Un camarade m’ayant fait part de ses critiques à la fois sur le ton de mon article (http://npnf.eu/spip.php?article527&lang=fr ) et sur le risque de renforcer les arguments de la droite, de devenir un anti-postmoderne systématique et un idiot utile pour la propagande des néoconservateurs et de l’extrême droite antiféministe, je lui ai fait la réponse suivante.
Faire le jeu de la droite ?
Tu as raison, toute critique de la gauche, de ses tics de langage et de sa langue de bois postmodernes peut sembler faire le jeu de la droite ou plus généralement des réactionnaires. C’est un risque, mais l’attitude contraire (ne jamais critiquer la gauche sous prétexte de ne pas renforcer la réaction) a fait de tels ravages depuis la dégénérescence de la révolution russe et le stalinisme qu’il faut savoir courir très consciemment ce risque. Tout en se démarquant bien sûr de la droite comme de la gauche républicaine, xénophobe, nationaliste et pseudo-universaliste, qui monte aussi au créneau contre le « féminisme » et l’écriture inclusive pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les miennes.
« Novlangue » : une expression alarmiste et complotiste ?
Le mot « novlangue » correspond à une réalité bien palpable sur les réseaux sociaux et dans un certain nombre de publications mais aussi dans certains affrontements physiques (La Discordia, Mille Babords, Salon du livre de Lyon, Anarchist Bookfair de Londres, etc.). Ce langage identitaire et plus particulièrement « féministe » (concept dont je récuse l’intérêt politique s’il n’est pas au minimum accompagné d’un qualificatif plus précis comme « socialiste », « communiste », « anarchiste », etc.) prévaut chez les élites universitaires, intellectuelles et politiques.
C’est-à-dire dans les catégories sociales – petite bourgeoisie salariée des appareils idéologiques d’Etat (presse, médias, édition, université, églises), gestionnaires des entreprises et institutions publiques et privées, associations financées par les Etats ou les organisations internationales – qui participent à la production, au renouvellement et à la diffusion de l’idéologie dominante. Ces individus et ces groupes sociaux ne remettent nullement en cause le capitalisme et son Etat, seulement certaines « discriminations », quelle que soit la radicalité apparente et mystificatrice de leurs discours.
Quant à la définition du mot novlangue, il en existe plusieurs, et je la comprends ici comme les dictionnaires anglophones (Orwell écrivait en anglais et parlait de "newspeak" pas de novlangue...) :
* « style d’écriture officiel ou semi-officiel qui permet de dire une chose sous la forme de son contraire, en particulier pour servir une cause politique ou idéologique tout en faisant semblant d’être objectif » ;
* "langage de propagande marqué par l’euphémisme, les circonlocutions et l’inversion du sens habituel des mots" ;
* "langage utilisé par les hommes politiques et les fonctionnaires gouvernementaux qui est intentionnellement difficile à comprendre ou ne signifie pas ce qu’il semble signifier et est donc susceptible de confondre ou de tromper les gens."
Ces définitions ne correspondent pas du tout à celle plus étroite que tu emploies, celle d’un « complot servant des projets totalitaires cachés ».
Ce style d’écriture propage une idéologie identitaire (aclassiste donc hostile à la lutte de classe, ni de gauche, ni de droite) qui se présente comme égalitaire...
Cette idéologie identitaire renforce les divisions au sein du prolétariat et des exploités au nom d’une prétendue lutte contre les discriminations à l’égard des « minorités ».
Elle refuse que les prolétaires s’organisent sur la base de leurs intérêts de classe, à partir de leur situation d’exploités dans la production, contre le Capital et contre l’Etat. Elle veut qu’ils s’organisent sur des bases identitaires (nationales, raciales, religieuses, sexuelles, etc) et nouent des alliances avec la bourgeoisie, les gestionnaires et les intellectuels en quête de pouvoir et de contrôle sur ces mêmes minorités. Elle renforce le pouvoir des petits (et gros) entrepreneurs identitaires qui veulent cogérer les différentes branches de l’Etat.
Cette idéologie crée, dans chaque minorité discriminée, y compris dans une majorité comme celle des femmes, des « élites » de prétendus représentants des « discriminés » (« non-blancs », femmes, homosexuels, lesbiennes, trans, « postcolonisés », etc.).
Elle se propose de cogérer le système capitaliste et le modèle de démocratie marchande, multiculturelle et multireligieuse qui l’accompagne dans les grands centres impérialistes.
Elle renforce le poids de toutes les religions ou philosophies religieuses (musulmanes, juives, catholiques, protestantes, bouddhistes, hindouistes, etc.).
Elle force toute personne élevée dans une croyance donnée à rester prisonnière de ses dogmes et de ses comportements rigides. Au nom d’un prétendu respect de l’identité et de la tradition, elle soumet les croyants, les agnostiques et les athées à l’autorité politique et spirituelle des interprètes les plus réactionnaires de leurs religions respectives.
* « Les identitarismes se renforcent mutuellement »
Pour terminer je ne peux que reprendre ce que mon interlocuteur a lui-même écrit :
« D’un côté il y a un identitarisme des “oppresseurs” ( de “droite”, “blancs”, “occidentaux”, “chrétiens”, “hiérarchiques”, “hétérosexuels masculins”) et de l’autre un identitarisme (qui se présente lui-même comme celui des “opprimés” et des “minorités”). D’une certaine manière, ces deux identitarismes sont interconnectés et réagissent l’un par rapport à l’autre. (...) Il semble évident que le premier type d’identitarisme est beaucoup plus répandu et hégémonique ... Et que de nombreux prolétaires reprennent à leur compte la rhétorique de l’extrême droite. Ils considèrent leur “identité ouvrière” comme l’identité de l’homme bourgeois normal, heureux de servir de chair à canon et de janissaires des guerres civilisatrices du capitalisme occidental, comme s’ils en étaient encore ou en auraient été les bénéficiaires actifs ... »
Si mon interlocuteur a raison, il est d’autant plus vital d’avoir une boussole qui pointe clairement vers la lutte de classe et non vers des politiques et une langue de bois identitaires.
Y.C., Ni patrie ni frontières, 7/12/2017