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Marcel Stoetzler : Apprendre du pouvoir des choses : travail, civilisation et émancipation chez Horkheimer et Adorno dans Dialectique de la Raison (2019)
Article mis en ligne le 17 août 2021

Cet article propose une nouvelle lecture du livre emblématique de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Dialectique de la Raison (Dialektik der Auflärung , 1947). Horkheimer et Adorno partent du constat que le progrès libéral, humain et social moderne a basculé dans une nouvelle forme de barbarie mais ils refusent explicitement de transformer cette observation en un rejet de l’Aufklärung et de ses valeurs en tant que telles. Au contraire, leur vision dialectique cherche, même dans le moment le plus sombre de l’échec de la civilisation, ici incarné par l’Holocauste, des raisons de défendre une forme de civilisation humaine plus consciente d’elle-même et plus éclairée. La théorie dialectique ne rejette pas l’idée du progrès qui reste centrale dans la plupart des théories libérales et socialistes, mais elle la réarticule. Dans quelles conditions les instruments de la Raison et de la civilisation, y compris la rationalité scientifique et technologique, l’organisation sociale et la productivité générale, peuvent-ils servir à l’émancipation... ou à la barbarie ? Telle est l’une des questions centrales que se posent Horkheimer et Adorno. Se gardant de toute attaque positiviste contre la métaphysique et la pensée utopique, nos deux auteurs souhaitent que la Raison soit fondée sur une pensée critique, non empiriste, qui transcende la réalité, pour qu’elle serve l’émancipation plutôt que la domination. L’esprit humain s’atrophie lorsqu’il est privé de sa liberté de mouvement. La discussion philosophique plus abstraite de la Dialectique de la Raison repose sur l’analyse de plusieurs matériaux historiques spécifiques, dont l’interprétation de l’antisémitisme moderne. Dans ce contexte, Horkheimer et Adorno combinent une analyse marxiste des aspects de la continuité entre gouvernance libérale et gouvernance fasciste (analyse fondée sur les concepts de la forme-marchandise et de la forme-salaire des rapports sociaux modernes), avec une interprétation anthropologique des pogroms et des génocides qu’ils définissent comme des « rituels de la civilisation ». La civilisation vise à libérer la vie humaine du travail mais elle le fait en organisant et en intensifiant le travail, la discipline et l’identité ; en générant du ressentiment ainsi qu’en formatant et détruisant la pensée. La civilisation suscite donc une colère, une fureur, contre ceux qui sont considérés comme les représentants de niveaux de civilisation plus « primitifs » et contre leurs éléments moteurs. Néanmoins, selon Horkheimer et Adorno, la Raison engendre elle-même les moyens de surmonter son propre piège. Les « forces et les choses » qu’elle produit servent la domination, mais encouragent également les humains à la dépasser : la réification des moyens de domination – la connaissance, en particulier – sert de médiateur au pouvoir, elle le modère et le démocratise potentiellement.