David Baddiel est une personnalité très médiatique au Royaume-Uni. Comédien de stand up, auteur de plusieurs romans mais aussi de livres pour enfants, animateur d’émissions télévisées, fan et commentateur de foot, etc., il est, selon ses propres dires, « le Juif le plus connu du Royaume Uni ». Son court essai tourne autour d’une idée simple : la gauche et plus généralement ce qu’il appelle les « progressistes » ont établi une hiérarchie entre les racismes et les oppressions. Or l’antisémitisme occupe la dernière place, en bas de l’échelle d’importance des discriminations...quand la gauche daigne même y faire figurer les Juifs. Jusque-là, son essai me semblait viser juste.
Avant de lire ce livre, j’avais néanmoins regardé une longue interview de Baddiel sur « Triggernometry », et elle avait plutôt refroidi mon enthousiasme initial.... Pour ceux qui n’en ont jamais entendu parler, il s’agit d’une émission réalisée par deux youtubeurs anglophones qui prétendent avoir été (directement ou indirectement) victimes du racisme. Ils invitent à leur show des intellectuels, des politiciens ou des militants conservateurs, de droite voire d’extrême droite (Nigel Farage, par exemple). Leur objectif avoué est de combattre, au nom de « l’intelligence » et de la « liberté de pensée », les arguments de la gauche, des « guerriers de la justice sociale » (social justice warriors) – traduire : des altermondialistes, des écologistes, des féministes, des postmodernes, des décoloniaux, des antiracistes, de l’extrême gauche, etc.
Ayant une trentaine d’années et étant comédiens de profession, ces deux animateurs servent à leurs 220 000 abonnés un discours complètement réac sous un emballage cool, « drôle » et décontracté. Bref, ils diffusent de la propagande efficace, comme la gauche ou l’extrême gauche sont totalement incapables d’en produire sur les réseaux sociaux pour défendre leurs propres causes.
Comme j’avais entendu parler du livre de Baddiel par des copains plus respectables que ces deux loustics, je me suis quand même décidé à lire son bouquin.
Dans son ouvrage, Baddiel est très prudent lorsqu’il parle de « l’antisémitisme à gauche » (je préfère utiliser l’expression d’« antisémitisme de gauche » http://npnf.eu/spip.php?article258 ). Avec ce livre, il a voulu s’adresser gentiment à des gens de gauche, ne pas les choquer ou les critiquer trop durement. Il est favorable aux « politiques de l’identité » dont il utilise le vocabulaire à satiété (« privilège blanc », « cisgenre », etc.) et il ne voit pas le lien entre les politiques identitaires de gauche et l’antisémitisme de gauche, lien pourtant évident ; il se refuse à critiquer les idées postmodernes ou les identitaires de gauche. Il ne comprend pas donc pourquoi l’antisémitisme rôde autour, et à l’intérieur, de la gauche et de l’extrême gauche depuis plus d’un siècle.
En réalité, l’antisémitisme est une idéologie révolutionnaire antibourgeoise, aux apparences anticapitalistes et antisystème, qui prend pour cible dans son discours les États existants et les classes dirigeantes (cf. les travaux de Francesco Germinario et ma série de comptes rendus http://npnf.eu/spip.php?article826 et http://npnf.eu/spip.php?article827 – d’autres suivront). En tant qu’idéologie « anticapitaliste », l’antisémitisme ne dérange pas grand-monde à gauche ou à l’extrême gauche parce que ces militants pensent pouvoir tirer profit de ce ressentiment populaire contre « les élites », « l’oligarchie » « l’establishment » ou les « 1% ».
Cette attitude est ancienne puisqu’elle a commencé avec les sociaux-démocrates autrichiens et allemands à la fin du dix-neuvième siècle : ces derniers croyaient déjà que les antisémites pouvaient aider la cause de la Révolution en mobilisant les « masses » (à l’époque, les petits agriculteurs, la petite bourgeoisie traditionnelle et les cols blancs, principalement les petits fonctionnaires). Et, du côté anarchiste, je pourrais aussi citer les propos racistes que Proudhon et Bakounine ont tenus sur les Juifs, suivis par bien d’autres anarchistes (Paul Rassinier étant sans doute le dernier parmi les plus connus de la liste). Il s’agit donc d’une vieille pandémie au sein du mouvement ouvrier, bien ancrée dans la tête de célèbres penseurs révolutionnaires, sans parler de la sinistre réalité dans les États qui osaient s’appeler « socialistes ». Baddiel n’aborde absolument pas l’histoire de l’antisémitisme, alors que la démarche historique est la seule façon sérieuse d’entamer une discussion sur ce sujet. Corbyn, qui a été attaqué par la droite pour sa passivité voire sa complaisance vis-à-vis de l’antisémitisme mais a été défendu par la gauche et l’extrême gauche britanniques comme un dirigeant irréprochable, n’est que le dernier d’une longue liste de sociaux-démocrates, communistes, trotskistes et anarchistes qui ont sous-estimé l’antisémitisme au sein de la gauche et de la classe ouvrière. Ou pire encore, qui ont pensé que cette idéologie avait une dimension potentiellement anticapitaliste.
Bien que le livre de Baddiel comprenne beaucoup d’anecdotes révélatrices sur la gauche britannique, il participe à une idéologie identitaire de gauche qui renforce l’antisémitisme, tout autant que l’idéologie identitaire de droite. De plus, son livre soulève quelques problèmes supplémentaires :
1) étiqueter les Juifs comme une « minorité ethnique », comme il le fait, crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Se sentir ou être juif a de nombreuses significations, et la notion d’ethnicité me paraît à la fois limitative et ambiguë : si j’en crois les synonymes des mot ethnicité ou ethnie dans le dictionnaire Merriam-Wesbster, « ethnicity » signifie « nation, nationalité, race ». Aucun de ces termes ne correspond à la définition de Baddiel, qui s’affirme fier d’être britannique et athée (pour lui, être juif n’est donc lié ni à la religion, ni à la nationalité, et encore moins à la race). Sans compter que, dans la plupart des cas, ethnicité ou ethnie ne sont que des mots politiquement correct ou hypocrites pour désigner la « race ». .... Il serait peut-être plus adéquat de parler, pour les Juifs, d’une « minorité culturelle et religieuse », mais est-ce suffisant voire même utile de raisonner en termes de minorité ? Comprendrons-nous mieux l’antisémitisme (ou le racisme, ou le sexisme) si nous utilisons uniquement la ligne de démarcation majorité/minorités pour expliquer ces phénomènes ?
2) Baddiel répète qu’il est athée mais prétend que Jésus était « brun » (« brown » étant une appellation qui couvre un éventail très large, des Arabes aux Turcs, en passant par les Perses, les Latino-Américains, Juifs dits orientaux voire les métis) ou « noir ». En dehors de mon opposition à ces catégories raciales-identitaires (brun ou noir sont des concepts racistes, cf. http://www.mondialisme.org/spip.php?article2805), nous n’avons aucune preuve que « Jésus » ait jamais existé. Il s’agit, pour l’instant et jusqu’à preuve du contraire, d’un personnage mythique et non d’un personnage historique. Curieux athée, donc, que ce Baddiel qui croit en l’existence de Jésus et s’embarque dans des discussions sur la couleur de peau du « Fils de Dieu » !
3) Baddiel semble penser que l’antisémitisme de gauche serait principalement un phénomène INCONSCIENT. Il fournit ainsi une échappatoire parfaite aux antisémites de gauche (conscients ou inconscients, je m’en fous !) qui après avoir lu ce livre s’exclameront « Qui êtes-vous, monsieur Baddiel, pour lire et interpréter mes pensées inconscientes ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’inconscient de la gauche ? » alors qu’ils propagent, en toute bonne conscience, des stéréotypes anti-juifs et antisémites depuis 150 ans.
4) L’auteur tartine beaucoup sur l’importance de présenter des excuses. Ses propres excuses pour avoir « blackfaced » (caricaturé à la télévision en se grimant en Noir), Jason Lee un joueur de football britannique il y a 25 ans. Il évoque aussi les excuses de beaucoup de personnes célèbres, excuses abondamment diffusées sur les réseaux sociaux. Les excuses, ou les demandes de pardon (du pape aux ex-partisans de l’apartheid en Afrique du Sud, en passant par les ex-membres des escadrons de la mort en Amérique latine) ne m’impressionnent absolument pas. Je préfère de loin une analyse solide de l’antisémitisme (ou du racisme, du sexisme, etc.) et un engagement concret à combattre ces idéologies et ces pratiques, plutôt que des excuses.
Ce livre, bien que bien écrit et « drôle », est donc très décevant.
Y.C., Ni patrie ni frontières, 17 mars 2021
* En français, comme en anglais, le titre de cet ouvrage repose sur un jeu de mots, et le double sens du mot compter : « les Juifs ne comptent pas » (sous-entendu l’argent) et « les Juifs n’ont aucune importance » pour la gauche.
Jews don’t count a été édité par Times Litterary Supplement (TLS) Books en février 2021