Aujourd’hui les mots de « fascisme », « pétainisme », « collabo » et autres références à la période de Vichy sont volontiers utilisés par certains militants pour caractériser le président Sarkozy et son gouvernement, en particulier en ce qui concerne les questions des sans-papiers et des lois sécuritaires. Chez certains, ces références sont utilisées dans un but de mobilisation, sans pour autant qu’ils soient convaincus de la nature présumée « fasciste » de ce gouvernement. D’autres, au contraire, sont persuadés qu’une « fascisation » de la France est en cours. La récente propagande électorale de gauche et d’extrême gauche a d’ailleurs contribué à construire cette peur de l’homme « dangereux », participant ainsi encore un peu plus à la personnalisation de la politique.
Un rapide petit retour sur l’histoire pourra peut-être permettre, ici, de rappeler ce que fut la France sous Vichy. Libre à chacun ensuite de continuer la comparaison ou d’affiner ses analyses. Nous nous appuierons sur les ouvrages de Robert O. Paxton (1972), La France de Vichy, 1940-1944 et de Pierre Milza (1987), Fascisme français, Passé et Présent.
Vichy doit se comprendre à la fois comme une réaction à une lourde défaite militaire fort traumatisante et comme la suite des conflits de politique internes à la Troisième république. C’est le 17 juin 1940 que se forme le gouvernement Pétain, décidé à négocier l’armistice. Petit à petit se met en place un régime nouveau, soutenu à ses débuts par une majorité de la population, qui accorde sa confiance au Maréchal, héros de la guerre de 1914-1918, symbole du « père des Français ». Ce n’est que progressivement que le piège de la Collaboration rendra le régime de plus en plus impopulaire.
La défaite est attribuée par le nouveau régime réactionnaire à la « décadence sociale et morale » des Français, aux insuffisances du « parlementarisme » et à la mauvaise influence des « communistes » et du gouvernement de 1936 du Front populaire. Devant le trop de libertés perçues, s’impose le retour à « la hiérarchie » et à « l’autorité ». Celles-ci s’incarnent dans le respect au Maréchal, dont les pleins pouvoirs sont votés le 10 juillet par les sénateurs et les députés par 569 voix contre 80 et 17 abstentions.
Le nouveau régime se caractérise par un exécutif fort. L’utilisation du suffrage universel est globalement fort limitée. Les deux chambres perdent du pouvoir et restent en fonction jusqu’en septembre 1942. Les associations d’anciens combattants et « la Légion » servent de courroie de transmission avec le pouvoir dans chaque village. Ils sont les agents du « patriotisme » et du « loyalisme » envers le régime. Le rôle des préfets est renforcé, les conseils généraux sont remplacés en octobre 1940 par des conseils administratifs dont les membres sont nommés et, à partir de novembre 1940, les maires des communes de plus de 20 000 habitants sont eux aussi désignés par le gouvernement. A partir d’avril 1941 est créée la fonction de préfet régional afin de mieux assurer l’ordre public et le ravitaillement de la population.
L’attention du gouvernement se porte sur les deux piliers de l’ordre social et moral : l’Eglise et la famille. Le régime rétablit l’enseignement religieux facultatif dans l’enseignement public et l’Etat subventionne les écoles privées. Dès 1940, les instituteurs du primaire sont surveillés et l’on révoque tous ceux qui semblent trop opposés au régime. Obligation leur est faite de prêter serment au Maréchal. En août 1941, des programmes différents sont établis pour la ville et la campagne, pour les garçons et les filles. L’ « amour » de la France doit être enseigné dans les écoles. Hors de l’Ecole, de nombreux mouvements de jeunesse sont formés ou renforcés aux côtés du mouvement officiel des Compagnons de France, destiné, selon Pétain, à être l’avant-garde de la « révolution nationale ». L’appel aux drapeaux étant suspendu, obligation est faite à 20 ans de passer neuf mois dans un chantier.
La famille est valorisée. Les pères de familles nombreuses sont avantagés, alors que le célibat empêche de faire carrière dans l’administration. Quant aux femmes, c’est leur rôle de « mère au foyer » qui est glorifié.
Les « étrangers » sont stigmatisés. Le gouvernement s’accorde le droit d’interner tout étranger de sexe masculin ayant entre 18 et 45 ans tant que la main-d’œuvre sera excédentaire. Les naturalisations depuis 1927 sont révisées. Le gouvernement élabore lui-même des lois antisémites avant de se faire imposer le programme allemand de déportation à partir de 1942. Ainsi la loi du 3 octobre 1940 interdit aux Juifs d’appartenir à des organismes élus, d’occuper des postes dans la fonction publique, la magistrature, l’armée et d’exercer une activité ayant une influence sur la vie culturelle. La loi du 4 octobre autorise les préfets à interner les Juifs dans des camps spéciaux et, à partir de juin 1941, tous les Juifs et leurs biens sont recensés.
Pour échapper à la lutte des classes et limiter les effets de la concurrence, le pouvoir appuie le corporatisme industriel, censé réunir ouvriers et patrons en « communautés d’intérêts ». En réalité, toute l’économie de guerre se trouve dans les mains du patronat, face à des ouvriers qui ne sont plus que faiblement représentés et dont le droit d’association est limité et le droit de grève interdit par la Charte du travail du 4 octobre 1942. Le corporatisme se caractérise par la planification centrale et le dirigisme. Les comités locaux qui remplacent les syndicats sont des instruments disciplinaires manipulés par le pouvoir et les patrons.
Pour attirer la population, cérémonies et activités collectives se succèdent (messes, défilés de l’armée, chants d’écoliers en l’honneur du Maréchal, etc.), flattant les symboles de la vieille France : l’Eglise, le petit paysan, l’artisan et le patriote. Un ministère de l’Information est créé pour orienter l’opinion publique.
La logique de l’armistice entraîne le gouvernement à faire le travail de répression de l’ennemi, pour ne pas laisser les Allemands maîtres de l’ordre public en zone occupée. Les moyens d’action de la police sont accrus. Des cours martiales sont créées en vertu d’une loi autorisant le gouvernement « à faire preuve d’une rigueur exceptionnelle contre les communistes et les anarchistes ». Le tribunal d’Etat est institué le 10 septembre 1941 pour permettre à l’Etat de réprimer les actes qui menacent son unité et sa sécurité. Obligation est faite aux ministres, militaires, magistrats et hauts fonctionnaires de prêter un serment d’allégeance personnelle au chef de l’Etat.
La composition du gouvernement évolue tout au long du régime. Globalement, il s’agit de notables qui ne doivent rien à l’élection. Les fascistes participent à la propagande et ils sont les meneurs en 1944 de la lutte armée contre la Résistance (sous la forme de la Milice de Vichy qui comptera 45 000 volontaires) ; cependant ils n’occupèrent jamais les postes clefs des Finances, des Affaires étrangères ou de la Défense. Avant 1944, ce sont surtout les experts de la fonction publique qui ont le plus d’influence au gouvernement, même si les traditionalistes (et Pétain en tête) contrôlent leurs actions et leurs discours.
Comme le montre Pierre Milza dans son ouvrage, le régime de Pétain n’est pas comparable avec les fascismes de masse mussolinien et hitlérien alimentés par les rancœurs des traités de paix de la Première Guerre mondiale. La « révolution nationale » vichyste vise au retour aux sources, non à la création d’un « monde nouveau ». Le régime de Vichy est un régime d’élites antidémocratiques soucieuses de rétablir l’ordre moral, de restaurer « les valeurs », les cadres (famille, corporation) et les activités de travail manuel (agriculture, artisanat). Le modernisme et la civilisation industrielle y sont décriés.
Certes, à partir de 1942 et notamment avec le retour de Laval au pouvoir en avril, un tournant plus autoritaire se dessine : obligation du port de l’étoile jaune pour les « israélites », rafles massives des 16 et 17 juillet d’environ 13 000 personnes parquées au Vel’ d’Hiv’ ou à Drancy avant d’être expédiées dans les camps de la mort. Puis à la fin 1942, l’entrée des Allemands en Zone Sud accentue la fascisation du régime, mais ce fascisme est provoqué par la pression extérieure et il n’est pas soutenu par la population. Globalement, le régime de Vichy est donc beaucoup plus une dictature ultraréactionnaire, en rupture avec les idées républicaines, qu’un régime fasciste.
Comparer le gouvernement actuel à celui de Pétain masque plus l’analyse qu’elle ne l’éclaire. C’est comparer un régime cherchant une troisième voie entre fascisme et socialisme, en rupture avec le parlementarisme de la Troisième république et le laisser-faire économique, à un gouvernement à contrario en pleine continuité avec les institutions démocratiques bourgeoises et dont la politique économique de désengagement de l’Etat s’inscrit dans le prolongement des politiques menées par les gouvernements précédents.
B.H