Qu’on l’admire ou qu’on la critique, la laïcité française est souvent pré-sentée comme une exception en Europe, exception qui serait liée au pré-tendu caractère antireligieux de l’Etat français depuis la Révolution de 1789.
Historiquement, en fait, la relation entre l’Etat français et l’Eglise française a commencé à changer quatre siècles avant 1789, avec le roi Philippe Le Bel, au IVe siècle. La monarchie française luttait alors pour se débarrasser de la tu-telle de l’Eglise romaine. Non pas parce que le roi de France était antireli-gieux mais parce qu’il voulait contrôler l’Eglise de son pays. En échange, l’Eglise française bénéficia de privilèges très importants en matière fiscale, joua un rôle essentiel dans l’éducation, etc., situation qui se poursuivit jusqu’en 1789.
Beaucoup de gens pensent que les philosophes des Lumières (Rousseau, Diderot et Voltaire) étaient athées. Et curieusement depuis la chute du Mur toute une série de livres écrits par des philosophes et des historiens font un amalgame entre Lumières, athéisme, marxisme, stalinisme et totalitarisme. Le problème est que la base de ce raisonnement ne tient pas la route. Les philo-sophes des Lumières n’étaient pas des adversaires de la religion, ils étaient opposés au pouvoir temporel de l’Eglise catholique, ce qui est tout de même très différent.
Quant à la Révolution française elle-même, était-elle fondamen-talement antireligieuse ? Non. Robespierre créa même le Culte de l’Etre su-prême. Les révolutionnaires français, à l’exception notable de Jacques Roux et de ses Enragés, voulait que l’Eglise reconnaisse les nouvelles autorités poli-tiques et les nouvelles lois. Ils ont surtout persécuté les prêtres (la majorité d’entre eux, pour être honnête) qui se sont révoltés contre les changements politiques et sociaux de cette période (1).
Et la raison pour laquelle une partie importante du mouvement ouvrier fran-çais est devenue non seulement anticléricale mais aussi antireligieuse est liée à l’attitude de l’Eglise catholique française durant les quatre révolutions qui ont marqué le mouvement socialiste et ouvrier : 1789, 1830, 1848 et 1871 (la Commune de Paris). Durant chacune de ces révolutions, l’Eglise catholique a pris les positions les plus réactionnaires, en faveur de la royauté, des aristo-crates les plus réactionnaires, etc. Le catholicisme dit « social » au XIXe siècle était très minoritaire et ne s’est développé qu’au XXe siècle.
L’Eglise catholique refusait de reconnaître la liberté de pensée (on en est as-sez loin aujourd’hui puisque l’Eglise a même inventé une cérémonie spéciale – la bénédiction – pour célébrer les mariages dans une église entre un(e) athée et (un) e catholique !). A ses yeux la Déclaration des droits de l’homme était « impie ». Pour les catholiques les plus traditionalistes la liberté de pensée était une « insurrection contre Dieu ». L’Eglise catholique refusait de comprendre la dimension sociale des événements révolutionnaires : ceux-ci n’étaient que l’expression de « passions sauvages et mauvaises ». Et cette attitude hostile a bien sûr contribué à nourrir des sentiments anticléricaux.
Avant l’Affaire Dreyfus (1894-1899), l’anticléricalisme était l’un des élé-ments fondamentaux qui structuraient la gauche française. Cette situation par-ticulière explique pourquoi le mouvement ouvrier (les anarchistes, le Parti so-cialiste, les syndicalistes révolutionnaires) s’est allié à une partie de la petite-bourgeoisie et de la bourgeoisie organisée dans le Parti radical. Ce Parti était violemment anticlérical mais pas antireligieux ; il entretenait des liens étroits avec la franc-maçonnerie et est à l’origine de la loi de 1905 qui a institué la séparation entre les différents cultes et l’Etat, loi que certains ont le culot au-jourd’hui de nous décrire comme une loi antireligieuse.
Depuis 1905 toute une mythologie est née en France, mythologie affectant aussi bien le mouvement ouvrier que tous les partis bourgeois : le mythe de la supériorité de la laïcité française. Et ce mythe a souvent uni les partis de droite et de gauche car ils font tous l’apologie des prétendues vertus républi-caines.
Le culte de la République laïque est la base du nationalisme de gauche et de droite ; c’est le ciment de l’unité nationale, le fondement des mythes jumeaux des Résistances gaulliste et communiste ; c’est pourquoi, dans leurs discours, les dirigeants des partis de droite et de gauche continuent à garder une posture anticommunautariste, hostile au multiculturalisme, même si en pratique ils dé-fendent une politique souvent différente.
1. Ce n’est pas le point de vue d’un copain prof d’histoire qui m’écrit à ce propos : « Tu sous-estimes complètement l’extraordinaire violence antichré-tienne dans une large partie de la France en 1793-1794 (voire au-delà), avec vandalisme aux proportions inouïes (seuls les Gardes Rouges chinois ont fait mieux), massacres de milliers de prêtres et religieuses, et essai de mise en place de nouvelles religions obligatoires (déesse Raison, Etre Suprême, Théophilanthropie...). »
Le débat est ouvert...
Y.C., mai 2004