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Politiques démographiques et lutte contre la pauvreté

La pauvreté et le planning familial sont deux concepts très populaires dans les ONG qui s’intéressent au « développement du tiers monde ». Des institutions importantes comme la Banque mondiale prétendent souvent que la pauvreté du Sud ne pourra être enrayée que lorsqu’on freinera la croissance rapide de la population.

Article mis en ligne le 15 juin 2017

Cette façon de penser est fondée sur le néo-malthusianisme. Le raisonnement est à peu près le suivant : « Les ressources comme le pétrole, l’eau et la nourriture ne sont pas inépuisables. Un jour, le monde ne disposera plus de suffisamment de ressources pour nourrir une population en augmentation constante. Les statistiques montrent que la croissance démographique est plus rapide dans le tiers monde. C’est pourquoi nous devons tout particulièrement ralentir la croissance démographique dans ces régions du globe. »

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la politique démographique a été promue de façon particulièrement agressive par de puissants groupes américains, parmi lesquels de nombreux industriels, comme la fondation Ford, Rockefeller et Hugh Moore. Pourquoi la politique démographique est-elle si importante à leurs yeux ? Certains pourraient réaliser des bénéfices plus juteux, comme Dow Chemical qui produit des contraceptifs, s’ils ne défendaient pas une telle position. D’autres ont des intérêts plus indirects. Il y a une trentaine d’années, l’instabilité politique était beaucoup plus importante dans le « tiers monde ». Les mouvements de libération nationale combattaient le colonialisme. En Amérique latine, les paysans pauvres se révoltaient régulièrement. La position industrielle des Etats-Unis était menacée. Comme ils ne voulaient pas discuter de leurs propres responsabilités dans les problèmes du « tiers monde », ces puissants groupes américains incriminaient la croissance démographique. Les révoltes et le « communisme » étaient attribués à la croissance de la pauvreté, qui elle-même était censée provenir de la croissance démographique. La politique démographique offrait une issue facile : le planning familial amènerait la prospérité. Les gouvernements et les opinions publiques furent bombardées par la propagande malthusienne. Des livres comme La Bombe P (P comme Population) de Paul Ehrlich devinrent des best-sellers.

Une solution facile
Pour les élites des centres capitalistes, tout comme pour celles du Sud, la politique démographique était censée offrir une solution facile au problème de la pauvreté. Bien que ce fût un sujet très sensible, cette politique fut rapidement acceptée. Les Etats-Unis furent le premier pays à l’adopter. C’est ainsi que le président Johnson déclara : « Chaque fois que nous investissons 5 dollars dans la politique démographique, nous économisons 100 dollars d’investissements dans la croissance économique. » De plus, il semblait beaucoup plus facile et économique de tuer une guérilla dans l’utérus des femmes du peuple que dans les montagnes.
L’Association des Nations unies pour le planning familial fut créée en 1968 et cette institution donna à la politique démographique un masque de neutralité. Lors de sa première conférence mondiale, à Bucarest, en 1974, la politique démographique fut universellement acceptée. Presque tous les Etats du « tiers monde » la soutiennent aujourd’hui, du moins verbalement. Au fil des années, cette politique a su s’adapter aux critiques et aux nouvelles situations politiques. Aujourd’hui, les gouvernants ne manquent jamais de souligner l’importance d’une « approche globale ». Ils veulent dire que la politique démographique ne peut pas, bien sûr, remplacer l’aide au développement, mais qu’elle la soutient. D’autre part, les désastres écologiques, comme la déforestation et la désertification, sont désormais fréquemment attribués à une croissance trop rapide de la population. Et aujourd’hui l’on se préoccupe beaucoup de la position des femmes. Malgré tous ces changements, l’idée principale est restée la même : dans le « tiers monde », la pauvreté serait provoquée par une croissance démographique plus rapide. L’aide au développement et l’émancipation des femmes sont aujourd’hui mises en avant surtout à cause de leurs effets négatifs sur la fertilité.

Une théorie erronée
Ces théories démographiques sont totalement fausses. Tout d’abord, il n’existe aucun lien automatique entre la taille ou la densité d’une population et la pauvreté. Le Japon et l’Europe occidentale sont des régions très densément peuplées qui jouissent d’économies riches. D’un autre côté, l’Afrique est peu peuplée. Une croissance démographique rapide ne provoque pas automatiquement un retard économique. Dans beaucoup de pays, la croissance démographique est allée de pair avec la croissance économique. Il existe beaucoup d’autres causes qui provoquent l’arriération économique.

Les ressources mondiales sont inégalement distribuées. Un Américain utilise, en moyenne, 300 fois plus d’énergie qu’un habitant du Bangladesh. Pour les 16 millions d’enfants qui naissent chaque année dans les pays riches on dépense 4 fois plus de ressources que pour les 109 millions d’enfants qui naissent dans les pays pauvres. La pauvreté pousse les gens vers des zones peu fertiles, dont les sols sont rapidement épuisés. Cela provoque l’érosion des sols, la désertification et des disettes. En Amérique latine, 2% de la population possède 47% des terres. La plus grande partie de la production agricole est exportée vers les pays riches. De toute façon, ces produits sont souvent trop chers pour les pauvres. Durant la grande famine de 1984, l’Ethiopie a continué à exporter du café. En fait, c’est le mode de vie occidental qui provoque la plus grande partie des dégâts écologiques. Mais dans les rapports de la Banque mondiale ce mode de vie est considéré comme « normal », impossible à changer.

La fertilité
Néanmoins, il est aussi difficile d’influer sur la fertilité dans le « tiers monde ». Dans les années 1950, les décideurs croyaient encore qu’il suffirait de distribuer gratuitement des préservatifs. Aujourd’hui, on développe toutes sortes de campagnes et de projets autour du planning familial, comme le fait de proposer des crédits aux parents qui n’ont pas plus de deux enfants. Ces projets s’accompagnent souvent de mesures de coercition, directe et indirecte. Les gouvernants ont beaucoup de mal à réduire le nombre d’enfants procréés dans chaque famille. Les enfants constituent une assurance-vie pour la plupart des pauvres. Ceux-ci n’ont pas d’argent pour acheter des machines, et les enfants commencent à travailler très jeunes. Et il existe bien des moyens de gagner de l’argent dans les villes. De nombreuses familles ne pourraient pas survivre sans le travail de leur progéniture. Le coût d’entretien des enfants est plus faible que le revenu qu’ils rapportent. Enfin, les enfants peuvent prendre soin de leurs parents quand ceux-ci vieillissent. Tous ces facteurs, qui se combinent avec des taux élevés de mortalité infantile, font que les pauvres ont beaucoup d’enfants. Dans ce contexte, il est particulièrement cruel d’imposer le planning familial.

Les stérilisations forcées
La mise en pratique des politiques démographiques peut se révéler extrêmement néfaste, et c’est pourquoi de nombreuses organisations de femmes y sont opposées. Les gouvernements utilisent parfois la coercition directe. En Inde, l’administration organise fréquemment des raids surprises sur des villages afin d’y stériliser toutes les femmes. Dans les années 1960, les Etats-Unis poussaient certains Etats à faire baisser la natalité en menaçant de ne pas leur distribuer d’aide alimentaire. Durant la famine au Bengladesh, on promit un sac de riz à chaque femme qui acceptait de se faire stériliser. On appelait cela une « récompense ». Mais les femmes qui refusaient d’être stérilisées étaient punies, car on ne leur distribuait pas de riz. On appliqua le même système de récompenses et de punitions au personnel médical qui stérilisait les femmes. Ces mesures brutales convenaient à des opérations rapides et bâclées.
Les gouvernants exercent aussi des pressions sur les femmes pour qu’elles utilisent des moyens contraceptifs qui durent longtemps. Mais ils ne les informent pas des risques que ces techniques impliquent, notamment la stérilité. Des produits médicaux qui sont rejetés dans les pays riches sont souvent revendus dans les pays du Sud. Les effets secondaires de ces médicaments sont encore plus dangereux car les femmes souffrent de la sous-alimentation. Parfois, les femmes meurent, parce qu’elles n’ont pas les moyens de payer une consultation médicale ou de s’arrêter de travailler pendant une journée. Parfois, elles sont rejetées par leurs familles, ou elles perdent leurs enfants à cause des taux de mortalité plus élevés.

Racisme
Les politiques démographiques ont été aussi utilisées par les gouvernements contre des groupes opprimés comme les Noirs en Afrique du Sud, les Indiens en Amérique du Nord et les habitants du Timor oriental en Indonésie. Il se passe la même chose à l’échelle mondiale. Mais, pour les gouvernants, toutes les populations ne sont pas obligées de réduire la natalité. En Europe, ils s’inquiètent du vieillissement de la population et en même temps ils ferment les frontières de ce continent. L’immigration n’est pas acceptée comme une solution. Les Etats craignent que la « culture européenne » ne disparaisse et que l’Europe ne puisse plus jouer son rôle dirigeant à l’avenir. C’est pourquoi de nombreux pays européens stimulent la natalité en augmentant les allocations familiales, en construisant plus de crèches et d’écoles maternelles, et en distribuant plus d’argent pour la naissance du troisième enfant.
Les politiques démographiques sont donc extrêmement sélectives : certains peuples ont le droit d’avoir des enfants, et d’autres non. Ces politiques s’adressent particulièrement aux femmes, comme toujours dans les sociétés patriarcales. L’idée que le Sud devrait réduire sa natalité est encore acceptée par beaucoup de gens, tout comme la nécessité des politiques démographiques. Mais les femmes du « tiers monde » ont souvent déclaré qu’elles veulent contrôler elles-mêmes leur fertilité, en toute liberté, et d’une façon qui ne mette pas en danger leur santé. Il faudra une longue lutte pour que toutes les femmes puissent décider librement de leur fertilité. Et cela sera bien plus complexe qu’une simple opération de distribution gratuite de contraceptifs.

Eric Krebbers,
De Fabel van de illegaal n° 60/61,
automne 2003