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Le coronavirus renforce l’arbitraire des États en Amérique latine
Article mis en ligne le 3 avril 2020
dernière modification le 2 avril 2020

Les États d’Amérique latine ont réagi à la pandémie du Coronavirus en prenant des mesures autoritaires pour, tout en se cachant derrière le prétexte de l’efficacité, paralyser et intimider la population. En outre, ils ont utilisé cette conjoncture pour éviter les consultations populaires et les élections et, en tout cas, contenir la grave crise sociale qui a éclaté dans une région où se trouvent les huit des pays les plus inégalitaires du monde.

Le Chili et le président Piñera
Le gouvernement chilien a décrété une quarantaine de trois mois, délai exagéré dans la mesure où il n’a pas attendu que le comportement du virus et sa propagation soient évalués et que sa suspension, ou sa prolongation, soit étudiée. L’administration Piñera a saisi cette occasion en or, dans ce pays qui souffre de terribles inégalités. Le président veut en profiter pour anesthésier le puissant mouvement social qui réclame une amélioration de la qualité de vie et les organisations de femmes qui ont organisé de vigoureuses manifestations autour de la Journée internationale de la femme du 8 mars.
Les énormes masses de gens qui occupaient les rues de Santiago ont obtenu ce que personne d’autre n’aurait pu obtenir : l’augmentation des salaires et des retraites, des financements pour les petites entreprises, et bien d’autres mesures que le gouvernement a été contraint d’accorder.
En outre, un référendum visant à réformer la Constitution a été suspendu afin de dissimuler, avec la complicité des partis politiques, le fonctionnement de l’État pinochetiste qui était mal en point. Ce report donne à la classe dirigeante le temps d’explorer de nouveaux tours de passe-passe.

De l’oxygène pour la classe politique colombienne
La Colombie traverse une phase critique sur le plan économique et social. Au cours des premiers mois de cette année, de vastes manifestations de rues ont eu lieu pour des revendications importantes, notamment la concentration excessive des richesses entre quelques mains.
Le processus de paix négocié avec le courant majoritaire des FARC a servi de sédatif pour maintenir occupés les Colombiens. Mais les graves problèmes de la pauvreté et du trafic de drogue ne peuvent passer inaperçus. La pandémie est donc un cadeau du ciel pour le président Ivan Duque car elle servira à détourner l’attention des malheurs de la population causés par les partis politiques au pouvoir.

L’Altiplano reporte les élections
Les élections en cours en Bolivie ont été annulées en raison de la candidature illégitime d’Evo Morales. Malgré un référendum interdisant la réélection du président pour une durée indéterminée, mais dont le résultat a été violé par une décision de la plus haute juridiction, Morales a voulu être à nouveau président et a prétendu avoir gagné au premier tour avec l’assentiment du tribunal électoral au milieu d’une fraude tumultueuse durant le ballottage. Morales n’est parti que lorsque l’armée et la police lui ont tourné le dos.
La présidente Jeannine Añez, après avoir exprimé son désintérêt pour la participation aux nouvelles élections présidentielles, a annoncé sa candidature et la date de l’événement a été fixée pour les prochains mois. Cependant, avec l’arrivée du virus, le confinement a été décrété et l’élection du président a été suspendue sine die, le candidat de Morales s’étant hissé en tête des sondages.

« El Peje » et son show mexicain
Lopez Obrador a utilisé le virus comme un instrument de diversion. Il apparaît très détendu dans des vidéos où il promeut le tourisme comme si de rien n’était ; il donne l’accolade à des passants dans des quartiers populaires ; il dénonce le manque de pertinence de la pandémie et la providence de la « race cosmique (1) ». Il se garde bien d’évoquer le problème des immigrés d’Amérique centrale parce qu’il a été mis sous pression et utilisé par Trump pour résoudre l’exode de certaines populations affamées de l’isthme centraméricain ; motus sur le trafic de drogue qui régit littéralement le nord du Mexique ; motus sur la gravité de la pauvreté des Aztèques ; silence sur sa complicité évidente avec l’administration précédente de Peña Nieto [président de 2012 à 2018] en matière de corruption ; et pas un mot sur le féminicide qui a tant affecté cette « nation située si loin de Dieu et si proche des États-Unis », comme le disait Nemesio García Naranjo, écrivain et homme politique mexicain.
Pour le moment, le nombre de décès dû au Covid 19 est relativement faible au Mexique. C’est pourquoi le président mexicain a adopté une attitude déclamatoire et méprisante à l’égard de la pandémie (2).

Fernandez profite de la situation
Le président argentin, accompagné de plusieurs gouverneurs et représentants de différentes organisations, mais tous liés à la classe politique, a annoncé en fanfare le confinement de la population du pays qui connaît la plus grande crise économique de la région après le Venezuela. Ce fait inattendu est un cadeau pour les élites politiques de la pampa, du péronisme, du radicalisme (3) et autres politiciens, pour calmer la colère du peuple argentin et l’appeler à supporter les graves pénuries dont il était déjà victime (4).

L’État vénézuélien et le virus
La conjoncture de la pandémie a favorisé le gouvernement puisque l’isolement implique l’immobilisation de la population. Cette circonstance profite au régime en raison des graves carences sociales qui provoquaient jusqu’ici de multiples protestations certes séparées mais qui représentaient des turbulences dangereuses dans les rues et pouvaient mettre le feu à toute la plaine.
Le principal danger de ce type d’expérience gouvernementale réside dans la survenue d’insurrections sociales dont la virulence repose sur des conditions de vie misérables. L’émigration vers d’autres pays du Sud et vers l’Espagne a servi jusqu’ici de soupape d’échappement pour d’importants secteurs de la population qui cherchaient à survivre, mais à l’heure actuelle, alors que la Colombie a fermé ses frontières, cette possibilité a disparu. Avec les restrictions sociales imposées par le Covid-19, le désespoir des sans réserves ne peut qu’augmenter. L’administration actuelle veut les tenir à distance et pour cela elle fait appel aux paramilitaires ou aux colectivos (5), à la police nationale, aux FAES (6), au SEBIN (7), à la DGCIM (8), aux polices des États et aux polices municipales. L’objectif étant d’étendre tout feu avant qu’il ne se propage.
Parallèlement à cette action préventive répressive, le gouvernement chaviste persécute celles et ceux qui communiquent des informations différentes de la propagande officielle. Ils sont arrêtés et présentés devant les tribunaux pour être accusés de délits très subjectifs. Il s’agit de punir spécifiquement les journalistes et d’intimider les médias et les réseaux sociaux. Le même méthode est appliquée aux chroniqueurs, blogueurs et autres influenceurs pour éviter les réactions qui s’écartent d’une pensée unique.
La quarantaine est un vecteur idéal pour un modèle totalitaire car le prétexte de la sécurité sanitaire est utilisé pour séparer les gens alors qu’au fond le gouvernement a l’intention de les réprimer pour éviter les opinions dissidentes. C’est la dynamique que suivent les visions rigides en matière de domination de la société et le Venezuela s’oriente clairement dans cette direction.
La situation créée par le COVID-19 n’a pas empêché le ministère de la Justice américain de prendre une nouvelle initiative et d’inculper Nicolas Maduro et plusieurs membres de la clique au pouvoir [pour « narcoterrorisme (9)] ; une prime [pouvant atteindre 15 millions de dollars pour toute information permettant d’arrêter le président vénézuélien] a même été promise. Ces mesures [qui s’ajoutent aux sanctions économiques déjà prises par les Etats-Unis] risquent d’altérer le statu quo existant dans le pays.

Corollaire
Nous sommes dans une région qui présente les particularités typiques des nations immergées dans un une grande précarité sur différents plans. Ce sont des pays à économie primaire qui produisent des matières premières dont les prix ont baissé ces dernières années – ce qui les a appauvris. L’inégalité est présente partout et surtout au Chili où l’on prétendait que le pays était engagé dans un processus de diversification économique fondé sur la production de vins et de fruits de mer. Et où les inégalités sociales se sont en réalité accrues. La plupart des nations souffrant d’importantes inégalités se trouvent en Amérique latine, puisque c’est le cas de huit des dix nations de ce continent.
De plus, la précarité institutionnelle sévit dans toute la région et stimule le despotisme des fonctionnaires – et plus particulièrement de ceux qui gèrent la violence d’État, les militaires et les flics, qui ont une situation privilégiée au détriment du reste de la société. En outre, les fonctionnaires sont peu attachés au respect des lois et règlements, et leur pouvoir est absolument discrétionnaire.
Du sud du Rio Bravo à la Patagonie, règne la loi du plus fort, à savoir celle de ceux qui détiennent le pouvoir économique, soutenus par la gendarmerie et l’armée. Et les politiques publiques reposent sur l’arbitraire. Ce sont les conséquences historiques de la formation de nos régions nées du racisme, de la domination de classe, de l’eurocentrisme et de l’aversion pour les minorités et les plus vulnérables. La conjoncture actuelle laisse mieux apparaître les contours de toutes ces pratiques iniques et nous incite à mieux formuler nos revendications et l’utopie que nous voulons réaliser.

Humberto Decarli, El Libertador

 NOTES

(1) Selon plusieurs universitaires interrogés par Nancy Santa Fé, « Le discours nationaliste est fondamental pour tout gouvernement car il sert à exalter et à légitimer le type de politiques publiques promulguées par l’État. Le thème de la prétendue Quatrième Transformation est au centre du discours d’Andres Manuel Lopez Obrador. Le président du Mexique fait référence à une période historique » qui est censée prendre la suite d’autres épisodes glorieux de l’histoire nationale mexicaine. Ce nouveau nationalisme mexicain, « très volontariste », fait partie « d’une vague nationaliste mondiale ». Le président veut faire croire aux Mexicains qu’ils pourraient vivre rapidement dans un Etat « où il n’y a pas de corruption, où l’armée est bonne et où la mafia du pouvoir est transformée, en bref il avance une perspective utopique d’abondance. Selon sa logique, "nous avons des ressources, nous avons un bon peuple, mais nous ne sommes pas riches parce qu’ils nous ont volés". (...) La race cosmique – un essai de José Vasconcelos, publié en 1925 – est le mythe fondateur métis le plus transcendant d’Amérique latine, selon lequel une cinquième race émerge du mélange de quatre autres, européenne, indigène, noire et orientale. Ce concept a marqué une ligne de partage des eaux dans la formation du nationalisme mexicain, puisque, contrairement à pratiquement tous les nationalismes du monde, il affirme que la nation mexicaine est le résultat du mélange entre les indigènes et les Espagnols pendant la colonie. En d’autres termes, la nation est récente, mais elle ne repose pas sur sur la pureté d’un groupe originel (...) Selon la vision de Vasconcelos, être membre de la race de bronze – comme on appelle aussi la race cosmique — signifierait être ouvert aux autres. Cependant ceux qui sont convaincus de faire partie de la race de bronze n’acceptent guère les autres Latino-Américains. Les enquêtes sociologiques montrent que l’identité mexicaine signifie, pour eux, respecter les symboles patriotiques, bien parler espagnol, se défendre en cas de guerre, payer ses impôts, être catholique et ne pas soutenir les États-Unis ; les Mexicains se sentent latino-américains et citoyens du monde, mais ils éprouvent une profonde aversion par rapport aux ressortissants d’Amérique centrale, aversion qui s’accroît en raison des crises migratoires, et ils considèrent nécessaire de prendre des mesures plus sévères à leur encontre. » https://www.iis.unam.mx/blog/la-raza-cosmica-en-el-discurso-de-la-cuarta-transformacion/ (NdT.)

2. Depuis que ce texte a été écrit, le Mexique a décrété le 30 mars l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 30 avril pour contenir la pandémie de nouveau coronavirus, qui a fait 37 morts dans le pays au soir du 1er avril (NdT).

3. Le « radicalisme » en Argentine comme dans d’autres pays d’Amérique latine désigne généralement des partis libéraux-bourgeois, de centre-gauche ou de centre-droit, même si l’Union Civica Radical argentine est membre de l’Internationale socialiste (NdT).

4. Le panier alimentaire de survie pour UN adulte en Argentine est estimé à environ 10 000 pesos par mois. Le seuil de pauvreté est de 13 000 pesos. Le gouvernement a récemment décidé d’accorder 10 000 pesos pour chaque FAMILLE sans ressources à cause de la crise du Coronavirus ce qui signifie qu’une famille peut se nourrir pendant 8 jours, selon la députée Myriam Bregman du Frente de izquierda et du PTS (trotskiste) https://www.youtube.com/watch?v=7yA3sMiEy1E (NdT).

5. Les colectivos sont des formations paramilitaires chavistes. Pour plus de détails on se reportera à la note 3 de l’ article de Rafael Uzcategui http://npnf.eu/spip.php?article715 (NdT).

6. FAES : Forces d’action spéciale cf. note 2 de l’ article de Rafael Uzcategui http://npnf.eu/spip.php?article715 (NdT).

7. Le Servicio Bolivariano de Inteligencia Nacional (SEBIN) a été créé par Chavez en 2010 pour remplacer la DISIP de sinistre mémoire. Il s’agit d’un service de renseignement et d’une police politique, très discrète dans l’espace public par rapport à d’autres organes de répression (NdT).

8. DGCIM : Dirección General de Contrainteligencia Militar (Direction générale du contre-espionnage militaire). Elle a pris la relève d’organismes à peu près similaires sauf que, contrairement à ce que son nom semble indiquer, sa fonction n’est plus seulement le renseignement militaire proprement dit mais une activité plus large reposant sur l’idée (parfaitement fondée) que toutes sortes de forces politiques veulent renverser le gouvernement actuel (NdT).

9. Selon un article du Parisien du 27 mars 2020 : « Outre le président socialiste, le numéro deux du parti présidentiel (PSUV), Diosdado Cabello, et plusieurs hauts gradés sont soupçonnés par Washington d’avoir formé vers 1999 “le cartel de los Soles” (le cartel des soleils) (...). Ils sont accusés de s’être associés [aux Forces armées révolutionnaires de Colombie] (...) “ pour inonder les Etats-Unis de cocaïne ” (...). Selon [le ministre de la Justice Bill Barr], des dissidents des FARC continue[raie]nt le trafic de drogue malgré les accords de paix en Colombie, et le [feraient] avec “ le soutien du régime de Maduro qui les autorise à utiliser le Venezuela comme base arrière ”. Deux dirigeants des FARC sont visés par l’acte d’accusation adopté par un tribunal new-yorkais. Selon l’acte d’inculpation, Maduro se [serait] enrichi au passage, acceptant, notamment en 2006, 5 M$ des FARC après les avoir aidés à blanchir de l’argent. Des poursuites ont également été engagées à Miami contre le chef de la Cour suprême du Venezuela, Maikel Moreno Perez, inculpé de « blanchiment d’argent », et à Washington contre le ministre de la Défense Vladimir Padrino Lopez pour trafic de drogue. » (NdT.)