« Le Coran est le tout du monde. » (Tariq Ramadan)
Dans la polémique contre Tariq Ramadan, suite à sa tribune libre refusée par Libération début octobre 2003, on retrouve les mêmes procédés que ceux utilisés contre de nombreux « antisionistes » : plutôt que d’attaquer le bonhomme sur le fond (l’abyssale confusion politique et philosophique qui le caractérise) on dénonce son antisémitisme supposé, alors que ce texte relève davantage du coup médiatique que du discours ouvertement antisémite. Certes, ses propos peuvent être interprétés dans un sens raciste, mais pour le moment le personnage a pris soin (par prudence ? par sincérité ?) de dénoncer l’antisémitisme. Il est assez évident qu’il a voulu monter une provocation médiatique… et y a parfaitement réussi. Il est clair aussi que ce monsieur plane dans un trip de toute-puissance, d’infaillibilité(1), très répandu d’ailleurs aussi à l’extrême (et à l’ultra) gauche : « Puisque j’ai dénoncé l’antisémitisme, nous dit-il entre les lignes, je n’ai aucun compte à rendre sur les conséquences éventuelles de mes propos. J’ai le droit de tout dire, car je détiens la vérité. »
Mais le plus ennuyeux est que le lynchage médiatique dont Ramadan est l’objet risque de le transformer en victime(2) aux yeux des « citoyens français de confession musulmane » (pour reprendre sa phraséologie) ou plutôt de culture musulmane.
Si l’on voulait braquer les enfants, voire les petits-enfants, d’immigrés nord-africains contre les Juifs français, on ne s’y prendrait pas autrement ! D’ailleurs n’est-ce pas justement la fonction d’une grande partie des faux débats permanents sur le racisme, le communautarisme, l’antisémitisme ou la mystérieuse « islamophobie » ? Diviser les travailleurs et les salariés entre eux ? Rappeler constamment que l’appartenance religieuse (supposée), l’identité culturelle (présentée comme immuable et millénaire), la couleur de la peau ou l’origine nationale seraient plus importantes que l’appartenance de classe ?
Quand Sarkozy promet que le gouvernement nommera un « préfet musulman » ne renforce-t-il pas, lui aussi, cette confusion entre religion et origine géo-culturelle, dans la droite lignée de la terminologie coloniale et colonialiste ?
Si l’on avait voulu démonter le double discours de Ramadan, il aurait mieux valu critiquer son absurde volonté de synthèse entre, d’un côté, un citoyennisme franchouillard et lèche-bottes vis-à-vis de la République bourgeoise et, de l’autre, une mythique « rénovation » de l’islam dont on ignore quand elle prendra effet. Il aurait fallu expliquer que les « rénovations » des religions ont toujours été accomplies sous la pression des luttes de classe et des forces politiques partisanes de la séparation entre le religieux et le politique.
Il aurait fallu situer le débat sur l’islam dans le cadre plus large d’une discussion sur toutes les formes d’obscurantisme. En effet, il n’y a pas d’un côté les bonnes religions ou philosophies spirituelles (les trois religions monothéistes plus le bouddhisme et l’hindouisme, que l’on devrait étudier à l’école parce qu’elles transmettraient des « valeurs positives » fondatrices des grandes civilisations) et de l’autre les « bricolages religieux » (New Age, sectes, etc., qui ne véhiculeraient que des idées négatives, néfastes ou ridicules). Certes il existe des différences notables entre ces croyances, mais elles reposent toutes sur des interprétations totalement fantaisistes et mystificatrices de la réalité, profondément aliénantes pour les individus.
Mais cela supposerait de dénoncer le rôle néfaste de toutes les religions (pas seulement de l’islam) : toutes les religions considèrent les femmes comme des êtres inférieurs intellectuellement et physiquement et sont violemment homophobes ; toutes les religions prônent la passivité, la résignation face à l’oppression et à l’exploitation au nom d’une vie meilleure dans un hypothétique Autre Monde ; toutes les religions reposent sur une contradiction totale entre quelques principes moraux vaguement sympathiques (tolérance, solidarité, compassion, etc.) et la pratique quotidienne des fidèles et des représentants officiels de ces croyances, pratique le plus souvent à l’opposé de ces principes ; toutes les religions composent avec les puissants de ce monde, amassent des fortunes mobilières et immobilières considérables au profit des seuls dirigeants des diverses Églises.
Mais expliquer cela est impensable pour tous ces intellectuels et journalistes de gôche qui se pâment d’admiration devant le Dalaï Lama, défenseur d’une société patriarcale et horriblement hiérarchisée où des paysans exsangues triment pour entretenir une caste religieuse de parasites ; ou Jean-Paul II, ce pape qui a laissé et laisse mourir tranquillement des millions d’Africains catholiques à cause de son opposition « morale » à l’usage des préservatifs, ou dont les prêtres ont joué un rôle criminel lors du génocide du Rwanda.
Cela est impensable pour des chiens de garde du consensus mou qui, lorsqu’on les invite à la télé, font tous assaut de « respect », de « tolérance » vis-à-vis de la religion et des religieux présents sur le plateau, laissant à un écrivain provocateur comme Jack-Alain Léger le privilège de se réclamer de l’athéisme voltairien et de citer Averroès qui souhaitait que la religion reste une affaire strictement privée !!!
Et cela supposerait également de démasquer le paternalisme puant qui se cache derrière les discours citoyennistes, leur soutien implicite à l’impérialisme français.
En fait, tous ceux qui sont intervenus jusqu’ici sur la question du foulard islamique, de la laïcité et de la polémique autour des propos douteux de Ramadan partagent l’opinion du ministre de l’Intérieur lors de l’émission Cent minutes pour convaincre où il a facilement démontré à quel point ledit Ramadan était incapable de répondre honnêtement sur des questions précises, que ce soit les violences conjugales, la lapidation des femmes adultères ou le port du hidjab à l’école(3). Sarkozy, quant à lui, a déclaré que la religion était fondamentalement porteuse d’ « espoir » et que l’on n’avait pas le droit d’interdire aux gens d’espérer !
Les religions ne se réduisent jamais à une aspiration purement spirituelle – et d’ailleurs elles n’en ont pas le monopole : les athées savent eux aussi s’interroger sur des questions existentielles fondamentales.
Les religions se sont toujours mêlées d’organiser la société, de contrôler les peuples et les individus jusque dans le moindre détail vestimentaire, quand ce n’est pas d’imposer par les pogroms, les lynchages, les tortures, les guerres et les persécutions leurs « idées ».
Donc, ce qui pose problème avec Ramadan, ce n’est pas le fait qu’il soit musulman, mais qu’il veuille rehausser le statut intellectuel de la religion et établir, en France et ailleurs, un autre rapport de forces entre athées et croyants.
Les révolutionnaires ne peuvent se limiter à défendre la loi (la laïcité) de façon naïve comme le fait par exemple la revue Convergences révolutionnaires, organe de la Fraction de LO : « La loi est donc nécessaire à un moment donné, comme elle peut être un point d’appui indispensable pour les filles qui veulent résister dans leur milieu : je ne porte pas le voile parce que je ne veux pas être exclue de l’école. » On croit rêver : sommes-nous en Iran, où les femmes sont obligées de se voiler ? Dans une telle situation, cela aurait un sens de se battre pour un changement de la loi, parce que cela marquerait une avancée considérable pour les droits des femmes. Mais quel est le risque qu’une jeune fille se fasse exclure d’une école française parce qu’elle n’est pas voilée ? Plus grave encore : depuis quand les révolutionnaires font-ils l’apologie de « la loi » dans l’abstrait, et propagent-ils l’illusion qu’elle serait un « point d’appui indispensable » pour les luttes ? (4)
Certes, la loi de 1905 sur la séparation entre l’Église et l’État exprime un rapport de forces moins défavorable aux athées que les lois qui existent dans d’autres pays. Néanmoins, le rôle des révolutionnaires n’est pas de défendre « la loi » ou la « laïcité » dans l’abstrait mais d’expliquer sans arrogance, et avec toute la pédagogie nécessaire surtout vis-à-vis des adolescent(e)s, les fondements politiques et philosophiques de leur athéisme.
Et cela, en reconnaissant qu’une partie de l’hostilité médiatique contre Ramadan repose non pas sur le contenu révoltant de ce qu’il dit et surtout de ce qu’il cache, mais sur le fait même que les médias aient affaire, pour une fois, à un intellectuel arabe et musulman qui sait s’exprimer parfaitement en français et connaît bien la culture occidentale. On peut comprendre que des jeunes immigrés ou Français d’origine arabe ou berbère soient fiers de lui, puisque la télévision ne donne presque jamais la parole à des intellectuels arabes, berbères ou musulmans, croyants ou non. Plus exactement, ceux à qui elle donne la parole tiennent tous un discours ultramodéré sur le plan politique et, bien sûr, ne défendent jamais l’athéisme.
L’ « originalité » et le danger de Tariq Ramadan est qu’il est le seul à caresser dans le sens du poil les altermondialistes voire l’extrême gauche et que son discours peut faire illusion. Mais on ne doit pas non plus tomber dans le piège de la culpabilité de l’Homme Blanc. Les idées de Tariq Ramadan sont dangereuses et néfastes, et doivent être dénoncées sans aucun complexe.
(Y.C., décembre 2003, Ni patrie ni frontières n°6-7)
Notes
1. Lorsque Sarkozy lui a fait remarquer qu’il avait commis une « faute » en mettant en avant les origines juives (supposées) d’un certain nombre d’intellectuels pro-israéliens, Ramadan a seulement daigné reconnaître un « déficit de formulation ». Outre le flou pompeux de la formule, on reconnaît bien là le refus d’admettre son erreur, refus tellement répandu dans la caste politico-intellectuelle qu’il est devenu une seconde nature.
2. Le Pen lui aussi joue sur ce registre du « paria », même si son public n’est évidemment pas le même.
3. Sur la question des violences conjugales permises par le Coran (le droit pour un mari de corriger sa femme « avec la main »), Ramadan a eu le culot d’expliquer qu’il avait préfacé un livre écrit par une musulmane sur la place de la femme en Islam et qui défendait cette pratique, parce qu’il trouvait positif qu’une femme écrive sur des sujets religieux, même s’il n’était pas d’accord avec elle !
Comme le font remarquer Caroline Fourest et Fiammetta Venner, ce type d’attitude constitue justement une des techniques favorites des intégristes protestants, catholiques, musulmans et juifs ; ils utilisent des femmes pour faire passer leur message sexiste et perpétuer leur oppression et leur exploitation.
Sur la lapidation des femmes adultères, Ramadan s’est prononcé pour un « moratoire » et non pour sa suppression immédiate, sous prétexte que sa position serait « minoritaire » dans le monde musulman. Quant au port du hidjab, il a refusé, tout en se gargarisant du mot laïcité, de condamner le port du foulard ou du voile comme un signe de soumission de la femme. Cette émission – en dehors de faire apparaître Sarkozy comme un homme politique « tolérant et ouvert » (un comble quand on connaît sa politique !) à côté de Ramadan et Le Pen, tous deux présents sur le plateau – a permis de montrer la confusion politique totale de Ramadan.
Comme me l’a écrit un camarade « le gouvernement considère les religieux comme les "représentants" naturels des immigrés ou des français d’origine maghrébine. Sarkozy a utilisé Ramadan à la fois comme repoussoir qui lui permet de se positionner comme défenseur des femmes (!!!) et comme un interlocuteur officiel religieux. »
Ramadan se présente comme un partisan de la démocratie et d’une réforme de l’islam mais en même temps il ne veut pas affronter trop violemment les convictions de ses coreligionnaires et des régimes politiques qui se réclament de l’islam. Il explique tranquillement que ce serait pour lui « trop facile » de le faire, et il oublie ainsi la lutte des musulmans et musulmanes laïcs ou athées dans leurs propres pays, lutte dont il se garde bien d’être solidaire. Lors de son intervention au FSE, le seul État musulman critiqué par Ramadan fut la Turquie. Silence total sur l’Iran, le Soudan ou l’Arabie Saoudite, pour ne prendre que trois exemples de dictatures. Et voilà le bonhomme que les « alters » se sont choisis comme porte-parole représentatif des millions de travailleurs de culture musulmane vivant en Europe, qu’ils soient croyants ou pas !
4. On comprend mieux, dans un tel contexte pourquoi LO se présente aux élections : ce n’est pas pour « faire entendre la voix des travailleurs au Parlement » mais pour faire adopter des lois qui seront des « points d’appui » indispensables ! Le crétinisme parlementaire serait-il en train de gagner LO ? Depuis quand les lois sont-elles autre chose que l’expression d’un rapport de forces entre les classes ou de la volonté d’une fraction de la bourgeoisie ? Depuis quand sont-elles devenues l’expression des exploité(e)s ?
P.S. A ceux qui veulent lutter contre tous les intégrismes religieux (juif, chrétien et musulman) et contre toutes les religions nous ne pouvons que recommander la lecture de Tirs croisés, de Caroline Fourest et Fiammetta Venner, édité chez Calmann-Lévy. Ce livre offre de nombreux exemples concrets et précis des infamies intégristes, et devrait devenir le livre de chevet de tous ces révolutionnaires qui mettent leur athéisme dans leur poche au nom de la lutte contre l’ « islamophobie ».
Tariq Ramadan et l’oppression de la femme
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Extrait de Tariq Ramadan, Islam, le face-à-face des civilisations, éditions Tahwid 2001, p 330 : « (...) Si rien de tout cela n’y fait, alors, et alors seulement, il serait permis de " frapper ". (...) Il s’agit alors (...) d’un coup symboliquement manifesté à l’aide de la branchette du siwâk. (...) Le message adressé aux hommes est on ne peut plus clair : la voie du dialogue et de la concertation avec son épouse est celle qui correspond à l’esprit qui se dégage de la Révélation. L’enseignement ne s’arrêtait pas à ce verset et à son interprétation : l’exemple du Prophète, plus que tout, était à même d’exprimer le comportement idéal. »
Comportement idéal ? Mahomet épousa une femme de 6 ans et consomma son mariage lorsqu’elle atteignit neuf ans. Quel sacré féministe, ce Tariq !