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E. Armand : Mon athéisme

Je suis athée, c’est-à-dire que non seulement je ne crois pas en la divinité, sous quelque nom ou espèce qu’on la présente, mais encore que je suis résolument hostile à toute conception impliquant l’existence d’un dieu ou de plusieurs. Je suis athée parce que je suis individualiste, spécialement parce qu’individualiste anarchiste.

Article mis en ligne le 18 juin 2017

Cela va sans dire que mon athéisme n’a pas pour cause le fait que de soi-disant représentants de Dieu se montrent de détestables échantillons de l’espèce humaine. Il y a des croyants en Dieu qui semblent valoir peu de chose ; il y en a d’autres qui paraissent être individuellement supérieurs à la moralité moyenne générale. Je suis trop persuadé que les êtres humains sont déterminés par leur tempérament pour attacher grande importance aux inconséquences des chrétiens, des musulmans ou des bouddhistes. Pas plus que ne m’épouvantent les différences que la vie quotidienne de certains individualistes peut présenter avec les théories dont ils se réclament. Je comprends fort bien qu’il soit plus facile de s’abstraire cérébralement du milieu que de triompher des sollicitations que l’ambiance adresse aux sens.
Je ne suis pas athée non plus à cause de l’impossibilité qu’éprouvent les déistes à répondre à certaines "colles" qui amusent la galerie aux dépens de ceux qui en sont victimes. Dieu, au dire des théologiens, étant omnipotent et omniscient, et bien d’autres choses encore, on voit d’ici les prétextes que ces attributs fournissent à l’orateur libre-penseur démonstrateur des preuves d’inexistence du malencontreux "vertébré gazeux". Il n’y a qu’à prendre le "problème" de la souffrance. Dieu, donc, qui sait tout, prévoit tout, est tout-puissant, peut l’abolir, puisqu’il est aussi infiniment bon, juste, etc.

S’il ne la supprime pas, c’est qu’il n’est point tout-puissant, à moins qu’il ne soit cruel. Ou bien il n’a su la prévoir, la souffrance, et alors, il n’est nullement tout-sachant. Pour irréfutables qu’ils paraissent, ces arguments me toucheraient fort peu si j’étais déiste. Dieu, la "cause première intelligente", la cause "permanente et consciente", "créatrice et agissante", aurait, je suppose, si elle existait, une conception tout autre que celle que se font ses défenseurs et ses détracteurs – minuscules parasites de la planète Terre – du bien, du mal, de la joie, de la souffrance, de la matière et même de sa propre existence. Ce ne sont pas les arguments scolastiques qui font de moi un athée.

Malgré l’importance que j’attache aux démonstrations d’ordre scientifique, je ne suis pas non plus un athée parce que "scientifique". Pour éviter toute équivoque, je ne confonds pas la science, recueil d’observations pratiques, aux applications profitables et utiles, avec la Science spéculative (avec un S capitale). De la science, Haeckel disait qu’elle est "impossible sans hypothèse", et pour elle Henri Poincaré proclamait l’hypothèse "indispensable". Je pense, à la suite de philosophes et de savants contemporains, que le fait scientifique est un phénomène humain, essentiellement relatif, dont le commentaire varie selon l’intellectualité des interprétateurs. Si je m’occupais de Science autrement qu’en profane, j’entendrais passer au crible de ma critique individuelle, et avec la même sévérité, et les hypothèses religieuses et les hypothèses scientifiques.

Je suis athée parce qu’individualiste. Le cerveau humain ne peut concevoir Dieu qu’anthropomorphiquement, sous les espèces d’une sorte de dictateur autoritaire et despotique. Or, je suis un négateur d’autorité ; je ne veux ni Dieu ni maître ; je ne veux pas plus d’un patron dans l’univers que d’un patron à l’atelier. Bakounine a dit quelque part : " Si Dieu existe, il est l’ennemi de l’homme." Je ne veux pas d’un Dieu qu’il faut craindre pour être sage. On ne craint que les tyrans, ceux qui ont le pouvoir d’ôter à leurs semblables la liberté, voire l’existence, c’est-à-dire les policiers, les juges, les geôliers, les bourreaux. Dieu, tous les dieux sont le symbole suprême de tous ces êtres qui sont eux-mêmes l’incarnation de la contrainte organisée. Je proclame l’insurrection contre les dieux qu’il faut craindre pour être catalogué comme sage. Pas de conciliation possible entre mon anti-autoritarisme, ma haine de la domination, ma révolte contre l’exploitation et une conception quelconque de la divinité. Et non seulement, individualiste, je nie, je rejette Dieu, mais pratiquement je n’en ai pas besoin. Je n’ai pas besoin de l’hypothèse d‘un Dieu créateur, provident ou législateur pour me sentir exister, pour me développer intellectuellement, pour évoluer physiquement, pour constater, méditer, me mouvoir, aimer, etc.

Tout cela, je puis le faire en me refusant à croire en la toute-puissance de ce produit de la crainte ou de l’ignorance d’ancêtres insuffisamment éclairés. Je n’ai pas besoin de Dieu pour connaître une vie intérieure profonde, qui résiste aux assauts des désillusions provenant de l’extérieur ou de mes propres erreurs. Je n’ai pas besoin de Dieu pour persévérer ou m’en aller sur la route de la vie individuelle, glanant les expériences, pour mon cerveau et pour mes sens. Je n’attache pas grande importance, je le répète, aux arguments scolastiques, mais, pour me conduire dans la vie, je ne me sens pas le besoin du tout d’être guidé par un directeur moral, qui pour ramener à lui ses créatures, ou les punir de leurs désobéissances, les livre aux hécatombes, aux raffinements de cruauté des guerres contemporaines et aux souffrances qui en sont la conséquence.

Je ne déteste pas méchamment le croyant. Mon point de vue est celui de l’individualiste anarchiste Benjamin Tucker : "Bien que voyant, dit-il, dans la hiérarchie divine une contradiction de l’Anarchie, tout en ne croyant pas, les anarchistes ne sont pas moins partisans de la liberté de croire, ni ne s’opposent absolument à toute négation de la liberté religieuse. Et de même qu’ils proclament le droit pour l’individu d’être ou de choisir son propre médecin, ils revendiquent son droit d’être ou de choisir son propre prêtre. Pas plus de monopole ou de restriction en théologie qu’en médecine." Bien que je sois mécaniste, c’est-à-dire que je considère l’idée philosophique la plus ingénieuse, l’hypothèse métaphysique la plus audacieuse, la théorie scientifique la plus curieuse, comme un résultat normal du fonctionnement de l’activité cérébrale, à l’individuel comme au collectif – je suis prêt, personnellement, à coopérer pour une besogne déterminée avec des spiritualistes "individuels", c’est-à-dire n’appartenant à aucune organisation ecclésiastique et fonciers adversaires des exploitations et des autorités étatistes ou sociales.

E. Armand, « L’initiation individualiste anarchiste », extrait de E. Armand. Sa vie. Sa pensée. Son œuvre, collectif. La Ruche Ouvrière, 1964.