Extrait du site de la revue "Dissidences" https://dissidences.hypotheses.org/
En 2015, après l’assassinat par des terroristes djihadistes de l’équipe de Charlie Hebdo aux cris de « Allah Akbar », un collectif d’historiens, spécialistes du dessin de presse et des caricatures, se demandait, sidéré, comment il était possible, en France, de « mourir pour des dessins » [C. Delporte, P. Ory, B. Tillier et alii, La caricature … et si c’était sérieux ?, voir les repères bibliographiques). Cinq ans plus tard, ce vendredi 16 octobre 2020, ce sont de nouveau les caricatures de Mahomet, montrées et expliquées dans une classe de 4e (pratique pédagogique dénoncée au rectorat et sur les réseaux sociaux par un parent d’élève), qui provoquent la mort, cette fois d’un enseignant d’Histoire-géographie. Samuel Paty a été égorgé puis décapité à la sortie des cours par un jeune homme d’origine tchétchène.
A Dissidences, une grande partie du collectif a été (ou est encore) enseignant dans le secondaire, en histoire-géographie. Et l’utilisation de documents iconographiques anticléricaux et/ou antireligieux, sous la Révolution française, dans les combats laïcs précédant la loi de 1905, dans les débuts de l’État soviétique, etc. constituait une part notable de certains de nos cours. Dissidences, créé à partir de la volonté de cerner les contours, les pratiques et les cultures de toutes les organisations révolutionnaires du mouvement ouvrier, sur la longue durée, de la France à la Russie, de la Chine aux États-Unis, n’a jamais oublié leur lutte contre les intégrismes et les obscurantismes religieux. En effet, et il est nécessaire de le rappeler avec force contre tous les tenants actuels d’une laïcité « ouverte » ou d’une occultation (opportuniste ou consciente) du phénomène de retour du » religieux », la critique de la religion, de toutes les religions, a toujours été une part jamais dissimulée et intangible de ces avant-gardes émancipatrices, nonobstant l’existence de certains courants chrétiens accompagnant les mouvements de libération nationale, dans les années 60′ et 70′. Que le fanatisme religieux tue n’est évidemment pas une découverte. Par contre, que cela finisse par atteindre un enseignant d’histoire, qu’un religieux islamiste égorge un passeur de savoir historique, qualifié d’ »infidèle » et de « chien de l’enfer », en 2020, est une première – comme l’avait été le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo. C’est plus qu’inquiétant. Cela témoigne d’un tragique mais bien réel retour en arrière. Et ne peut qu’inciter à marteler (la philosophie à coups de marteau) que si dans une société laïque le blasphème a droit de cité, la loi de dieu (de n’importe quel dieu), par contre n’y entre pas.
On se doit aussi de rappeler que caricaturer – du latin caricare, charger – ne fait sens que par son efficace offensif : charger voire surcharger le trait, pratiquer l’excès, l’exagération, choquer, ridiculiser par l’outrance, manquer de respect, profaner et désacraliser en usant du grotesque ou de l’obscénité. La caricature politique et culturelle pratique avec allégresse un irrespect d’autant plus décapant que sa cible est puissante, dominante, enracinée comme tradition, depuis des siècles, dans les sociétés et dans les esprits. La caricature « propose une relecture du monde » (Bertrand Tillier). Elle en bouleverse les bases. La caricature est une arme de combat, qui accompagne toutes les remises en cause. Ainsi, si caricaturer l’Église et son clergé se popularise dès 1789, caricaturer dieu date de la Commune de Paris, dont le 150e anniversaire sera bientôt célébré.
Rappelons également que le combat anticlérical n’est ni une invention « occidentale » ni l’apanage d’une soi-disant « pensée blanche » ou la preuve d’un « micro-racisme islamophobe » puisqu’il exista, en terres musulmanes, des pamphlets, des revues et des caricatures anticléricales (mais si !), dont le célèbre magazine d’Azerbaïdjan, Molla Nasreddin entre 1906 et 1917, qui ne craignait pas – comme les revues L’Assiette au beurre, Les Corbeaux ou Der Wahre Jacob le faisaient avec le clergé – de s’en prendre férocement à l’islam, par exemple en animalisant les mollahs, les ulémas ou les élèves des écoles coraniques (madrassa), représentés en ânes ou en singes savants (voir ci dessous). Mollahs qui en retour, recommandaient, dit-on, de jeter ce magazine dans les latrines.
En 2017, Jeanne Favret-Saada, anthropologue au CNRS, déclarait, à propos des » cabales chrétiennes » face aux atteintes filmiques à leur religion [de La Religieuse de J. Rivette (1966) à La Dernière Tentation du Christ de M. Scorcese (1988)] et des crises de même nature dans le monde musulman (à partir des Versets sataniques de S. Rushdie en 1988) : » Il existe parmi nous des croyants révulsés par le pluralisme des sociétés sécularisées et certains parmi eux sont prêts à se mobiliser. » (Le Monde des livres, entretien, 27 octobre 2017). Dissidences proposera, dans les mois qui viennent, des analyses d’images anticléricales – mais également sur d’autres thématiques – françaises, soviétiques, étatsuniennes, etc., souvent peu connues, pouvant évidemment servir d’outils pédagogiques aux enseignants, du secondaire comme à l’université. Il est indispensable et nécessaire, pour les chercheurs en sciences humaines et sociales, et particulièrement pour les tenants d’une histoire visuelle, qu’ils résistent à la pression identitaire et différentialiste des cabales dévotes de l’époque. Urgent aussi de réduire l’étendue d’une perte, d’une déroute, dont l’esprit s’est trop longtemps contenté.
REPERES BIBLIOGRAPHIQUES
Christian Beuvain, » Dessiner la « prêtraille » ? De la caricature communiste anticléricale dans L’Humanité des années vingt », in Vincent Chambarlhac, Bertrand Tillier (dir.), Coups de crayons sous la Troisième République, Neully-les-Dijon, le murmure éditeur, 2017, p. 205-227.
Reconnaître le retour du religieux, une parole impossible à gauche ? A propos de Jean Birnbaum, Un Silence religieux. La gauche face au djihadisme, Paris, Seuil, 2016. Billet à lire ici
François Boespflug, Caricaturer Dieu ?, Paris, Bayard, 2006.
Alain Cabanous, Histoire du blasphème en Occident, XVIe-XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.
Christian Delporte, Pascal Ory, Bertrand Tillier et alii, La caricature … Et si c’était sérieux ?, Paris, Nouveau Monde éditions, 2015.
Guillaume Doizy, Les Corbeaux contre la Calotte ! La lutte anticléricale par l’image à la « Belle Epoque », Toulouse, Les éditions libertaires, 2007
Guillaume Doizy, Jean-Bernard Lalaux, A bas la Calotte ! La caricature anticléricale et la Séparation des Églises et de l’État, Paris, éditions Alternatives, 2005.
Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard, 2017 (édition augmentée, 1ere édition Les Prairies ordinaires, Paris, 2007).
Jeanne Favret-Saada, Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988, Paris, Fayard, coll. « Histoire de la pensée », 2017.
Annie Gérin, Godless at the Workbench. Soviet Illustrated Humoristic Antireligious Propaganda (Les Sans-dieu à l’usine. La propagande antireligieuse illustrée soviétique), Regina, Dunlop Art Gallery, 2003.
Annie Gérin, » On rit au NarKomPros : Anatoli Lounatcharski et la théorie du rire soviétique « , RACAR : revue d’art canadienne, vol. 37, n° 1, 2012, » Humour in the Visual Arts and Visual Culture : Practices, Theories, and Histories / L’humour dans les arts et la culture visuels : pratiques, théories et histoires », p. 41-52.
Georges Minois, Histoire de l ‘athéisme. Les incroyants dans le monde occidental des origines à nos jours, Paris, Fayard, 1998.
Yvon Quiniou, Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique, Paris, La Ville brûle, 2014. Compte rendu à lire ici
Émancipation socialiste et religion : Une rupture d’héritage, d’idées et de langage ? Lecture critique de Pierre Tevanian, La Haine de la religion. Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, Paris, Éditions La Découverte, 2013. Billet à lire ici
Bertrand Tillier, Caricaturesque. La caricature en France, toute une histoire … de 1789 à nos jours, Paris, Éditions de la Martinière, 2016.
David Vauclair, Jane Weston Vauclair, De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, Paris, Eyrolles, 20015.