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Face aux menaces lancées contre elle, Ayaan Hirsi Ali mérite le soutien de la gauche

Post-scriptum
Peu après la publication de cet article, Ayaan Hirsi Ali a adhéré au VVD, le parti libéral de droite. En janvier 2003 elle a été élue députée.

La Néerlando-Somalienne Ayaan Hirsi Ali a dû récemment entrer dans la clandestinité. Elle était menacée par des fondamentalistes musulmans à cause de ses critiques virulentes contre la façon dont l’islam traite les femmes. Les racistes de la Nouvelle Droite néerlandaise sont devenus désormais ses plus ardents supporters. Comment en est-on arrivé là ? Et pourquoi ne s’est-elle pas alliée à la gauche ?

Article mis en ligne le 15 juin 2017

Quand, à la fin des années 1970, le dictateur Siad Barré a pris le pouvoir en Somalie, Hirsi Ali et ses parents ont fui en Arabie saoudite. Dans ce pays, elle devait tout le temps rester enfermée à la maison et ne pouvait avoir aucun contact avec des garçons. Ensuite, sa famille s’est installée au Kenya. Sa mère ne voulait pas qu’elle étudie parce qu’elle pensait que l’uniforme scolaire ne couvrait pas suffisamment le corps de sa fille. Son père, cependant, considérait que son éducation était plus importante que sa tenue vestimentaire, et il lui permit d’aller à l’école. Quelques années plus tard, sa famille la maria à un musulman fondamentaliste canadien. On ne demanda pas son avis à Hirsi Ali et elle ne fut même pas invitée à la fête qui se déroula lors de son propre mariage. Avec l’aide d’un ami néerlandais, elle s’enfuit ensuite aux Pays-Bas où elle étudia les sciences politiques. Elle travailla aussi comme interprète dans une clinique d’avortement et dans des refuges pour femmes. Elle mène actuellement des recherches pour la Fondation Wiardi Beckman, qui dépend du parti social-démocrate PvdA.

Violence sexuelle
Au cours des derniers mois, Hirsi Ali est devenu une personnalité célèbre aux Pays-Bas. Comme elle critiquait souvent l’islam, et que les grands médias aiment reproduire ce genre de propos, ils lui ont fréquemment donné la parole. Selon Hirsi Ali, les femmes musulmanes vivent dans une espèce de cage mentale : « Elles ont peur que leur famille ait honte d’elles, qu’on les considère comme des traînées(1). » Elle en a fait l’expérience elle-même. « Toute personne qui a rendu visite à un refuge pour femmes a certainement dû observer, de ses propres yeux, la souffrance, habituellement cachée, mais néanmoins énorme, des femmes musulmanes, une souffrance que la fondation Islam et Citoyenneté ne mentionne jamais. La communauté musulmane et les 753 associations musulmanes subventionnées par l’Etat néerlandais restent muettes à ce sujet. Seules les institutions qui apportent une aide psycho-sociale aux femmes ou s’occupent des enfants maltraités connaissent cette souffrance. Souvent les musulmanes font appel à leurs services. Dans les familles musulmanes il existe un tabou puissant à propos de la contraception, de l’avortement et des violences sexuelles. C’est directement lié à notre religion. Les filles qui tombent enceintes le gardent pour elles. La force contraignante de la religion n’a qu’une fonction négative, c’est une oppression pure. Ce qui en résulte, ce n’est pas un sentiment de communauté et de solidarité, mais de solitude et de déchirement intérieur. La seule solution pour une jeune fille enceinte est de se rendre dans une clinique d’avortement où régulièrement des musulmanes consultent un médecin pour une IVG, souffrance qu’elles endurent en silence. »

Hirsi Ali plaide pour la libération des femmes musulmanes. Et elle pense aussi que l’Islam doit connaître sa propre période des Lumières. « Nous, les musulmans, avons tendance à considérer des valeurs universelles comme la liberté individuelle et l’égalité des hommes et des femmes comme des valeurs exclusivement occidentales. C’est une erreur (2). »

Antisémitisme
Hirsi Ali ne critique pas seulement l’oppression des femmes au sein de l’Islam, mais aussi l’antisémitisme. « De nombreuses écoles islamiques enseignent la haine irrationnelle contre les Juifs et les incroyants, et des mosquées répètent ces propos tous les jours. Et cela va encore plus loin : dans des livres, des articles, des cassettes audio et dans les médias, les Juifs sont décrits comme les instigateurs du Mal. J’ai fait moi-même l’expérience des conséquences profondes de cette doctrine. La première fois que j’ai vu un Juif, j’ai été étonné qu’il s’agisse d’un être humain normal, fait de chair et de sang(3). »

Dès qu’elle est devenue célèbre aux Pays-Bas, Hirsi Ali a commencé à recevoir des menaces, qui sont devenues plus sérieuses quand elle a été invitée à la télévision plusieurs fois après septembre 2002. Son père, qui vit à Londres, aurait lui aussi été menacé, mais il l’a ensuite nié. On lui aurait demandé de mettre au pas sa fille, parce qu’elle nuisait à l’islam. Lorsque Hirsi Ali déclara qu’elle n’était plus musulmane, elle a dû se cacher. Dans le passé d’autres personnes ont payé de leur vie le fait de renoncer publiquement à l’islam.

« En Egypte l’imam très influent Mohamed Al-Ghazali a déclaré que l’apostasie est punie de mort. Si l’Etat ne punit pas l’apostat, alors c’est le devoir de tout musulman de le faire », explique Fred Leemhuis, spécialiste du monde arabe(4). Heureusement, Hirsi Ali n’est pas la seule femme d’origine musulmane qui critique la foi musulmane. La romancière marocaine Naima El Bezar a tenu des propos similaires(5). « J’entends un peu partout dire que les temps ne sont pas mûrs pour la critique », a-t-elle écrit. Tout d’abord, il y a eu la fatwa contre Rushdie, puis le 11 septembre et ensuite l’annulation de l’opéra Aicha à la suite de menaces fondamentalistes. Les musulmans sont censés subir une trop grande pression pour se livrer à une autocratique, dit-elle. « Mais si cela ne se passe pas maintenant, quand cela aura-t-il lieu ? » s’étonne-t-elle(6). Une chose est sûre, la gauche révolutionnaire et les militants féministes soutiennent franchement des femmes comme Hirsi Ali et El Bezaz. Pas spécialement pour protéger la liberté d’expression qui serait menacée, mais parce que la lutte pour la libération des femmes est aussi notre lutte.

La peur de l’Islam : un mythe
Malheureusement, aujourd’hui on entend rarement la voix de la gauche révolutionnaire et des féministes dans les débats politiques. C’est ce qui a sans doute contribué à pousser Hirsi Ali dans les bras des leaders d’opinion de la Nouvelle Droite. Ces réactionnaires se posent en protecteurs des Lumières, en « rebelles » opposés au « politiquement correct de la gauche ». Mais en réalité ce ne sont nullement des rebelles. Ils représentent au contraire la voix dominante dans les grands médias. Tout comme eux, Hirsi Ali prétend que la « peur » de l’islam dominerait les Pays-Bas. « Les politiciens et les décideurs sont déjà trop effrayés pour nous confronter, nous les musulmans, et nos illusions(2) », affirme-t-elle. Cependant, la triste réalité est qu’il n’y a pas un seul journal, revue, ou émission d’actualité télévisée qui ne s’attaque pas à l’islam.

Hirsi Ali a été repérée pour son talent politique par Jaffe Vink, un journaliste de la Nouvelle Droite, lors d’une réunion publique à Amsterdam en 2001. Assise dans la salle, elle est intervenue pour critiquer la société multiculturelle néerlandaise. Vink, qui supervise les pages hebdomadaires consacrées aux livres et aux débats d’idées dans le quotidien Trouw, a beaucoup apprécié son intervention : « Après le débat, nous sommes allés lui parler. Nous voulions qu’elle écrive un article pour nous. Dix jours plus tard, notre journal a publié “Laissez-nous avoir notre Voltaire” de Ayaan Hirsi Ali. »

Au cours des mois suivants, Vink lui a régulièrement accordé la parole dans son supplément hebdomadaire. « Elle écrit sur des questions que Bolkestein [ancien dirigeant du parti libéral de droite VVD, actuellement commissaire européen] a commencé à traiter il y a plus de dix ans », écrit Vink(3). « À l’époque, les partis de gauche ne savaient absolument pas comment aborder ces problèmes. La discussion a été approfondie par Paul Scheffer [leader d’opinion social-démocrate](8). L’intégration et l’immigration sont des problèmes qui affectent profondément l’avenir de notre pays. Il est étrange que l’on laisse la discussion de toutes ces questions à Fortuyn(9). »

En fait, pour Vink, Hirsi Ali n’est qu’un alibi afin de ne pas être lui-même accusé de racisme. Son soutien apparent à la lutte des femmes musulmanes est complètement opportuniste et motivé par le racisme. Dans ses articles Vink soutient régulièrement la Fondation Burke, organisation ultraconservatrice(10) qui a fait du combat patriarcal contre le féminisme son principal objectif. La Fondation Burke plaide avec véhémence contre le divorce, l’avortement, l’homosexualité, les relations sexuelles en dehors du mariage et le travail des femmes. En clair : contre l’égalité des hommes et des femmes. Contre tous les acquis du mouvement des femmes dont Hirsi Ali voudrait que les musulmanes bénéficient aujourd’hui.

Les femmes travailleuses
Hirsi Ali est également soutenue avec enthousiasme par l’antisémite Theo Van Gogh et le journaliste antimusulman Sylvain Ephimenco. Et le parti libéral de droite VVD essaie aussi d’utiliser Hirsi Ali au service de sa propagande nationaliste. « Leur travail [celui de Van Gogh et Hirsi Ali pour le film Soumission] mérite toute notre admiration. Ils défendent la liberté qui fait partie de l’identité néerlandaise. La liberté d’expression, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’égalité des droits entre hommes et femmes, le bon sens, la sécularisation et une attitude critique mais tolérante envers les dissidents(11). » Ce soudain intérêt pour les musulmans, de la part des leaders d’opinion de la Nouvelle Droite, ressemble fort à l’intérêt des capitalistes pour les ouvrières, il y a un siècle.

À l’époque, les bourgeois utilisaient aussi les discussions sur la violence contre les femmes pour justifier leur propre pouvoir. Ils affirmaient que les « ouvriers » étaient arriérés et irresponsables, tout comme aujourd’hui à propos des musulmans. L’image de l’ouvrier alcoolique qui tapait sa femme fut mise au centre du débat. Exactement comme aujourd’hui, quand on met des hommes musulmans barbus au centre de la discussion sur les violences sexuelles. Et, aujourd’hui comme hier, on évacue de la discussion les attitudes semblables qui ont cours chez les mâles de la classe dominante.

Appartenant à la même tradition patriarcale, des hommes comme Jaffe Vink profitent aujourd’hui encore une fois de l’oppression de femmes comme Hirsi Ali. Après qu’elle eut été menacée, Vink a écrit une déclaration dans laquelle il ne mentionne pas une seule fois les violences sexuelles. Il prône seulement « une discussion ouverte sur l’islam aux Pays-Bas »(12). Quelques dizaines d’écrivains ont signé sa déclaration. Combien d’entre eux auraient mis leur nom au bas d’un texte réclamant une discussion ouverte sur les violences sexuelles, ou sur le christianisme aux Pays-Bas, discussion dans laquelle les immigrés auraient eu, eux aussi, le droit de s’exprimer équitablement ?

Victoire de la droite
En s’adressant à la communauté musulmane, Hirsi Ali présente malheureusement des arguments parfois unilatéraux et ultrasimplifiés. Et c’est ce qui permet à ses critiques d’être utilisées par la Nouvelle Droite. En effet, sa lutte contre l’islam se déroule dans une société qui, chaque jour, glisse davantage vers la droite. Les élites dirigeantes renforcent leur influence en se servant des critiques de l’islam pour encourager le racisme. Elles promeuvent l’oppression des femmes et des immigrés, et cherchent à expulser autant de migrants et de réfugiés que possible. Ce ne sont pas seulement les fondamentalistes musulmans qui constituent un danger mais aussi et surtout le glissement de la société néerlandaise vers la droite. Hirsi Ali devrait adapter ses critiques afin de combattre la droite au lieu de lui fournir sans cesse de nouveaux arguments. Et elle devrait se situer plutôt dans la tradition des Lumières, du féminisme et de la gauche révolutionnaire, que de la Nouvelle Droite.
De plus, Hirsi Ali pourrait formuler ses critiques de façon plus précise. Par exemple, elle attribue l’excision(*) à tout l’islam, alors que la majorité des musulmans rejettent cette mutilation horrible. Elle n’établit pratiquement aucune distinction entre l’islam et le fondamentalisme musulman, c’est-à-dire le fascisme religieux. En rendant les musulmans responsables de tous les crimes commis par les fondamentalistes, elle fait clairement le jeu de la Nouvelle Droite. Ce courant essaie lui aussi de critiquer tous les musulmans, et même tous les non-Blancs, de les présenter comme l’expression d’un danger islamique pour justifier de nouvelles mesures racistes répressives. Après les menaces contre Hirsi Ali, Koen Koch, journaliste de Trouw, a affirmé très sérieusement qu’à l’intérieur de l’islam « les menaces de condamnation à l’enfer et à la damnation, pas seulement au sens métaphorique mais au sens de la liquidation physique, font toujours partie des moyens couramment utilisés (12) ».

Patriarcat

Hirsi Ali pourrait aussi généraliser sa critique de l’islam à toutes les religions et les cultures, y compris chrétiennes, qui sont toutes fondamentalement patriarcales. Dans ses articles, elle ne parle que des musulmanes dans les refuges pour femmes. Mais les femmes de toutes les religions et de toutes les cultures sont obligées de fuir la violence masculine. Cela ne concerne pas uniquement l’islam. Les refuges pour femmes ont été créés par des féministes radicales éduquées dans le cadre de « notre culture chrétienne », à une époque où très peu de musulmans vivaient aux Pays-Bas. Et l’excision n’est pas une pratique réservée à l’islam, car les chrétiens et les panthéistes la pratiquent encore en Ethiopie et en Somalie. Dans le monde occidental, beaucoup de femmes ont été excisées jusqu’à la fin du XIXe siècle. Aux Etats-Unis, des médecins excisaient même encore des lesbiennes au milieu du XXe siècle, par exemple pour les empêcher de se masturber. Plutôt que de continuellement fournir de nouvelles munitions aux leaders d’opinion de la Nouvelle Droite, Hirsi Ali ferait mieux de s’attaquer à l’oppression des femmes dans toutes les religions et cultures patriarcales, et pas simplement à l’islam.

Finalement, dans ses analyses sur la misère dans le monde islamique, Hirsi Ali pourrait souligner la responsabilité des grandes entreprises et des gouvernements occidentaux. Probablement pour convaincre ses ex-coreligionnaires musulmans elle charge uniquement l’islam. « Nous, musulmans, oublions complètement d’équilibrer la religion et la raison. Résultat : la pauvreté, la violence, l’instabilité politique, la crise économique et la souffrance humaine. (…) Dès notre naissance, nous, musulmans, sommes complètement immergés dans la religion, et telle est la cause de notre arriération. » Hirsi Ali tend aussi à reprendre à son compte le point de vue des Etats occidentaux. Selon elle, il est important que « 5 des 7 Etats qui soutiennent les terroristes et sont donc sur la liste du Département d’Etat soient des pays musulmans ; et que la majorité des organisations terroristes mentionnées dans cette liste soient des organisations musulmanes(2) ». Il est temps que Hirsi Ali décrypte un peu mieux l’idéologie et toutes les belles promesses des élites dirigeantes et commence à s’intéresser davantage à la réalité violente de « l’Occident ».

Eric Krebbers
(2002)

Notes

* L’excision est une coutume africaine pré-islamique qui n’a rien à voir avec la religion musulmane, même si elle s’est répandue ensuite dans les pays musulmans (NdT).

1. « Ontsnapt uit de mentale kooi, nu angstig stil », Steffie Kouters, De Volkskrant, 19.9.2002.
2. « Waarom lukt het ons niet om naar onszelf te kijken », Ayaan Hirsi Ali, Trouw, 16.3.2002.
3. Cité dans : « Kom op socialisten, debatteer ! », Jaffe Vink, Trouw, 23.3.2002.
4. « Het vonnis voltrekken zou de plicht zijn van iedere moslim », Yoram Stein, Trouw, 19.9.2002.
5. Sur Naima El Bezaz, cf. aussi « Er wordt oppervlakkig over illegalen geschreven », Petra Schultz, Archives De Fabel sur Internet.
6. « Uitstoting dreigt voor kritische moslims », Jannie Groen, De Volkskrant, 19.9.2002.
7. Cf. aussi « De kruistocht van Jaffe Vink », Eric Krebbers, Archives De Fabel sur Internet.
8. Cf. aussi « Scheffer voert oorlog tegen zelfverzonnen vijand », Eric Krebbers, Archives De Fabel sur Internet.
9. Cf. aussi « Het rechts-populisme van Pim Fortuyn », Harry Westerink, Archives De Fabel sur Internet.
10. Cf. aussi « Conservatieven willen verworvenheden vrouwenbeweging terugdraaien », Eric Krebbers et Inge van de Velde, Archives De Fabel sur Internet.
11. « Erfgoed Verlichting verdedigen tegen fanatici », Patrick van Schie et Sabine Bierens, De Volkskrant 20.9.2002.
12. « Het gelijk van Ayaan », Koen Koch, Trouw, 21.9.2002.