Bandeau
Ni patrie ni frontières
Slogan du site
Descriptif du site
Quelques pistes pour un bilan du « trotskysme » (2007)

Dans la mesure où ce numéro aborde la politique, principalement électorale, des trotskystes français, il est utile de rappeler rapidement les grandes lignes de ce qu’a été le « trotskysme » à ses débuts (cf. le second texte « Faillite du trotskysme » publié en 1977 par le groupe Combat communiste) et de préciser comment une discussion fructueuse pourrait s’engager sur un bilan des groupes qui se réclament de cette idéologie.

Article mis en ligne le 5 mai 2017

Quatre conditions préalables pour engager une discussion approfondie
 Il est stérile de discuter du trotskysme comme les trotskystes eux-mêmes (et la plupart de leurs adversaires) le font. C’est-à-dire comme s’il s’agissait d’une idéologie cohérente et unifiée : continuation du « léninisme » (pour ses partisans) ou du « stalinisme (pour ses adversaires anarchistes) ; « marxisme révolutionnaire du XXIe siècle », etc.
Traiter le trotskysme comme un tout cohérent peut servir dans le cadre d’une polémique expéditive, mais il s’agit d’un procédé paresseux pour aborder les idées et les pratiques hétérogènes des trotskystes.

 Il faut différencier les idées de Trotsky (particulièrement entre son exil d’URSS en 1927 et son assassinat en 1940), de ce qu’elles sont devenues entre les mains de ses partisans. Aujourd’hui, les différentes formes de « trotskysme » n’ont plus grand-chose de commun, en théorie et en pratique, avec leurs origines, même si quelques tics de langage, quelques idées dépareillées et quelques formes de raisonnement ont survécu. Ce qui reste surtout c’est le culte de la personnalité de Trotsky… et l’incapacité à faire le bilan de son œuvre théorique et de ses actions au pouvoir comme en exil.

 Réduire le(s) trotskysme(s) à une forme de « centrisme » (une idéologie qui balance sans cesse entre la réforme et la révolution) n’est qu’une preuve de dogmatisme sectaire et autosatisfait (travers dans lequel l’auteur de ces lignes est autrefois tombé…).

Ce procédé permet de réduire systématiquement l’évolution complexe des différents courants politiques du mouvement ouvrier à trois forces fondamentales : les révolutionnaires (nous-mêmes bien sûr), les contre-révolutionnaires (staliniens et réformistes) et ceux qui se trouvent entre les deux : les centristes. Cette vision ne fait que copier bêtement ce que Lénine écrivit durant la Première Guerre mondiale, quand il analysa les tendances au sein de la social-démocratie, et ne peut être appliqué sérieusement à tous les groupes qui se disent révolutionnaires depuis presque un siècle. De même que sont inopérantes toutes les comparaisons qui se fondent sur les courants politiques russes avant 1917 (bolcheviks, mencheviks, narodniks) et tentent désespérément d’en retrouver les équivalents actuels, dans des rôles répartis à l’avance.

 Aujourd’hui il est plus important de souligner ce que font les trotskystes, que ce qu’ils écrivent. Ou plutôt d’étudier la relation entre ce qu’ils écrivent et ce qu’ils font dans la pratique, du moins dans les pays où ils ont une petite influence sur la réalité. Et cette démarche peut s’appliquer à tous les courants politiques qui se prétendent anticapitalistes. Un groupe comme Alternative libertaire est, dans sa pratique, plus proche de la LCR que de la FA. Le SWP britannique ressemble plus aux groupes mao-populistes des années 1970 qu’aux International Socialists marxistes-luxembourgistes des années 50 ou même au SWP (britannique) trotskyste des années 70 La CNT-AIT est autant influencée par l’ultragauche marxiste que par la CNT espagnole, etc.
Il n’existe plus de frontières étanches entre les tendances « révolutionnaires » les plus actives. Ou, si elles existent, elles sont plus subtiles, ou plutôt beaucoup plus confuses, que les différences politiques ou pratiques, affichées publiquement.
Ces considérations préalables sont essentielles, parce que si nous ne tombons pas d’accord sur ces points d’accord minimaux, discuter du trotskysme se réduit à une discussion généalogique : on remonte aussi loin que possible dans le passé (pour les révolutionnaires, généralement, à la moitié du XIXe siècle) et ensuite on établit une liste apparemment cohérente d’ancêtres politiques (ce que les marxistes appellent le « fil rouge » ou la « continuité historique » ). Puis le jeu (et la réflexion politique) est déjà terminé : le groupe auquel vous appartenez aujourd’hui appartient à une longue tradition, apparemment cohérente, qui a toujours eu raison sur les questions essentielles depuis 150 ans, donc évidemment tout ce que vous faites et dites aujourd’hui est juste (voire « scientifique ») puisque vous agissez dans la continuité de vos ancêtres omniscients.

Les échecs de Trotsky
Ils sont a posteriori faciles à repérer, du moins en ce qui concerne l’analyse de l’Union soviétique et la volonté de défendre bec et ongles les idées de Lénine et les thèses politiques des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste. Ce travail de critique des idées de l’Opposition de Gauche et de Trotsky a été partiellement effectué par les différentes tendances « capitalistes d’Etat » (Socialisme ou Barbarie de Claude Lefort et Cornélius Castoriadis ; Tony Cliff et les International Socialists, dans les années 50 et 60 ; CLR James et Raya Dunanayevskaïa aux Etats-Unis), mais aussi par les communistes de gauche (Amadeo Bordiga, Anton Pannekoek, Grandizio Munis, Otto Rühle, Paul Mattick) et les anarchistes (pour ceux-ci dès les années 20 de Luigi Fabbri à Makhno en passant par Alexandre Berkman, Emma Goldman et Rudolf Rocker). Ce travail a été utile parce qu’il a montré que la conception du marxisme de Trotsky a eu des conséquences politiques désastreuses quand il a analysé le stalinisme, à la fois en URSS et dans d’autres pays. Et aussi qu’il a proposé des tactiques erronées face au réformisme et à la crise générale du capitalisme des années 30.

Mais les critiques de Trotsky élaborées pendant les années 20 et 30 (et celles reprises ensuite par les « gauches communistes » jusqu’à aujourd’hui) partageaient toutes l’idée qu’une révolution internationale était possible entre les deux guerres. Cette hypothèse devrait être aujourd’hui réexaminée en détail, si l’on veut comprendre ce qui s’est passé entre les deux guerres mondiales mais aussi après la Seconde Guerre mondiale.

En d’autres termes, l’explication par une longue « contre-révolution » et par l’absence d’un Parti révolutionnaire ne suffit pas à expliquer le poids et la persistance du réformisme social-démocrate et les raisons pour lesquelles le stalinisme a pu si facilement contrôler les jeunes partis communistes.
Dernier point important : les analyses des « capitalistes d’Etat » et des communistes de gauche partaient de l’hypothèse que les catégories marxistes pouvaient être appliquées à l’économie et la politique de la Russie soviétique. Bien que l’Union soviétique n’existe plus aujourd’hui, il est consternant et inquiétant que, depuis la chute du Mur de Berlin et la disparition de l’URSS, aucun groupe révolutionnaire n’ait essayé de réévaluer le stalinisme maintenant que l’accès à ce pays, ses archives et ses habitants est beaucoup plus facile. On pourrait établir le même constat à propos des anciens Etats staliniens d’Europe de l’Est. Personne n’a tenté de comparer et confronter, d’un côté, les expériences et les théories du stalinisme dans les pays d’Europe de l’Est élaborées par les rares révolutionnaires locaux, et, de l’autre, les analyses produites en Occident. Au moins pour un dernier bilan des points forts et des points faibles des analyses du stalinisme.

Cette faiblesse théorique et cette lâcheté politique ont des conséquences très dangereuses parce que cette suffisance intellectuelle signifie que le problème bureaucratique au sein du mouvement ouvrier est aujourd’hui encore sous-estimé, y compris par ceux qui ont toujours dénoncé la bureaucratie comme une classe ou une « couche sociale parasitaire » ( ?!) dans les Etats staliniens.

Qu’est-il arrivé aux idées de Trotsky ?
La plupart des groupes trotskystes ont en fait rejeté les intuitions les plus révolutionnaires de leur mentor politique. Ils ont conservé le pire (les recettes tactiques comme l’entrisme dans les partis réformistes, la croyance dans l’effet magique de slogans politiques comme l’Assemblée constituante, le Front unique ou le gouvernement « ouvrier » ) et rejeté le meilleur (sa haine révolutionnaire du stalinisme et du réformisme).

Au moins une chose positive est resté du volontarisme de Trotsky, si on compare le destin des groupes trotskystes avec celui des groupes influencés par les tendances « ultragauches » marxistes : les groupes trotskystes ont attiré des gens (des intellectuels de toute sorte, mais aussi des travailleurs) qui voulaient faire quelque chose de concret contre le capitalisme et l’oppression, tandis que les « gauches communistes » ont souvent attiré des hommes et des femmes qui méprisaient ce qu’ils appelaient l’ « activisme », ou avaient une analyse tellement défaitiste et négative de la réalité qu’ils se réfugiaient dans l’étude ou le simple commentaire de l’actualité. Ainsi aujourd’hui en France, par exemple, les militants trotskystes sont connus sur leur lieu de travail, ils dirigent des grèves ou du moins ils défendent publiquement leurs idées dans les mouvements sociaux, tandis que rarissimes sont les militants « ultragauches » massivement connus par leurs collègues et qui aient joué un rôle déterminant dans des grèves récentes. En d’autres termes, il existe une étrange division du travail : les trotskystes agissent (avec des tactiques politiques et des stratégies totalement erronées) et les « ultragauches » les critiquent dans leurs publications théoriques confidentielles.

Si l’on revient aux aspects négatifs des différentes formes de trotskysme depuis 60 ans, on peut en ébaucher une première liste, sans doute incomplète :
– suivisme vis-à-vis des mouvements de libération nationale,
– suivisme vis-à-vis des Etats nés après le succès de ces mouvements de libération,
– suivisme vis-à-vis des prétendues tendances de gauche apparues dans les partis socialiste et communiste ou dans les syndicats,
– incapacité d’analyser les tendances fondamentales du capitalisme après-guerre :

a) jusqu’à la fin des années 50 les trotskystes pensaient qu’une Troisième Guerre mondiale allait se produire, et par la suite ils ne sont jamais demandé pourquoi ils s’étaient trompés ;
b) et ensuite ils ont été incapables de prévoir les tendances fondamentales du capitalisme mondial : crise du pétrole, crises écologiques, rôle social des femmes et ses conséquences sur la société capitaliste, modifications du rôle international et de la place de puissances capitalistes comme la Chine et l’Inde, disparition de l’URSS et des Etats staliniens d’Europe de l’Est, changements fondamentaux au sein de la classe ouvrière occidentale et mondiale, etc.
– incapacité de renouveler, moderniser le programme socialiste à la fois en fonction des échecs des révolutions entre deux guerres et les changements qui se sont produits au sein du capitalisme mondial.

Y.C.