Pendant plus de vingt ans, j’ai refusé par principe d’utiliser l’expression « la gauche blanche ». Je ne voulais donner aucune crédibilité à l’idée, communément exprimée parmi les militants noirs à partir de la fin des années 1960, que la critique de gauche de la société américaine était en quelque sorte la propriété des Blancs.
J’ai conservé la même détermination lorsque le SDS a proclamé en 1969 que le Black Panther Party était « l’avant-garde de la révolution noire », déclaration uniquement motivée par la disposition supposée des Panthers à s’aligner sur les Blancs ainsi que par le regain d’exotisme panthérophile qui s’en est suivi ; j’ai maintenu la ligne selon laquelle « un mouvement noir séparé divise la classe ouvrière », proposition alternative marxiste assez grossière, j’en conviens, si l’on veut se livrer à un examen détaillé de la politique afro-américaine.
Je me suis accroché à des analyses procrustéennes tout aussi évasives, comme d’assimiler par exemple le mouvement des droits civiques à une « révolution démocratique bourgeoise ». Ma détermination n’a pas non plus été ébranlée par une réification sans fin de la « communauté noire » envisagée comme un sujet collectif ; pas même lorsqu’un jour – c’était au début de l’ère Reagan – Fredric Jameson, rédacteur en chef de Social Text , m’a confié qu’il avait publié un article remplie d’inepties et absolument pas conforme au format bibliographique de la revue, pour la simple raison qu’il « voulait publier quelque chose d’un auteur noir et [que] c’est ce qu’il avait sous la main »…
Je suis resté patiemment silencieux quand les Democratic Socialists of America encensaient une grande Voix Noire après l’autre tout au long des années 1980, sans jamais se préoccuper des liens institutionnels que ces heureux élus pouvaient entretenir avec la moindre activité politique afro-américaine autonome. De même, j’ai enduré le manque total de curiosité à l’égard de la nouvelle renommée politique de Jesse Jackson et de ce que ses bouffonneries depuis 1984 peuvent dire des tensions et des clivages qui règnent parmi les Noirs.
Je suis prêt à jeter l’éponge. En fin de compte, j’en ai marre de la gauche blanche ! Dans bien trop de milieux, s’identifier à une politique progressiste semble parfaitement compatible avec le fait de recourir à une forme de sténographie raciale, et prédispose par conséquent à considérer la vie des Afro-Américains comme étant simultanément opaque pour ceux qui lui sont extérieurs (d’où ce besoin d’interprètes noirs et autres intermédiaires) et merveilleusement proche de la nature (à l’exception de quelques leaders « vendus », bizarres et pas du tout authentiques).
TEXTES D’ADOLPH REED JR. DISPONIBLES EN FRANCAIS sur ce site
Pour un réexamen de la particularité noire (1979)
Mon cheminement vers la Théorie critique (1984)
Les fausses représentations de la gauche blanche (1993)
Les limites de l’antiracisme (2009)
Marx, la race et le néolibéralisme (2013)
De la « transgenre » Bruce/Caitlyn Jenner à la « transraciale » Rachel Dolezal : pour les féministes et les « Identitaires raciaux » américains y aurait-il de bons et de moins bons « trans » ? (2015)
Les disparités raciales ne nous aident pas à comprendre les structures profondes
de la violence policière (2016)
Antiracisme : la gauche défend des solutions néolibérales (2018)
De quelques clichés, procédés ou « théories » commodes pour éviter la question sociale et celle de l’exploitation de classe des Afro-Américains (2018-2019)
Le mythe du « réductionnisme de classe » (2019)
Pour une histoire politique matérialiste des Noirs américains (2019)
Adolph Reed Jr. et Keeanga-Yamahtta Taylor et débattent des réparations pour l’esclavage aux Etats-Unis (2019)
Disparités raciales en matière de santé et Covid-19. Prudence et contexte (2020)