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Argentine : Chronique d’un travailleur précaire en temps de pandémie
Article mis en ligne le 3 avril 2020

Je travaille en usine depuis l’âge de 19 ans et depuis trois ans, je ne trouve rien de stable.
En 2005, à la MAFISSA (1), après que les patrons nous ont exploités pendant des années, il y a eu un conflit qui a abouti à une expulsion des grévistes qui occupaient l’usine, et plusieurs d’entre nous ont été en prison. Dès lors, j’ai compris qui était mon ennemi et qui étaient mes alliés. Je suis devenu un travailleur conscient de ce que représente ma classe. J’ai compris que ceux d’entre nous qui ont la force de transformer cette société sont les travailleurs.

J’ai bossé dans de nombreuses usines importantes de la région et je peux te remplir plus de cinq pages avec mon curriculum vitae, grâce à tout ce que j’ai appris et découvert sur chaque entreprise. J’ai travaillé dans des branches différentes : le textile, la métallurgie, l’industrie du plastique, la fabrication de pièces automobiles et l’alimentation, mais à mon âge, cette longue expérience ne sert à rien. Ils veulent des jeunes qui aient le dos sain, pour pouvoir le briser et, lorsqu’ils ne seront plus utiles, les licencier avec une misérable indemnité. Dans ce système, nous sommes des individus jetables.

Récemment, n’ayant pu trouver de boulot en usine à cause de mon âge, j’ai commencé à chercher des emplois précaires et misérables. J’ai travaillé comme remisero (chauffeur privé qui trime pour un simple particulier ou une agence, NdT). Il te faut bosser 12 heures par jour pour gagner 600 ou 700 pesos (2), la nuit (le jour, tu gagnes un peu plus, mais ce sont généralement les propriétaires des voitures qui conduisent). Je travaille maintenant dans une « entreprise fantôme » qui vend différents articles tels que des draps, des serviettes, des oreillers, entre autres, à des « magasins » du quartier grâce à un système de paiement quotidien. Dans la banlieue de La Plata (3), ces commerces sont généralement des maisons précaires où vivent des familles qui ouvrent la porte de chez eux pour vendre des produits de nettoyage, des articles qu’on trouve dans les magasins, les kiosques, etc. Ils achètent les marchandises de cette manière parce qu’ils n’ont pas accès aux prêts bancaires ou aux cartes de crédit, ou parce qu’il leur est plus facile de payer en plusieurs fois qu’en un seul versement.

Nous sommes divisés en deux groupes comptant chacun une quinzaine de personnes : les vendeurs et les encaisseurs (ou « agents de recouvrement »). Je suis encaisseur. Je visite environ 150 adresses par jour en moto. Je commence très tôt le matin et termine à la tombée de la nuit. Je ne m’arrête pas pour manger afin d’économiser du temps et du fric. En allant tous les jours dans les quartiers pauvres et précaires, on se rend compte de la misère qui y règne, du nombre de jeunes qui n’ont pas de travail fixe et font des petits boulots temporaires. Il y a des endroits où j’ai du mal à faire payer les gens, parce que je sais qu’ils n’ont presque rien, même si pour d’autres, les sommes qu’ils versent leur semblent signifiantes.

Dans ce boulot, si une voiture te rentre dedans, ou si tu as un accident quelconque, l’entreprise s’en lavera les mains. Nous n’avons aucune sorte de sécurité de l’emploi. La plupart de mes collègues sont des personnes qui ont plus de 40-50 ans et sont dans la même situation que moi. Nous n’avons pas beaucoup d’options. En général, les plus jeunes prennent ce travail comme un truc temporaire, jusqu’à ce qu’ils trouvent un autre emploi avec un CDI et des avantages sociaux pour leur famille.

En tant que travailleur et que militant, je connais la logique de ce système ; je sais qu’au milieu d’une pandémie comme celle du Coronavirus, la santé ne cesse pas d’être une source de profit. Ils te disent de rester chez toi mais ceux d’entre nous qui sont obligés de vivre au jour le jour sont coincés. Le premier jour de la quarantaine ordonnée par le gouvernement, le directeur de l’entreprise a demandé aux collecteurs de continuer à circuler en moto. Ils nous ont donné une autorisation truquée, qui affirmait que nous étions chargés d’acheter des marchandises et de les distribuer. C’est pourquoi ils ont « recommandé » que nous transportions des paquets de maté (4) ou de nouilles dans nos sacs à dos. Ils nous ont donc forcés à continuer à travailler dans ces conditions. La réponse a été négative. Nous avons formé un groupe WhatsApp et avons convenu que nous donnerions la priorité à notre santé et à celle de nos familles.

Cependant, au fil du temps, beaucoup sont retournés au boulot, et certains se sont excusés au sein du groupe WhatsApp. Ils doivent manger chaque jour et rembourser leurs dettes. C’est compréhensible. Ceux qui continuent à refuser d’aller travailler ont seulement envoyé un message aux autres : « Prenez soin de vous. » Notre travail de collecteurs implique que nous rendions visite à de nombreuses personnes. Chaque jour, nous courons le risque d’attraper la maladie et de la transmettre. Le propriétaire de l’entreprise s’en moque. Il se fout de nous. Il ne se soucie que de l’argent que nous collectons pour lui. Il reste chez lui, sans prendre aucun risque, avec assez d’argent pour manger, payer ses impôts pendant un an et se faire plaisir.

Nous avons des lignes téléphoniques pour dénoncer nos voisins s’ils ne respectent pas le confinement, mais pouvons-nous dénoncer le patron qui nous distribue chaque jour des autorisations truquées pour circuler dans les rues et nous exposer à sa place ? Et si nous pouvions le dénoncer, nous perdrions de toute façon nos emplois. Le président de la République a annoncé qu’il allait nous filer 10 000 pesos, une seule fois, en cas d’urgence, pour ceux d’entre nous qui sont dans la misère et qne touchent aucune indemnité. J’ai droit à cette somme. Mais j’ai fait le calcul. Le loyer, le gaz, l’électricité, le chauffage, la nourriture (qui augmente chaque jour) : cette somme est ridicule, et comme on dit c’est « Du pain pour aujourd’hui et la faim pour demain ». Cette prime devrait être au moins égale au panier alimentaire de base.

Je sais combien l’organisation est importante. Je l’ai appris lors de la lutte à la MAFISSA. J’ai également appris que le gouvernement, la bureaucratie et la police vont se mobiliser contre nous. Je sais que les propriétaires, les chefs ou les patrons, peu importe comment on appelle ces parasites, vivent de l’argent que nous générons. Pour vivre et payer leur luxe, ils ont besoin de nous.

Je ne sais pas ce qui va se passer avec tout ça. Je ne sais pas s’il faut craindre davantage la pandémie ou la faim que nous promet ce système de merde. Je vois qu’avec l’excuse de la « réduction des coûts » en raison de la crise pandémique, les employeurs en profitent pour licencier des travailleurs, sans que le gouvernement ne fasse rien pour y remédier.

Nous, les travailleurs et les travailleuses, nous commençons à être désespérés. La police et l’armée patrouillent dans les rues. Ils se lavent les mains, font semblant d’avoir un rôle humanitaire, en prétendant qu’ils sont là seulement pour que nous respections la quarantaine et prenions soin de notre santé. C’est un mensonge, nous n’avons pas besoin des flics dans la rue.

Dans les quartiers, nous savons qu’ils utilisent leur pouvoir pour les pires abus. Nous pouvons nous organiser s’ils nous donnent les ressources nécessaires. Nous avons les exemples des enseignants qui collaborent dans chaque quartier, des travailleurs organisés de différents pays, et des industries qui commencent à produire pour faire face à la pandémie, comme Madygraf (5) sous contrôle ouvrier.
Nous vivons cette misère depuis bien avant la pandémie, et nous continuerons à lutter contre elle, malgré les craintes et les doutes.

El Chino, ancien ouvrier de Mafissa, 29 mars 2020

NOTES

1. Usine de fibre textile, située à côté de la ville de La Plata, et qui employait 500 ouvriers. On trouvera des informations sur cette lutte ici : http://groupecri.free.fr/article.php?id=493 (NdT).

2. En admettant qu’un chauffeur travaille 30 jours par mois, ce qui est impossible, il gagnerait au maximum 21 000 pesos par mois. S’il doit nourrir sa famille, on calcule qu’il pourra le faire pendant deux semaines, et ne pourra pas payer d’autres dépenses. Le panier alimentaire de base mensuel pour une personne est d’au moins 13 000 euros, et cette somme marque également le seuil de pauvreté (NdT).

3. Ville de 94 000 habitants située à une cinquantaine de kilomètres de Buenos Aires (NdT).

4. La yerba maté est une plante dont les feuilles permettent de faire des infusions. Le maté est très populaire en Argentine (NdT).

5. Cf. ces deux articles https://www.franceameriquelatine.org/madygraf-les-defis-dune-usine-sans-patron-a-buenos-aires/ et https://www.revolutionpermanente.fr/Visite-de-Madygraf-usine-sous-controle-ouvrier-dans-la-banlieue-nord-de-Buenos-Aires (NdT).