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Jules Guesde : Laïcisation à faire

Le Socialiste, 22 octobre 1887

Extrait du site marxists.org cet article est assez tonique et tranche évidemment avec le discours de nos « socialistes » actuels. Ce n’est pas M. Jack Lang ou Mme Ségolène Royal qui dénonceront demain les méfaits de l’instruction publique et la « religion du Capital » comme la « pire des religions » que l’on enseigne à l’Ecole ! (Ni patrie ni frontières)

Article mis en ligne le 18 juin 2017

La laïcisation de l’instruction primaire, dont ne veut pas notre République bourgeoise, n’est que la substitution d’une religion à une autre. C’est la foi capitaliste qu’il s’agit de mettre, dans le cerveau en formation de la France ouvrière, au lieu et place de la foi chrétienne, pour la plus grande sécurité et pour le plus grand profit de ses exploiteurs économiques et politiques.
Il suffit pour s’en convaincre, d’avoir des enfants dans les écoles communales et de jeter les yeux sur les manuels qui leur sont mis en mains.
C’est ainsi que personnellement j’ai dû feuilleter la Première année d’instruction morale et civique, d’un nommé Pierre Laloi. Et dans cet ouvrage – « compris, s’il vous plaît, dans la liste annexée à la circulaire ministérielle du 17 novembre 1883, et fourni gratuitement par la Ville de Paris à ses écoles communales », – j’ai vu ceci, qu’au lieu d’apprendre à mes fils, comme dans les écoles congréganistes, à « aimer » et à « servir » un Dieu imaginaire, on leur apprenait à « aimer » et à « servir » – ce qui n’est pas imaginaire, hélas ! – les actionnaires de la Compagnie d’Anzin, les gabelous de M. Rouvier et la triple étoile d’un Galliffet ou d’un Boulanger ramassée dans le sang fédéré.
Au lieu du miracle d’un Dieu « créant le monde en six jours », ce qu’on enseigne à nos petits, c’est le miracle du Capital donnant, avec du travail, « la vie aux pauvres gens » et appelé à jouir de son œuvre « en les voyant passer le dimanche avec leurs belles blouses propres » et en se disant : « C’est moi qui ai fait cela ! » (p. 41.)
Au lieu du miracle de la Rédemption de l’humanité par la collaboration d’une vierge et d’un pigeon, c’est le miracle de la Rédemption de la classe ouvrière par le petit sou épargné et placé dès l’enfance – lequel sou ne peut se transformer en louis d’or pour les uns que par le vol du produit du travail des autres.
Au lieu du mystère de la « très sainte et très indivisible Trinité », c’est le mystère de la valeur reproductive de l’Argent, au moyen de sa conversion en titres de rente ou en actions.
Au lieu du mystère de l’Incarnation, c’est le mystère de « la Concurrence profitant à tout le monde parce qu’elle oblige le travailleur à produire (lisez à se vendre) à meilleur marché » (p. 46).
Ce qu’on veut, sous prétexte d’instruction – et ce qui ressort de toutes les pages de ce livre – c’est façonner dès six ou sept ans les prolétaires de demain à leur misère, en leur prêchant « l’inégalité des conditions comme ne pouvant être évitée » (p. 42).
C’est les amener à « rendre le plus possible à leurs employeurs » en leur faisant un devoir de « s’appliquer à leur travail comme s’ils devaient eux-mêmes en vendre le produit », de n’être « ni paresseux, ni négligents et de ne pas se dire pour s’excuser : J’en donne au patron pour son argent, car, en acceptant le prix qui leur a été offert, ils se sont engagés à bien travailler » (p. 56).
C’est les détourner de la grève en la leur dépeignant comme très dangereuse et « coûtant toujours aux ouvriers, comme aux patrons, des sommes considérables » (p. 60).
Et qu’on n’aille pas s’imaginer que cet Evangile de la servitude ouvrière, dû au Pierre Laloi en question, soit une exception.
Mon rôle de père de famille m’a fait, il n’y a que quelques jours, à la rentrée, faire connaissance avec un autre ouvrage également imposé, de M. Gabriel Compayré, celui-là. Et les Eléments d’éducation civique et morale de ce « membre de la Chambre des députés, professeur à la Faculté des lettres de Toulouse, lauréat de l’Académie française », plus abêtissants encore, sont coulés dans le même moule capitalolâtre.

La partie économique – douze grandes pages (173-185) – n’est qu’une charge à fond contre le Congrès socialiste de Marseille de 1880, que l’on dénature à plume que veux-tu, lui faisant poursuivre « la destruction du capital, qui serait la ruine de l’ouvrier et le commencement de la misère générale » (p. 177), alors que ce qu’il a préconisé c’est l’appropriation sociale des moyens de production, substituant l’ordre dans la production à l’anarchie actuelle et assurant à l’ensemble des producteurs l’intégralité de leur produit.
Sous formes de lettres entre « Georges et l’instituteur de X. », et sur le dos des « délégués des sociétés ouvrières » on y reprend, à l’usage et pour l’embourgeoisement de la progéniture prolétarienne, toutes les âneries économistes contre le Parti ouvrier, depuis le « partage égalitaire des fortunes qui ne durerait pas deux jours » (p. 175), jusqu’à « la légitimité de la propriété capitaliste » (p. 177), et à son utilité « pour les ouvriers auxquels elle assure du travail » (id.).
On y expose sans rire que la Révolution bourgeoise de 1789 était nécessaire parce qu’elle « poursuivait la suppression des privilèges » de la noblesse et du clergé, mais que la Révolution ouvrière de demain serait un « crime » (p. 175), parce qu’elle atteindrait les privilèges de la bourgeoisie... Et, après avoir mis sur le compte de « la nature » la division de la société « en riches et en pauvres, en patrons et en ouvriers » (p. 177) et déclaré une « utopie l’extinction du paupérisme » (p. 184), on conclut à la soumission plus que volontaire, reconnaissante, des salariés à « la loi, qui est une règle de justice » (p. 185).
Telle est la façon dont, sous couleur de faire de nos enfants des deux sexes de bons citoyens, nos prétendus laïcisateurs fabriquent ou s’efforcent de fabriquer de la chair à profit bien docile.
Et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que depuis même qu’il existe une minorité socialiste à l’Hôtel de Ville, de pareils catéchismes, cent fois plus détestables que l’autre, aient pu continuer à circuler sans jamais, mais jamais, avoir été seulement discutés.
II s’est trouvé des Lavy, après les Hovelacque et les Edgar Monteil, pour s’emballer comme de simples Léo Taxil (première manière) après les mots de « Dieu » et « d’immortalité de l’âme » maintenus dans un enseignement qui devrait être exclusivement scientifique.
Mais personne pour stigmatiser et demander qu’on mette à la porte de l’école la pire des religions, la religion du capital !

Jules Guesde

(Le Socialiste, 22 octobre 1887.)