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Lettre à Lieux communs (2010)
Article mis en ligne le 16 mars 2019

Lettre à Lieux Communs

Chers amis, plus que d’un questionnaire, je voudrais pointer ici mes impressions générales à la fois sur notre première discussion, sur les textes que X. propose de discuter et sur quelques textes consultés sur votre site. Vous me direz si cela vous intéresse ou pas de discuter de certains points, et ce qui mérite d’être enregistré et reproduit publiquement ou pas. On n’est pas obligés de tout publier si on ne se sent pas très sûrs de ce que l’on a dit, s’il s’agit d’anecdotes trop personnelles, si l’on veut continuer à réfléchir, etc. Mon idée de départ était de discuter de la question de l’identité à partir de vos expériences individuelles et de votre vie dans un lieu géographique (une banlieue populaire) censé être plus sensible aux questions identitaires de populations dites « minoritaires ». Mais on peut déborder de ce cadre…
Lors de notre première rencontre nous avons un peu débroussaillé vos itinéraires individuels et notamment votre perception du racisme par rapport à vos origines variées. Dans les discussions hors micro nous avons abordé beaucoup de sujets à propos desquels j’ignore si vous avez adopté une position commune ou pas. Donc j’utiliserai le plus souvent le vous…

Je trouve que ce serait bien que, dans la discussion, vous continuiez à faire référence à vos expériences militantes pratiques et concrètes, en banlieue ou ailleurs. Je crois que, pour un lecteur, c’est le va-et-vient entre des considérations pratiques-personnelles, des expériences collectives et des réflexions ou analyses théoriques et politiques qui est le plus enrichissant. Cela donne une possibilité d’identification ou d’empathie (ou de répulsion !) plus facile que si l’on reste dans le ciel des idées ou des confrontations purement idéologiques détachées de toute pratique.

1) Ce qui m’a frappé c’est à quel point vous utilisez sans problèmes tous les pseudo-concepts de « Black », « Blanc », « Beur » forgés par SOS Racisme et la gauche antiraciste.
S’agit-il seulement d’une question de génération, ou alors d’une facilité de langage (c’est vrai que « Franco-Algérien » fait plus snob que « Rebeu » et est plus long) ou d’une divergence politique importante entre nous ? Si j’en crois d’autres aspects de la discussion je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse.

2) Je vois une contradiction entre votre position universaliste de principe et l’emploi systématique de ces pseudo-concepts qui ont conduit à racialiser la population française, initiative prise paradoxalement par les antiracistes des années 80, voire peut-être un peu avant – je l’ignore. Voyez-vous une contradiction entre votre position universaliste et votre vocabulaire racialisant ?

3) J’ai été surpris par vos considérations générales sur les « Arabes », les « Français », les « Blancs », pour ne pas parler des réflexions de X. sur les « Juifs » (ou les juifs ?) peuple raciste puisque « peuple élu » et parce que la religion juive serait fondée sur la mère. Ce type d’affirmation me semble reposer sur une ignorance de la complexité de la diversité du judaïsme, d’une part, et de la multiplicité des définitions du mot juif (religion) ou Juif (peuple). Sans compter qu’il s’agit d’un des lieux communs de l’antisémitisme… D’autre part, si cette « conception » du racisme vient uniquement de la lecture de l’article de Castoriadis reproduit sur votre site, ce n’est pas sérieux (cf. mon point 7 ci-dessous).

Plus largement il me semble que parler des « Arabes », des « Français », des « Blancs », etc., c’est tourner le dos au vocabulaire de classe. Est-ce délibéré de votre part ? Rejetez-vous l’existence des classes sociales et de la lutte de classe ? On ne va peut-être pas s’engager dans un débat sur la validité ou pas du marxisme, d’autant plus que je ne crois pas en sa scientificité ni à un sens de l’Histoire particulier, donc je ne serais pas un avocat très convaincu du marxisme. Je dirai simplement que j’ai appris très tôt à « parler marxiste », donc que c’est plus facile pour moi de regarder la réalité avec des lunettes marxistes, et que surtout l’opposition fondamentale entre prolétaires et gestionnaires capitalistes ou bourgeois me semble fondamentale (opposition d’ailleurs découverte par les historiens bourgeois de la Révolution française, comme l’explique Engels). Je pense aussi que les différences d’intérêts sociaux et de position dans les rapports de production entre les ouvriers, d’un côté et la petite-bourgeoisie salariée ou nouvelle petite bourgeoise, de l’autre – nouvelle par rapport à l’ancienne (artisans, commerçants) – sont fondamentaux pour l’analyse politique des mouvements sociaux et des organisations politiques.
Donc pour revenir à mon interrogation, il me semble que vous privilégiez l’appartenance ethnique ou religieuse ou nationale par rapport à l’appartenance à des classes sociales aux intérêts antagonistes. Me trompe-je ?

4) En lisant les textes parus sur le site Lieux Communs je vois que vous n’hésitez pas à utiliser des notions réactionnaires comme celle de « peuple » ou de « nation ». Il me semble qu’il y a une continuité entre votre racialisation « spontanée » de la population française (l’usage de termes comme « Blacks », « Blancs », « Beurs »), votre croyance en l’existence de « peuples » et de « nations », et vos références à une certaine conception de l’anthropologie.

Tout cela vous conduit à essentialiser les peuples, les nations, les catégories ethniques ou raciales ou religieuses. Dans ce cadre intellectuel-là, traditionnellement réactionnaire, vos références à l’autonomie ou à la démocratie directe me semblent arriver comme un cheveu sur la soupe. Ou comme un mélange dangereux entre des conceptions réactionnaires et une vieille idée du mouvement ouvrier traditionnel.

5) Vos références principales sur votre site sont Castoriadis et Fargette. Commençons par Fargette, dont j’ai lu tous les écrits depuis les années 80. Guy est (ou a été ? je ne sais pas bien) un ami (Depuis, Guy Fargette a rédigé plusieurs articles calomnieux et remplis d’inexactitudes et d’affabulations à mon égard, Y.C., avril 2012). Nous avons discuté politique pendant plus de 10 ans et c’est grâce à nos discussions que j’ai repris goût à la réflexion politique. Je lui dois donc beaucoup sur le plan moral et politique. Nos discussions ont commencé en 1991 et ont dû se poursuivre jusqu’en 2008. Au départ, nous nous réunissions pour échanger des idées, des lectures, et casser du sucre sur le dos des gauchistes. Bref, pour moi, évacuer mes déceptions et mon ressentiment contre LO, mes camarades de Combat communiste qui m’avaient déçu et démoralisé (j’étais dans une posture de victime, bien propre au ressentiment), etc. Bref une fonction quasiment thérapeutique. Mon impression est que nous partagions un certain pessimisme sur l’homme et la nature humaine et sur l’impossibilité d’une transformation révolutionnaire immédiate ou rapide.

Lors de nos dernières conversations il avait plutôt tendance à considérer qu’il faudrait au moins un siècle pour qu’on commence à y voir plus clair.
Ce qui m’a frappé, mais je ne m’en suis pas rendu compte clairement même si cela perçait un peu dans mon interview de lui en 2004 à propos de Huntington (Polémiques et antidotes contre quelques mantras gauchistes, 2002-2010), c’est qu’il essentialisait beaucoup les civilisations et les peuples.

J’ai l’impression que progressivement il s’est orienté vers des jugements de plus en plus négatifs envers les personnes « de culture arabo-musulmane », jugements négatifs qui se sont exprimés à la fois dans ses considérations géopolitiques de plus en plus catastrophistes sur l’islam politique, voire l’islam tout court, dans son analyse des émeutes de 2005 et dans son opinion sur l’immigration en France. Je ne pense pas qu’il soit devenu raciste, au sens militant du terme, mais je crains que son hypersensibilité par rapport aux actes d’incivilité, aux petits chocs culturels ou tout simplement aux chocs de classe entre petits-bourgeois, prolétaires et sous-prolétaires dans les quartiers populaires, l’ait conduit à généraliser de façon abusive à partir de faits divers, d’anecdotes, de façon à renforcer encore son pessimisme historique et à analyser certains événements qui ont touché son entourage immédiat.
(Comme je vous l’ai dit, à partir de la même démarche construite sur trois incidents survenus entre mon fils et ses copains, d’un côté, des jeunes Africains ou Franco-Africains en une dizaine d’années, de l’autre, mon fils et moi pourrions facilement construire des réflexions « anthropologiques » sur l’incapacité des « Noirs » à vivre en bonne entente avec les « Blancs » dans le 14e arrondissement de Paris).
J’ignore quels sont vos points d’accord et de désaccord avec lui, et ce type de démarche peu rigoureuse, mais je remarque que vous avez cité pas mal d’anecdotes personnelles mais jamais fait allusion aux innombrables études sur les discriminations racistes en France.

6) Pour ce qui concerne votre autre référence, à ma connaissance, Castoriadis d’un point de vue politique, quand il s’est dégagé de Socialisme ou barbarie, n’a rien fait d’autre que donner une caution intellectuelle de gauche à la bureaucratie de la CFDT. En bon disciple de Marx, j’ai tendance à juger les gens plus selon ce qu’ils font que ce qu’ils disent ou écrivent. D’où ma très grande méfiance vis-à-vis du rôle des intellectuels professionnels dans les luttes politiques et sociales. J’avoue ne pas déceler l’intérêt des analyses de Castoriadis pour la lutte politique quotidienne. La lutte pour les droits démocratiques, pour l’autonomie des mouvements face à la bureaucratie, ce ne sont pas vraiment des idées inventées par Casto. Ce sont des questions que j’avais déjà posées à Guy qui m’avait conseillé de lire l’un des Carrefours du labyrinthe (le 4 ? Je ne me souviens plus). En le refermant, c’est un peu comme avec les bouquins de Foucault, j’ai eu l’impression que l’on pouvait en tirer bien des conclusions politiques différentes voire opposées. Mais je n’ai perçu aucune indication radicalement nouvelle pour le combat contre la domination capitaliste, à l’intérieur ou à l’extérieur des lieux de travail, principal objet de mes préoccupations, puisque je ne suis pas un auteur de théories originales mais un militant qui veut agir ici et maintenant.
Castoriadis à ma connaissance ne s’intéressait pas à l’histoire du mouvement ouvrier concret dans la seconde moitié du 20e siècle (à part sa collaboration catastrophique avec Mothé à la revue de la CFDT) et je ne vois pas bien ce qu’il peut nous apporter pour lutter différemment aujourd’hui. À vous de me le préciser.

7) Castoriadis et le racisme. Son texte (http://www.magmaweb.fr/ spip/spip. php ?article273) est consternant : on retrouve bien son côté arrogant (tout le monde sauf moi n’a rien compris au racisme) décrit par ceux qui l’ont côtoyé dans SOB, le tout pour nous servir une analyse totalement ahistorique du racisme. Quand il parle de la religion juive il cite l’Ancien Testament (source historique très fiable comme chacun sait !) et quand il nous parle du conflit entre la Grèce et la Turquie pendant la Première Guerre mondiale il « oublie » qu’un million de Turcs et un million de Grecs ont été expulsés de chacun de ces deux pays, et qu’au moins 350000 Grecs ont été liquidés physiquement soit par le travail forcé, soit par des marches forcées, soit de façon classique. Il est difficile de raconter plus de contre-vérités en quelques lignes – et ce de façon délibérée car ces massacres sont encore l’objet de tensions entre les deux pays (je rappelle que la Turquie a massé aujourd’hui des centaines de milliers d’hommes le long de ses côtes et que la Grèce fait pareil dans les îles qui sont proches de la Turquie) et qu’il lui était impossible de l’ignorer quand il a écrit ce texte.
Sur le « fond », sa définition du racisme comme haine de l’autre, il s’agit d’une définition d’ordre purement psychologique, elle gomme la différence entre racisme, nationalisme et xénophobie, ce qui est déjà incroyablement léger (mais pas étonnant pour un psy qui croit que sa discipline peut tout expliquer, de l’intime au social). Pire, elle annonce la mode catastrophique de l’expression « racisme » dans toutes les situations : racisme anti-homo, anti-gros, anti-nains, anti-aveugles, anti-sourds, etc.
Il existe de nombreux historiens sérieux de l’évolution du racisme, des théories racistes, des pratiques racistes, etc. Quand Castoriadis dit qu’il n’a rien à ajouter à ce qu’ils ont écrit, ce n’est pas le cas : il raye d’un trait de plume le travail de tous ces historiens, pour y substituer sa propre confusion et sa propre ignorance.

8) J’ai constaté, lors de notre discussion, un certain antigauchisme que je qualifierai de caricatural ou d’élitiste. Rassurez-vous, j’ai la même impression en discutant avec Jacques Wajnstezjn (de Temps critiques) qui est un très bon ami. Ou avec les copains d’Echanges et mouvements avec lesquels j’ai beaucoup de points communs.
Dans l’appréciation de l’extrême gauche je vois plusieurs attitudes possibles :

– Celle de Fargette. On va vers une quatrième guerre mondiale, le mouvement ouvrier est mort, il faudra peut-être un siècle pour que quelque chose apparaisse. Les gauchistes sont nuisibles (encore plus nuisibles que les staliniens et les sociaux-démocrates) car ils empêchent toute réflexion critique et perpétuent des pratiques crypto-staliniennes dans les luttes. Il faut les dénoncer ou mieux les ignorer.
– Celle d’Echanges. Les gauchistes en tant qu’individus peuvent être des gens militants, qui font pleinement partie des combats de classe, etc. Donc pas d’exclusive ni de sectarisme vis-à-vis des individus. Mais aucun intérêt pour les groupes incapables de se réformer de leurs tares congénitales. De toute façon la classe ouvrière fera le tri et le ménage dans tout cela, inutile de se prendre la tête avec les organisations et leurs analyses, voire leurs actions. Tout ce qui compte c’est les luttes sociales et les grèves.

– Celle de Temps critiques. Les classes sociales sont en voie de disparition. Ce sont les individus les plus révoltés qui feront la révolution de demain. Sur leur chemin ils rencontreront les organisations gauchistes (comme adversaires). Tout ce qu’il y a d’intéressant dans les mouvements sociaux se déroule en dehors et contre les gauchistes.

– La mienne, enfin plutôt, mes démarches pratiques : susciter le débat avec tous ceux qui ont envie de débattre, gauchistes ou anarchistes. Tenter de donner à travers la revue des repères historiques et théoriques qui dépassent les frontières organisationnelles. Observer ce qui se passe dans les groupes, lire leur presse, rencontrer leurs militants, organiser des débats. Vérifier l’existence dans d’autres pays d’organisations politiques nouvelles qui tentent de résoudre les questions que nous n’avons pas su résoudre ici en France. The Commune en Angleterre, Doorbraak en Hollande, Wildcat en Allemagne, etc. Prendre contact avec des individus dans d’autres pays pour tisser des liens et observer ce qui se passe dans les luttes de classe mais aussi dans les organisations politiques anarchistes ou d’extrême gauche sans exclusive. Il me semble totalement impossible d’avancer dans un cadre théorique et politique purement franco-français, comme j’ai l’impression que vous le faites. Il faut non seulement sortir des frontières organisationnelles, ou des frontières entre les courants de pensée au sein de l’Hexagone, mais aussi sortir des frontières nationales pour penser à la fois le monde et la réalité locale dans laquelle nous vivons.

9) La question du ressentiment. Il me semble que souvent l’engagement politique est lié à une révolte, mêlée de ressentiment, contre une injustice personnellement vécue ou vécue par des gens très proches. Pour ma part, la question du racisme, subi directement en France à l’école, à l’armée ou dans la vie sociale plus tard, et de mon identification aux souffrances des Noirs Américains ; et ma révolte, partagée avec mes copains de lycée, tous juifs ou Juifs, contre l’antisémitisme historique, révolte et indignation qui s’est transformée en un impératif éthique absolu, à la limite plus important que la frontière de classe – et pour cause, puisque je ne suis pas un prolétaire, ni issu d’un milieu de prolétaires.

Dans nos discussions, enregistrées ou pas, j’ai eu l’impression que les sentiments et les ressentiments des uns et des autres ont joué un rôle dans votre évolution politique. Celui qui s’est le plus exprimé X., est évidemment aussi celui qui s’est le plus exposé à la critique, que ce soit par ses réflexions sur les « juifs racistes », les « musulmans intolérants », les « Arabes racistes », etc. On ne va pas se psychanalyser mutuellement, ou faire un groupe de parole (quoique…), mais ce serait intéressant de mettre sur la table ces va-et-vient entre vécu personnel et théorisation, comme motivation de votre engagement ensemble.

Pour l’un d’entre vous, par exemple ses expériences négatives avec des musulmans de sa famille ou avec des « Arabes » de sa cité en raison de ses liens avec un Franco-Français.
Pour un autre d’entre vous, son malaise face au racisme anti-gaulois, ou en tout cas à des formes de réaction idiotes contre le racisme anti-Arabes (crachats, racket interrompu pour cause d’appartenance à la bonne « ethnie », etc.).
Je ne sais pas comment on pourrait exposer toutes ces questions sans tomber dans le pathos, mais je pense qu’il faudrait discuter de nos ressentis et ressentiments respectifs.

10) Vous n’avez pas expliqué jusqu’ici si vous formez un groupe et dans ce cas quel genre de groupe. Êtes-vous juste des copains qui s’aiment bien et ont des points communs ou avez-vous un objectif politique commun défini ?

11) Sur la hiérarchie entre les cultures et les civilisations. Je crois (avec l’aide des écrits de Jean-Louis Amselle, anthropologue) que cette question est biaisée. Et que vous (tu ?) êtes tombés dans le piège en vous posant des questions du type : où a été posée la question de la critique de l’esclavage ? de la critique des religions ? de la laïcité ? (...) (Le passage supprimé ici est repris intégralement dans « Bye, bye Castoriadis », donc nous ne le reproduisons pas une seconde fois.)

12) Sur la notion de nation en France. Comme l’explique Amselle, la notion de nation a toujours eu une base raciologique depuis la Révolution française. Qu’il s’agisse du mélange des « races » gauloise (populaire) et franque (aristocratique), des juifs et des catholiques (pour diluer la « race » juive, etc.), des mélanges entre Polonais et Français, Italiens et Français, etc.

Où l’on revient à ma première question sur l’usage répété et à mon avis abusif de termes comme « Renois », « Rebeus », « Arabes », « Français », etc.
En fait, à chaque étape de l’histoire de France, il y a toujours eu des « races » jugées assimilables et d’autres inassimilables. À chaque étape de l’histoire de la plupart des pays d’ailleurs (à l’exception de quelques îles coupées de tout), il y a eu des réactions de rejet des envahisseurs, des migrants, des étrangers. Progressivement le brassage s’est fait, et à chaque fois l’identité des peuples puis des nations a été redéfinie de façon absolument arbitraire et idéalisée.

Raison de plus pour se méfier et des catégories racialisantes actuelles et des vaines tentatives de définir une identité nationale, de gauche ou de droite, peu importe. De toute façon, ce travail est fait par les classes dominantes et les intellos à leur service. Nous avons d’autres choses plus importantes à faire, il me semble, qu’à nous intéresser à l’âme des peuples ou des nations, comme le font les réacs de tout bord depuis 200 ans. Il me semble prioritaire de sortir de nos barrières mentales et politiques nationales, de découvrir d’autres réalités nationales, d’atteindre à l’universel, pour ensuite mieux comprendre la dimension locale dans laquelle nous vivons.

13) Le modèle républicain laïque français pseudo-universaliste est un modèle fondamentalement catholique. Dans son hostilité actuelle à l’islam et aux musulmans qui vivent sur son sol, il y a le refus de reconnaître que ce modèle laïque privilégie de fait une religion au détriment des autres. Il y a aussi le refus de reconnaître qu’il s’est imposé par la force militaire au sein de ses frontières, en Europe et hors d’Europe. Il suffit de voir les analyses marxistes sur le rôle positif de Bonaparte, voire de Napoléon, par exemple… La laïcité présente des avantages pour nous athées, mais il me semble important d’en connaître les limites, et surtout de nous rendre compte qu’elle n’a aucun équivalent ailleurs.

14) L’antiracisme comme ennemi principal. Comme c’est surtout X. qui s’est exprimé à ce sujet, je vais donc passer du vous au tu. Tu as reconnu toi-même que tu étais tombé dans le chaudron antiraciste très tôt et que tu as été très déçu du décalage entre le discours et la réalité (les faits purs n’existent pas vraiment, nous les construisons avec nos instruments d’analyse, nos sentiments, nos sens, etc. ; les mêmes mésaventures qui te sont arrivées ne produisent pas automatiquement chez tous les individus les mêmes conceptions ou réactions). Malheureusement, tu raisonnes comme Taguieff ou Finkielkraut (deux personnes qui ont tendance comme Fargette à penser qu’il faut prendre une posture opposée à toutes les modes de gauche ou gauchistes pour s’approcher de la vérité) si tu penses que le discours antiraciste serait l’ennemi principal à abattre. Dans ton histoire personnelle peut-être mais ce n’est à mon avis qu’une conséquence et non une cause de la difficulté à penser un changement révolutionnaire.
Ce ne sont pas les catégories morales ou racialisantes des antiracistes qui bloquent la lutte de classe, ou la lutte pour un changement social radical. C’est plutôt parce que la lutte de classe s’est bloquée durant les années 70, que la crise se maintient et se développe depuis plus de 30 ans sans que l’on en voie la fin, que la classe ouvrière est de plus en plus fragmentée, et que d’un autre côté le monde est de plus en plus globalisé, que ces théories identitaires ont du succès dans un pays comme la France aux traditions jusqu’ici très différentes (républicaines-assimilationnistes-et négationnistes des différences entre les individus, entre les groupes sociaux ou ethniques).

Les 5,5 millions de gens qui votent FN ou les 20 millions qui votent Sarkozy, les dizaines de groupes fascistes ou fascisants qui existent en France, les partis nationaux-populistes qui croissent dans toute l’Europe m’inquiètent beaucoup plus que les intellos multiculturalistes ou SOS Racisme…. Ce sont eux qui m’ont déjà poussé à partir de France une fois, tant je sentais l’atmosphère devenir irrespirable en 1983-84. Pas les antiracistes bêlants et décérébrés.

Y.C., décembre 2010/ janvier 2011