histoire algérienne de la France" de Nedjib Sidi Moussa, PUF, 2022
Article mis en ligne le 28 octobre 2022

Contrairement à ce qu’affirme son titre, ce livre n’est pas vraiment une « histoire algérienne de la France », si l’on entend par là une histoire des Algériens en France ou une histoire des rapports entre Français et Algériens dans l’Hexagone. Ce n’est pas non plus une étude de psychologie sociale, ou de psychanalyse des peuples algérien et français, comme deux pages de l’introduction me l’avaient fait craindre. L’auteur s’est fixé une tâche plus concrète et réaliste : reconstituer des débats politiques et idéologiques qui ont eu lieu sur sept questions sensibles. L’auteur nous offre un éclairage stimulant sur les liens intimes qui se perpétuent entre « la France » et « l’Algérie » ; il tente de dégager des problématiques foisonnantes que d’autres travaux ultérieurs exploreront, du moins nous l’espérons. Bien que l’auteur traite essentiellement de la période 1962-2016, son livre n’est ni un récit chronologique ennuyeux, ni une compilation d’articles hétéroclites qui auraient été publiés antérieurement dans diverses revues. C’est un vrai livre solidement construit et Nedjib Sidi Moussa sait où il veut nous emmener, même s’il a choisi un chemin qui peut sembler escarpé et sinueux pour mieux stimuler notre curiosité et ne pas nous assener une interprétation dogmatique. Dans ce livre, il explore sept thèmes très différents :
  le renversement du colonel Boumedienne en 1965, et la façon dont ce tournant de la révolution algérienne fut abordé par les anticolonialistes comme par les nostalgiques de l’Algérie française ;
  l’affaire Dalila Maschino en 1978, jeune femme algérienne enlevée par sa famille pour empêcher son mariage avec un Français ; et notamment les réactions variées des féministes françaises et algériennes ;
  la « Marche pour l’égalité », dite « marche des Beurs » de 1983, soit l’irruption massive de la « jeunesse des quartiers populaires » sur la scène politique et les illusions et les réactions qu’elle provoqua ;
  le procès de Klaus Barbie et ses répercussions tant en France qu’en Algérie, en 1987, à travers les discours antisémites et négationnistes de l’avocat Vergès, comme de certains journalistes ou responsables algériens ;
  le « contrat de Rome », c’est-à-dire la tentative de médiation entre les islamistes algériens, le régime et diverses forces politiques en 1995, médiation qui provoqua des réactions très vives en Algérie comme en France mais n’aboutit pas ;
  le match de football France-Algérie durant lequel La Marseillaise fut sifflée et la pelouse du Stade de France envahie par certains supporters de l’Algérie ce qui interrompit le match en 2001, événements qui furent surinterprétés de part et d’autre de l’échiquier politique français ;
  et l’ « affaire Kamel Daoud » qui éclata en 2016 suite à un article de cet écrivain critique par rapport à son pays comme par rapport à l’Europe (2016) et dont la pensée subtile échappa aussi bien à ses défenseurs qu’à ses détracteurs.
Comme on le voit, l’auteur n’évoque ni la vie quotidienne difficile des Algériens, ou de leurs enfants et de leurs petits-enfants en France et en Algérie, au cours des soixante dernières années, ni les relations entre Français et Algériens dans les quartiers populaires ou les entreprises, ou entre Gaulois descendants de Vercingétorix et Franco-Algériens de la 2e, 3e ou 4e génération. L’auteur a choisi un échantillon restreint d’événements qui ont suscité des débats politiques dans des milieux militants, du côté de la gauche et de l’extrême gauche anticolonialistes et antiracistes (en principe) comme du côté de l’extrême droite.
Pour ce faire, l’auteur s’est appuyé sur beaucoup de citations intéressantes de groupes inconnus du grand public comme d’organisations ou d’individus tristement célèbres. Ceux qui chercheraient dans ces sept études thématiques une interprétation simplette, un discours automatique prémâché, seront déçus. Les citations nombreuses et contradictoires obligent constamment le lecteur à réfléchir, à retourner dans les méandres de sa mémoire s’il a connu certains de ces événements, et à se demander si finalement il ne devrait pas d’urgence combler ses lacunes historiques et repenser toute une série de questions.
Le seul « reproche » que je ferai à ce livre (mais c’est sans doute lié à un malentendu de ma part quant à l’interprétation du titre) c’est qu’il me semble très éloigné des préoccupations des Algériens immigrés en France et spécialement des « sans papiers », du moins de ceux que je côtoie depuis 2008. La plupart s’intéressent peu à la politique d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée ; ils veulent surtout que leurs enfants reçoivent une bonne éducation ici, voire simplement mieux s’en sortir matériellement qu’au pays ; ils frémissent à chaque polémique médiatique lancée en France contre les « musulmans » ou les « étrangers délinquants » mais ils n’ont pas forcément une grande sympathie pour (ou solidarité avec) leurs compatriotes « clandestins » arrivés après eux ; parfois certains s’emportent contre les allocations-chômage (« une prime pour les feignants »), ou ils vantent les mérites de la peine de mort (« en islam une vie se paie par une vie »), tout en expliquant qu’ils font le sacrifice de « donner leurs enfants à la France » pour le plus grand bénéfice de leur patrie d’accueil. Bref, les débats des mondes militants évoqués par l’auteur me semblent bien loin de leurs préoccupations… Mais je peux me tromper
Espérons que l’auteur trouvera bientôt le temps, le soutien institutionnel et l’énergie pour explorer toutes les questions ici brièvement évoquées ou pointées (en effet, il enseigne en collège pour subvenir à ses besoins et n’a pas intégré le gratin universitaire et encore moins celui du CNRS). Car le refus de « la France » de se regarder dans le miroir, tout comme le refus de « l’Algérie » postcoloniale de se livrer à cette opération, ne peuvent qu’entretenir des rancœurs réciproques voire des haines dangereuses. Nous avons tous pu le constater récemment sur les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux xénophobes qui, tels des charognards, se précipitent sur le moindre fait divers tragique en France ou le moindre événement sanglant dans le monde dit « arabo-musulman » pour dresser les uns contre les autres les individus de toutes origines qui vivent et cohabitent dans l’Hexagone.
En restaurant une complexité bienvenue, sans sombrer dans une hypocrite neutralité universitaire ou dans le confusionnisme des intellectuels qui veulent ménager la chèvre identitaire de gauche et le chou nationaliste de droite, ce livre nous ouvre des pistes de réflexion très utiles.

Y.C., Ni patrie ni frontières, 28 /10/2022