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Paul Mattick : Nationalisme et socialisme (1959)

Ce texte de Paul Mattick a été publié en anglais dans The American Socialist en septembre 1959, en français dans Front Noir (février 1965) et ICO n° 99 (novembre 1970).
Qu’elles soient soudées par l’idéologie, par les conditions objectives ou par la combinaison habituelle des deux, les Nations sont des produits d’un développement social. Il n’y a pas plus de raison de chérir ou de maudire le tribalisme ou, pour la même raison, un cosmopolitisme idéal. La nation est un fait pour ou contre lequel on lutte, suivant les circonstances historiques et leurs implications pour les populations et, à l’intérieur de ces populations pour les différentes classes.

Article mis en ligne le 1er mai 2017

L’État national moderne est à la fois produit et condition du développement capitaliste. Le capitalisme tend à détruire les traditions et les particularités nationales en étendant son mode de production partout dans le monde. Cependant, quoique la production mondiale, et quoique le « vrai » marché capitaliste soit le marché mondial, le capitalisme surgit dans certaines nations plus tôt que dans d’autres, trouva des conditions plus favorables dans certains endroits, y réussit mieux, et combina ainsi des intérêts capitalistes spéciaux avec des besoins nationaux particuliers. « Les nations progressives » du dernier siècle furent celles où se produisit un développement capitaliste rapide ; « les nations réactionnaires » furent celles où les rapports sociaux entravèrent le développement du mode capitaliste de production.

Parce que le « proche avenir » appartenait au capitalisme, et, parce que le capitalisme est la condition préalable du socialisme, les socialistes non utopistes favorisèrent le capitalisme comme opposé aux vieux rapports sociaux de production, et saluèrent le nationalisme dans la mesure où il pouvait hâter le développement capitaliste. Sans l’admettre ouvertement, ils n’étaient pourtant pas loin d’accepter l’impérialisme capitaliste comme moyen d’en finir avec la stagnation et le retour des contrées non capitalistes, d’orienter ainsi leur développement dans des voies progressives. Ils étaient favorables aussi à la disparition des petites nations incapables de développer l’économie sur une grande échelle, et à leur absorption par des entités nationales plus larges, capables de développement capitaliste. Ils soutenaient cependant les petites « nations progressives » contre les grands pays réactionnaires et si elles étaient absorbées par ces derniers, firent cause commune avec les mouvements de libération nationale. A aucun moment et en aucune occasion cependant, le nationalisme n’était considéré comme objectif socialiste ; il n’était accepté que comme instrument d’un progrès social qui, ensuite, aboutirait finalement à l’internationalisme socialiste. Le « monde capitaliste » du siècle dernier, c’était le capitalisme occidental. La question nationale se posait à propos de l’unification de pays comme l’Allemagne et l’Italie, de la libération de nations opprimées comme l’Irlande, la Pologne, la Hongrie, la Grèce et de la consolidation d’Etats « synthétiques » comme les Etats-Unis. C’était aussi le monde du socialisme, un monde limité, vu du XXe siècle. Alors que les questions nationales qui agitaient le mouvement socialiste au milieu du XIXe siècle étaient ou bien résolues, ou bien en voie de l’être et avaient en tout cas cessé d’avoir une réelle importance pour le socialisme occidental, le mouvement révolutionnaire du XXe siècle, élargi au monde entier, posait de nouveau la question du nationalisme. Ce nouveau nationalisme, qui secoue la domination occidentale et institue les rapports de production capitaliste et l’industrie moderne dans des régions encore sous-développées, est-il toujours une force « progressive » comme l’était le nationalisme d’antan ? Ces aspirations nationales coïncident-elles en quoi que ce soit avec les aspirations socialistes ? Hâtent-elles la fin du capitalisme en affaiblissant l’impérialisme occidental ou bien injectent-elles une vie nouvelle au capitalisme en étendant au globe entier son mode de production ?

La position du socialisme du XIXe siècle, vis-à-vis du nationalisme ne consistait pas seulement à préférer le capitalisme à des systèmes sociaux plus statiques. Les socialistes intervenaient dans les révolutions démocratiques bourgeoises qui étaient aussi nationalistes ; ils appuyaient les mouvements de libération nationale des peuples opprimés parce qu’ils se présentaient sous des formes démocratiques bourgeoises, parce qu’aux yeux des socialistes, ces révolutions nationales démocratiques bourgeoises n’étaient plus des révolutions strictement capitalistes. Elles pourraient être utilisées, sinon à instal¬ler le socialisme lui-même, du moins à favoriser la crois¬sance de mouvements socialistes et à lui assurer de meilleures conditions.

Cependant, à la fin du siècle, c’est l’impérialisme, non le nationalisme, qui était à l’ordre du jour. Les intérêts allemands « nationaux » étaient devenus des intérêts impérialistes rivalisant avec les impérialismes d’autres pays. Les intérêts « nationaux » français étaient ceux de l’empire français, comme ceux de Grande-Bretagne étaient ceux de l’empire britannique. Le contrôle du monde et le partage de ce contrôle entre les grandes puissances impérialistes déterminaient des politiques « nationales ». Les guerres « nationales » étaient des guerres impérialistes culminant en guerres mondia¬les.

On considère généralement que la situation russe, au commencement du XXe siècle, était en bien des points similaire à la situation révolutionnaire de l’Europe occidentale du milieu du XIXe siècle. L’attitude positive des premiers socialistes à l’égard des révolutions nationales bourgeoises s’appuyait sur l’espoir, sinon sur la conviction, que l’élément prolétarien, dans ces révolutions, dépasserait le but limité de la bourgeoisie. Pour Lénine, la bourgeoisie russe n’était plus capable d’accomplir sa propre révolution démocratique de sorte que la classe ouvrière était appelée à accomplir la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne à travers une série de changements sociaux qui constitueraient une « révolution permanente ». En un sens, la nouvelle situation semblait répéter sur une plus grandiose échelle, la situation révolutionnaire de 1848. Au lieu des alliances d’autrefois, limitées et temporaires, entre mouvements démocratico-bourgeois et internationalisme prolétarien, il existait maintenant à l’échelle mondiale, un ensemble de forces révolutionnaires de caractère à la fois social et national, qui devraient être entraînés au-delà de leurs objectifs restreints vers des fins prolétariennes.

Un socialisme international consistant, comme celui de Rosa Luxembourg, par exemple, s’opposait à « l’autodétermination nationale » des bolchevics. Pour elle, l’existence de gouvernements nationaux indépendants n’altéreraient pas le fait qu’ils seraient contrôlés par les puissances impérialistes puisque ces dernières dominaient l’économie mondiale. Jamais on ne pourrait lutter contre le capitalisme impérialiste, ni l’affaiblir, en créant de nouvelles nations : mais seulement en opposant au supranationalisme capitaliste l’internationalisme prolétarien. Naturellement, l’internationalisme prolétarien ne peut empêcher et n’a aucune raison d’empêcher les mouvements de libération nationale contre la domination impérialiste. Ces mouvements appartiennent à la société capitaliste, exactement comme son impérialisme. Mais « utiliser » ces mouvements nationaux pour des buts socialistes ne pouvait signifier autre chose que les débarrasser de leur caractère nationaliste et les transformer en mouvements socialistes, orientés vers l’internationalisme.

La Première Guerre mondiale produisit la Révolution russe, et, quelles qu’aient été ses intentions primitives, elle fut et resta une révolution nationale. Bien qu’elle attendît de l’aide de l’étranger elle n’en apporta jamais aux forces révolutionnaires de l’extérieur, excepté lorsque cette aide lui fut dictée par les intérêts russes nationaux. La Seconde Guerre mondiale et ses séquelles amenèrent l’indépendance pour l’Inde et le Pakistan, la Révolution chinoise, la libération de l’Asie du Sud-Est, et l’autodétermination pour quelques nations d’Afrique et du Moyen-Orient. A première vue, cette renaissance du nationalisme contredit à la fois la position de R. Luxembourg et celle de Lénine, sur la « question nationale ». Apparemment, l’époque de l’émancipation nationale n’est pas terminée, et il est évident que le courant de plus en plus fort contre l’impérialisme ne sert pas les fins socialistes révolutionnaires à l’échelle mondiale.

Ce que révèle réellement ce nouveau nationalisme, ce sont les changements structurels de l’économie capita¬liste mondiale et la fin du colonialisme du XIXe siècle. Le « fardeau de l’homme blanc » est devenu un fardeau réel au lieu d’une aubaine. Les profits de la domination coloniale diminuent tandis que le coût de l’empire augmente. Sans doute des individus, des corporations, et même des gouvernements, s’enrichissent encore par l’exploitation coloniale. Mais ceci n’est plus dû qu’à des conditions spéciales, contrôle de ressources pétrolières concentrées, découvertes de grands gisements d’uranium, etc., plutôt qu’au pouvoir général de faire des opérations profitables dans les colonies et autres contrées dépendantes. Les taux de profit exceptionnels d’autrefois sont tombés aujourd’hui au niveau de taux de profit « normal ». Lorsque le profit reste exceptionnellement élevé, c’est surtout dû aux subsides gouvernementaux. En général, le colonialisme ne paye plus, de sorte que c’est en partie le principe du profit lui-même qui invite à reconsidérer le problème de la domination impérialiste.

Deux guerres mondiales ont plus ou moins détruit les vieilles puissances impérialistes. Mais elles n’ont pas amené la fin de l’impérialisme qui, tout en prenant de nouvelles formes et expressions, maintient le contrôle économique et politique des nations fortes sur les faibles. Un impérialisme indirect paraît plus riche en promesses que le colonialisme du XIXe siècle ou sa renaissance tardive dans la politique russe des satellites. Naturellement, l’une n’exclut pas l’autre, et on voit des considérations stratégiques réelles ou imaginaires porter les Etats-Unis à contrôler Okinawa, et l’Angleterre, Chypre. Mais en général, un contrôle indirect peut être supérieur à un contrôle direct, de même que le système du travail salarié s’est montré supérieur au travail des esclaves. Seule dans l’hémisphère occidental, l’Amérique n’a pas été une puissance impérialiste dans le sens traditionnel. Elle s’est assurée le bénéfice du contrôle impérial, plus par la « diplomatie du dollar » que par l’intervention militaire directe. En tant que puissance capitaliste la plus forte, l’Amérique espère dominer à sa manière les régions non soviétiques du monde.

Aucune des puissances européennes n’est de force aujourd’hui à s’opposer à la dissolution complète de son empire, si ce n’est avec l’aide américaine. Mais cette aide soumet ces nations tout comme leurs posses¬sions étrangères, à la pénétration et au contrôle améri¬cains. Héritant de ce qu’abandonne l’impérialisme et son déclin, les Etats-Unis n’éprouvent pas le besoin de voler au secours de l’impérialisme ouest-européen à moins qu’un tel secours ne frustre le bloc oriental. « L’anticolonialisme » n’est pas une politique américaine délibérément voulue pour affaiblir les alliés occidentaux – bien qu’en fait elle les affaiblisse – mais a été choisie dans la perspective de renforcer le « monde libre ». Il est certain que cette perspective compréhensive couvre de nombreux intérêts spéciaux plus étroits, ce qui donne à « l’anti-impérialisme » américain son caractère hypocrite et conduit à penser qu’en s’opposant à l’impérialisme des autres nations, l’Amérique développe le sien.

Privés de possibilités impérialistes, l’Allemagne, l’Italie et le Japon n’ont plus de politique indépendante. Le déclin progressif des Empires français et britannique a fait de ces nations des puissances de second ordre. En même temps, les aspirations nationales des régions moins développées et plus faibles, ne peuvent se réaliser que si elles entrent dans les plans de conquête des impérialismes dominants. Quoique l’URSS et les Etats-Unis se partagent la suprématie mondiale, des pays moins importants s’efforcent néanmoins de défendre leurs intérêts spécifiques et d’influencer quelque peu la politique des super-grands. L’opposition et les contradictions internationales de ces deux grands rivaux permettent aussi à des nations nouvellement apparues comme la Chine et l’Inde, un degré d’indépendance qu’elles n’auraient pu atteindre sans cela. Sous le couvert de la neutralité, une petite nation comme la Yougoslavie par exemple peut quitter un bloc de puissances pour retourner à l’autre. Les pays indépendants moins faibles peuvent soutenir leur indépendance, comme on le voit, grâce uniquement au conflit majeur entre l’URSS et les Etats-Unis.

L’érosion de l’impérialisme occidental, dit-on, crée un vide du pouvoir dans les régions jusqu’alors subjuguées. Si le vide n’est pas comblé par l’Occident, il le sera par l’URSS. Bien sûr, ni les représentants du » nouveau nationalisme » ni ceux du « vieil impérialisme » ne comprennent cette sorte d’affirmation, puisque le nationalisme se substitue à l’impérialisme, aucun vide ne se produit. Ce qu’il faut entendre par « vide » c’est que « l’autodétermination nationale » des pays sous-développés les laisse à la merci d’une « agression communiste » intérieure et extérieure, à moins que l’Occident ne garantisse leur « indépendance ». En d’autres termes, l’autodétermination nationale n’inclut pas le libre choix de ses alliés, quoiqu’elle implique parfois une préférence à l’égard de la « protection » des puissances occidentales.

« L’indépendance » de la Tunisie et du Maroc, par exemple, est reconnue aussi longtemps que l’indépendance à l’égard de la France implique la loyauté, non envers l’URSS, mais envers le bloc occidental dominé par l’Amérique.

Dans la mesure où elle peut encore exercer dans le monde des deux blocs, l’autodétermination nationale est une expression de la « guerre froide », une impasse politico-militaire. Mais la tendance du développement n’est pas vers un monde composé de nations nombreuses, chacune indépendante et vivant dans la sécurité, mais vers la désintégration des nations faibles, c’est-à-dire vers leur « intégration » à l’un ou à l’autre bloc. Sans doute, la lutte pour l’émancipation nationale à l’intérieur des rivalités impérialistes permet à certaines contrées d’exploiter la lutte pour le pouvoir entre l’Est et l’Ouest. Mais ce fait lui-même tend à limiter leurs aspirations nationales puisqu’un accord ou une guerre, entre l’Est et l’Ouest mettrait fin à leurs possibilités de manœuvre entre les deux blocs. Et tandis que l’URSS, qui n’hésite pas à détruire toute tentative d’autodétermination nationale réelle dans les pays qui sont sous son contrôle direct, est prête à appuyer toute autodétermination nationale dirigée contre la domination occidentale, l’Amérique qui réclame l’autodétermination pour les satellites de l’URSS, n’hésite pas à pratiquer dans le Moyen-Orient ce qu’elle abhorre en Europe orientale. En dépit des révolutions nationales et de l’autodétermination, l’époque de l’émancipation nationale est pratiquement dépassée. Ces nations peuvent conserver une indépendance formelle ne les libérant pas de la domination économique et politique de l’Ouest. Elles ne peuvent échapper à cette suprématie qu’en acceptant celle de l’URSS, en se plaçant à l’intérieur du bloc oriental.

Les révolutions nationales dans les régions retardées du point de vue capitaliste, sont des essais de modernisation par l’industrialisation, soit qu’elles expriment simplement une opposition au capital étranger, soit qu’elles tendent à changer les rapports sociaux existants. Mais tandis que le nationalisme du XIXe siècle était un instrument de développement du capital privé, le nationalisme du XXe siècle est essentiellement un instrument de développement du capitalisme d’Etat.

Et tandis que le nationalisme du siècle dernier créait le libre marché mondial et le degré d’indépendance économique possible à l’intérieur du capitalisme privé, le nationalisme actuel porte de nouveaux coups à un marché mondial déjà en voie de désagrégation et dé¬truit ce degré d’intégration internationale « automatique » qu’avait engendré le mécanisme du marché libre.

Derrière les mouvements nationalistes, il y a, bien sûr, la pression de la pauvreté, qui devient de plus en plus explosive à mesure qu’augmente la différence entre nations pauvres et riches. La division internationale du travail, telle qu’elle est déterminée par la formation du capital privé, implique l’exploitation des contrées les plus pauvres par les plus riches et la concentration du capital dans les pays capitalistes avancés. Le nouveau nationalisme s’oppose à la concentration du capital déterminée par le marché, de manière à assurer l’industrialisation des pays sous-développés.

Dans les conditions actuelles cependant, l’organisation de la production capitaliste sur un plan national augmente sa désorganisation à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, entreprise privée et contrôle gouvernemental opèrent simultanément dans chaque pays capitaliste, et dans le monde entier. De sorte qu’existent côte à côte la concurrence générale la plus âpre, la subordination de la concurrence privée à la concurrence nationale la plus impitoyable, et la subordination de la concurrence nationale aux exi-gences supranationales de la politique des blocs.

A la base des aspirations nationales et des rivalités impérialistes, se trouve le besoin réel d’une organisation mondiale de la production et de la distribution, au profit de l’humanité dans son ensemble. Première¬ment, comme le géologue K. F. Mather l’a fait remarquer, parce que la « terre est faite beaucoup plus pour être occupée par des hommes organisés à l’échelle mondiale, pouvant pratiquer au maximum, à travers le monde entier, le libre échange des matières premières et des produits finis, que par des hommes qui s’entêtent à élever des barrières entre régions, même si ces régions sont de grands pays ou des continents entiers ». Deuxièmement parce que la production sociale ne peut se développer pleinement, et libérer les hommes du besoin et de la misère que par la coopération internationale, sans égards aux intérêts nationaux particuliers. Le progrès du développement industriel est fondé sur l’interdépendance inévitable. Si elle n’est pas acceptée et utilisée à des fins humaines, une lutte interminable entre nations, pour la domination impérialiste, produira par suite de l’incapacité à réaliser à l’échelle internationale ce qui a été réalisé ou est en voie de l’être sur le plan national : l’élimination partielle ou totale de la compétition capitaliste.

Malgré l’élimination du capital privé ou sa réglementation restrictive, les antagonismes de classe subsistent dans tous les pays, par suite, la nationalisation du capital ayant laissé intacts les rapports de classes, il est impossible d’échapper à la compétition internationale ; la défense d’un pays et sa force croissante signifient en réalité la défense et la reproduction de nouveaux groupes dirigeants. « L’amour de la patrie socialiste » dans les pays communistes, le désir de se faire une place comme on le voit dans les pays de gouvernements à économie « socialiste » et l’indépendance nationale, dans les contrées autrefois subjuguées, signifie l’existence et la montée de nouvelles classes dominantes liées à l’existence de l’Etat national.

Alors qu’une attitude positive à l’égard du nationalisme trahit un manque d’intérêt pour le socialisme, la position socialiste sur le nationalisme est manifestement inefficace tout comme les pays qui en oppriment d’autres. Une position anti-nationaliste intransigeante semble, tout au moins indirectement, appuyer l’impérialisme. Cependant, l’impérialisme fonctionne grâce à ses propres ressorts, indépendamment des attitudes révolutionnaires à l’égard du nationalisme. Bien plus, les révolutionnaires n’ont pas pour rôle de fomenter les luttes pour l’indépendance nationale ; comme l’ont démontré les mouvements de « libération » qui ont surgi dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale. Contrairement aux espoirs d’autrefois, le nationalisme ne put être utilisé à des fins socialistes et il ne fut pas un bon moyen stratégique pour hâter la fin du capitalisme.

Au contraire, le nationalisme détruisit le socialisme, en l’utilisant à des fins nationalistes.

Ce n’est pas le rôle du socialisme de soutenir le nationalisme, même quand celui-ci combat l’impérialisme. Combattre l’impérialisme sans affaiblir simultanément le nationalisme, ce n’est autre chose que combattre certains impérialistes et en appuyer d’autres, car le nationalisme est nécessairement impérialiste ou illusoire. Appuyer le nationalisme arabe, c’est s’opposer au nationalisme juif ; appuyer ce dernier, c’est lutter contre le premier, car il est impossible de soutenir un nationalisme sans soutenir aussi des rivalités nationales, l’impérialisme et la guerre. Etre un bon nationaliste indien, c’est combattre le Pakistan ; être un vrai pakistanais, c’est détester l’Inde. Ces deux pays récemment « libérés » se préparent à la lutte pour des territoires litigieux et soumettent leur développement à l’action destructive de l’économie de guerre capitaliste.

Et ainsi de suite : « libérer » Chypre de la domination anglaise tend seulement à ouvrir une nouvelle bataille pour Chypre entre Grecs et Turcs et ne supprime pas le contrôle occidental sur la Turquie et la Grèce. « Libérer » la Pologne de la domination russe peut mener à une guerre avec l’Allemagne pour la « libération » des provinces allemandes aujourd’hui dominées par la Pologne, puis à de nouvelles luttes polonaises pour les territoires pris par l’Allemagne. Une indépendance réelle de la Tchécoslovaquie rouvrirait certainement la lutte pour la région des Sudètes, lutte qui entraînerait à son tour la lutte pour l’indépendance tchécoslovaque, et peut-être pour celle des Slovaques désireux de se séparer des Tchèques. Avec qui faut-il être ? Avec les Algériens contre les Français ? Avec les Juifs ? Avec les Arabes ? Avec les deux ? Où les juifs iront-ils pour faire place aux Arabes ? Que feront les réfugiés arabes pour cesser d’être un « mal » pour les Juifs ? Que faire d’un million de colons français menacés d’expropriation et d’expulsion quand la libération algérienne sera accomplie ? Des questions semblables se posent partout. ; les Juifs y répondent pour les Juifs, les Arabes pour les Arabes, les Algériens pour les Algériens, les Français pour les Français, les Polonais pour les Polonais, et ainsi de suite, de sorte qu’elles demeurent non résolues et insolubles. Si utopique que puisse paraître la recherche d’une solidarité internationale dans cette mê¬lée des antagonismes nationaux et impérialistes, aucu¬ne autre route ne semble ouverte pour échapper aux luttes fratricides et parvenir à une société mondiale rationnelle.

Bien que les sympathies des révolutionnaires soient avec les opprimés, elles visent non les nationalismes qui surgissent doublement mais la condition des opprimés qui affrontent à la fois une classe de dirigeants indigènes et de dirigeants étrangers. Leurs aspirations nationales sont en partie des aspirations « socialistes » puisqu’elles renferment l’espérance illusoire des populations appauvries qui croient qu’elles amélioreront leurs conditions par l’indépendance nationale. L’indépendance nationale n’a pas émancipé les classes laborieuses des pays avancés. Elle ne le fera pas non plus maintenant en Asie et en Afrique. Les révolutions nationales, la révolution algérienne, par exemple, apporteront peu aux classes pauvres, à part le droit de partager plus équitablement les préjugés nationaux.

Sans doute, c’est quelque chose pour les Algériens, qui ont souffert d’un système colonial particulièrement arrogant. Mais on peut prévoir les résultats possibles de l’indépendance algérienne en examinant le cas de la Tunisie et du Maroc, où les rapports sociaux existants n’ont pas changé, et où les conditions d’existence des classes exploitées n’ont pas été notablement amé¬liorées.

A moins d’être un pur mirage, le socialisme renaîtra comme un mouvement international – ou pas du tout. En tous cas, et sur la base de l’expérience passée, ceux qui sont intéressés à la renaissance du socialisme doivent souligner avant tout son caractère international. Si un socialiste ne peut devenir nationaliste, il n’en est pas moins un anti-colonialiste et un anti-impérialiste. Cependant, sa lutte contre le colonialisme n’implique pas son adhésion au principe d’indépendance nationale, mais exprime son désir d’une société socialiste internationale, une société sans exploitation. Si les révolutionnaires ne peuvent s’identifier aux luttes nationales, ils peuvent en tant que socialistes, s’opposer à la fois au nationalisme et à l’impérialisme. Par exemple, le rôle des socialistes français n’est pas de lutter pour l’indépendance algérienne, mais de transformer la France en une société socialiste. Les luttes pour cet objectif aideraient certainement le mouvement de libération en Algérie et n’importe où, mais ce serait là une conséquence secondaire, et non la raison même de la lutte socialiste contre l’impérialisme nationaliste. Au stade suivant, l’Algérie devrait être « dénationalisée » et intégrée à un mode socialiste international.

Paul Mattick