J’ai, de 1999 à 2001, alors que j’étais encore un tout jeune homme, milité dans les rangs du Parti des travailleurs. Aujourd’hui, à près de quatre ans de distance, je porte sur cet engagement le même regard que Pierre Monatte portait sur le Parti communiste français : je suis content d’y être entré, et encore plus d’en être sorti.
Mon contentement s’explique aisément : j’ai appris, au sein du Parti des travailleurs, les méfaits de la bureaucratie, du contrôle social, et de la soumission volontaire ; j’ai découvert, en peu de mots, ma qualité d’anarchiste. Quiconque a milité dans un parti communiste et n’en a pas hérité une haine féroce à l’égard de toute forme de domination a, selon moi, milité en vain. Continuant aujourd’hui d’être militant, je considère également cette expérience comme positive dans la mesure où elle m’a appris la nécessité de la rigueur, de l’analyse, de la théorisation, toutes qualités souvent étrangères au milieu libertaire, qui se complaît, d’après moi, dans un empirisme sentimental portant à croire que l’anarchisme se repose – bien à tort – sur ses acquis.
Mon expérience du Parti des travailleurs, c’est une expérience des relations de pouvoir, une expérience tellement intense qu’elle me fait parfois affirmer, devant certains amis perplexes : « Voyez, je sais ce qu’était l’URSS. » Le Parti des travailleurs – ô euphémisme – m’a sensibilisé au problème de l’articulation entre efficacité et liberté, entre organisation et démocratie. C’est le seul mérite de ce parti du mensonge déconcertant : avoir malgré lui et contre lui éveillé et radicalisé des vocations authentiquement révolutionnaires. »
Je me suis élevé, à dix-huit ans, contre le milieu d’enseignants dont j’étais issu : son désir d’ostentation sociale et culturelle, sa suffisance et son conformisme dans tous les domaines me hérissaient le poil. Critiquant intuitivement, à l’instar d’Alain Bihr, une strate « d’encadrement du capitalisme », j’ai intégré l’université avec la ferme intention de me déclasser. A cet âge, sortant de ma campagne, j’avais pour seule qualité des dispositions d’autodidacte, soit un goût prononcé pour ce que Fernand Pelloutier appelait la culture de soi-même.
Je ne connaissais l’idée révolutionnaire qu’à travers quelques lectures hasardeuses et disparates, et je me rappelle aujourd’hui avec amusement ma découverte de l’anarchisme à travers des autocollants de la Fédération anarchiste à Marseille, les naïves questions alors posées à mon père, ou encore mes premiers journaux révolutionnaires, L’Egalité et Le Monde libertaire, achetés en fin de terminale au hasard d’une librairie du Vaucluse. Malgré mes carences, j’étais déterminé : ma discipline, l’histoire, je la choisis plutôt que l’anglais dans le seul et unique but d’acquérir une culture politique.
En première année, en septembre 1998, j’étais un mélange original de romantisme révolutionnaire et de systématisme bolchévisant. La radicalité et les certitudes m’attiraient : en crise d’identité, j’avais besoin de croire et d’agir fermement. Or, si j’étais devenu communiste en contemplant par le biais télévisuel, impressionné et bouleversé, les attitudes extatiques de milliers de Chinois face à Mao sur la place Tien an Men, c’est par hasard, pourtant, que je me suis trouvé aux côtés de militants maoïstes, qui noyautaient la section locale de l’UNEF.
Autour de cela, ma vie militante était un joyeux pot-pourri d’approches de la LCR ou de Voie Prolétarienne et d’engagement dans une association à mi-chemin entre la Ligue et ATTAC. Je mêlais comme je le pouvais des thématiques altermondialistes, quoique le terme n’existât pas encore, et une identification à l’histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Une contradiction demandait à être résolue : ce fut le rôle de ma rencontre avec un militant du Parti des travailleurs.
En avril 1999, le Parti des travailleurs, et surtout son organisation de jeunesse officieuse, la CMJR (Conférence mondiale de la jeunesse pour la révolution) était très investi dans son Comité International Vie Sauve pour Mumia Abu-Jamal. C’est ainsi que, au cours d’une diffusion à la fac (1), je rencontrai ce jeune militant, étudiant en géographie, et que je lui fis part de ma connaissance de la situation de ce pauvre Mumia, ainsi que, partant, de ma recherche d’une alternative politique à une situation sociale sclérosée. Il suffit dans le même temps qu’un notable local du PCF l’interpellât quant à son appartenance au Parti des travailleurs pour que je le bombarde aussitôt de questions sur ce parti au nom mystérieux.
Un copain de mon association eut beau, le soir même, me mettre en garde contre sa réputation de noyautage : j’étais déjà conquis. A peine deux semaines et deux réunions plus tard, j’adhérais à la section de mon nouveau camarade, avant d’être transféré sur une autre, plus proche de ma fac et de ma cité universitaire. Ce qui me décida à adhérer, ce fut, outre l’empathie et la culture de mon contact, l’apparente hétérogénéité du parti : à moins de dix-neuf ans, j’estimais, malgré des orientations communistes, ne pas être encore en mesure d’opter pour un mouvement particulier et structuré, et je fus littéralement emballé par l’existence de différents courants au sein du Parti des travailleurs.
Cela me laissait la possibilité d’agir tout en réfléchissant à l’opportunité de devenir, au choix, socialiste, communiste, trotskyste ou anarchosyndicaliste. Rétrospectivement, il me semble que l’idée d’appartenir à un parti méconnu de beaucoup et, qui plus est, à une citadelle qui semblait assiégée, ne me laissait pas non plus de marbre : mon désir de rupture socioculturelle et politique requérait toujours plus de marginalité.
Mon adhésion au Parti des travailleurs inaugura mon premier véritable engagement : d’abord du fait de l’investissement militant quotidien, mais aussi de l’identification morale et de l’implication affective, liée à l’inscription dans un nouveau réseau de sociabilités. Le Parti des travailleurs est véritablement différent des autres organisations d’extrême gauche : comme jadis le PCF, même s’il n’en a pas la taille, il offre à ses militants tout un réseau d’implications qui lui sont propres et qui le marginalisent vis-à-vis des autres partis, dont les militants se côtoient bon gré mal gré par le biais de luttes et d’initiatives communes.
Le Parti des travailleurs, qui rejette son appartenance à l’extrême gauche, tranche par son isolement et sa profonde ignorance du paysage révolutionnaire, qu’il ne considère d’ailleurs pas comme tel. Ses adhérents sont au Comité Mumia, au Comité pour un véritable syndicat étudiant, à l’Association pour la défense de la démocratie communale, au Comité pour l’abrogation du traité de Maastricht, au Comité de défense de la gynécologie médicale, toutes initiatives « de front unique » impulsées par lui seul dans le but de faire venir à lui de nouveaux adhérents.
En deux ans, il ne m’est arrivé qu’une fois de participer à une manifestation unitaire. Toutefois, les militants non trotskystes, comme moi, ne recevaient aucune formation, et l’alternative se posait en ces termes : désirer intégrer un système de pensée, vouloir accentuer son engagement, sa culture politique, et intégrer le courant trotskyste, ou se satisfaire de n’être qu’un pion engagé dans des activités exclusivement concrètes sans se préoccuper des méandres idéologiques et bureaucratiques de l’organisation.
A dire vrai, le Parti des travailleurs se satisfait bien de cet état de choses : la quasi-totalité de ceux qui ont choisi un courant ont intégré le CCI, Courant communiste Internationaliste, courant trotskyste du Parti des travailleurs ; c’est également le cas, pour l’essentiel, des responsables et des dirigeants. Le Parti des travailleurs, lui, n’est qu’une organisation parasyndicale au programme minimum, axé sur la lutte contre la déréglementation européenne, donc bon pour séduire, autour de revendications très précises et très concrètes, des fonctionnaires, des élus, des travailleurs directement concernés par la remise en cause des conventions collectives.
Le militantisme au Parti des travailleurs tournait autour d’une réunion hebdomadaire, la « prise Informations Ouvrières », Informations Ouvrières, hebdomadaire du Parti des travailleurs, d’ordinaire dévolue aux cadres du « bureau », les adhérents devant se contenter d’une « réunion de section », à intervalles mensuels. Les militants trotskystes, eux, bénéficiaient d’une réunion hebdomadaire supplémentaire, généralement la veille ou l’avant-veille de la réunion du Parti des travailleurs, afin de leur permettre de discuter d’une orientation commune. Quoique sans commune mesure avec le rythme militant des années 1960 à 1980, période « d’imminence de la révolution », j’ai souvenir, en tant qu’étudiant, d’un rythme régulier : toutefois, le militantisme concernait peu le Parti des travailleurs en tant que tel, et nous passions surtout du temps au sein de nos différents comités, sortes d’entonnoirs incolores qui nous permettaient petit à petit, au moins en théorie, d’amener le meilleur vin dans la bouteille. Les adultes, je crois, étaient un peu plus tournés vers une activité purement politique, essentiellement par le biais d’une diffusion hebdomadaire sur un marché populaire. Il ne m’est arrivé qu’une ou deux fois, par exemple, de participer à une diffusion matinale de tracts à l’intention des travailleurs d’un hôpital.
N’ayant pas eu, depuis, d’expérience organisationnelle similaire, je ne juge du caractère soutenu du militantisme qu’en comparaison avec celui des jeunes militants des JCR, que je fréquentais beaucoup sur le campus. Nous nous moquions largement de ceux-ci, les « pablards » (2), et de leur incapacité à s’investir sérieusement dans une activité et à engager des actions efficaces. Nous les voyions à l’œuvre, dans les grèves étudiantes : quoique supérieurs en nombre, ils n’avaient aucune activité coordonnée, se contentaient de faire individuellement un peu d’agitation sur un registre un peu « manifestif », mais assurément pas politique.
La comparaison ne tenait pas la route : nous-mêmes, organisés, structurés, nous réunissant une ou plusieurs fois par jour au plus fort de l’action, invisibles et dispersés mais unis, nous étions parfaitement capables d’orienter une assemblée ou un mouvement sur nos positions et d’en prendre la tête. Début 2001, notre rôle dans la grève contre les projets de Jack Lang avait été également reconnu au niveau national, où l’on nous avait dépêché un camarade du Bureau politique, chargé d’évaluer l’opportunité de se servir de notre fac comme fer de lance de notre initiative d’un « Comité pour un véritable syndicat étudiant ». A côté de cela, les JCR nous apparaissaient bien plutôt comme un club de rencontres.
Toutefois, malgré notre activisme, nous avions bien du mal à attirer à nous de nouveaux militants. J’ai d’ailleurs toujours eu beaucoup de mal à employer le terme « recruter », estimant que les véritables militants se recrutent d’eux-mêmes et que seuls les moutons, c’est-à-dire les individus inintéressants politiquement, succombent à une démarche marketing. Pourtant, le mode de recrutement « lambertiste » était parfaitement codifié, ce qui aurait pu laisser supposer qu’il avait fait ses preuves : son mode d’approche était fondé sur la pétition, concernant un sujet éminemment pratique et, pour tout dire, relativement consensuel ; c’était l’occasion de prendre les coordonnées d’individus, que l’on recontactait ensuite pour les informer de la continuation du mouvement, avant de les amener peu à peu à avoir une discussion plus générale sur la situation sociale et politique et d’introduire enfin l’existence du Parti des travailleurs.
Le problème, toutefois, résidait dans le fait que nous n’avions aucune empathie vis-à-vis des gens avec qui nous discutions : nous étions dans une perspective strictement comptable, suivant un schéma réglé d’avance et quelque peu vieilli, ne prenant aucunement en considération la diversité des attentes et des expériences individuelles, ne partant pas du quotidien et du vécu des individus, ne tenant surtout pas compte d’un nouveau rapport de la société au militantisme.
Nous-mêmes, je crois, n’avions qu’une chose à l’esprit : recruter au plus vite afin de pouvoir nous vanter en réunion de notre efficacité. Dès lors, nous voulions aller beaucoup trop vite, et nous ne cherchions pas même à convaincre : nous faisions de la vente forcée, avec les mêmes procédés que des représentants en meubles ou en téléphones portables, avec qui plus est une tendance aveugle et acritique à l’autocélébration, considérant toute discussion comme une preuve d’intérêt soutenu, et toute invitation réussie à un meeting comme une pré-adhésion.
En réalité, je crois que ce rigide fonctionnement d’entreprise, qui nous faisait proposer aux gens des « bons d’invitation », sous la forme de petits cartons, pour tel ou tel meeting ou événement, avait tout pour faire peur, et notamment aux jeunes, généralement vigilants vis-à-vis des tentatives d’embrigadement et de récupération. Pour tout dire, les quelques personnes que nous avions fini par associer à nos activités avaient été conquises de manière tellement superficielle qu’elles finissaient assez rapidement par partir.
J’ai en mémoire le cas d’un jeune qui milita pendant six mois à la CMJR en étant à ce point étranger au discours de l’organisation que, à peine sorti, sans d’ailleurs avoir rompu, il s’empressa de voter pour les Verts. Le constat était sans appel : aucun jeune ne fut durablement recruté à la CMJR en deux ans, malgré l’instauration de pathétiques « cartes de lecteurs de Jeunesse Révolution » ; au Parti des travailleurs, je ne parvins moi-même qu’à attirer deux filles sans personnalité politique, dont l’une s’éloigna peu à peu du parti, et l’autre semble en être actuellement devenue une bonne militante sans cervelle.
Ils étaient bien rares, en effet, ceux qui avaient de la personnalité politique ! La majorité des jeunes militants que je fréquentais étaient eux-mêmes fils de militants du Parti des travailleurs : la plupart ânonnaient bêtement des schémas appris par cœur, qu’ils reproduisaient parfois même avant d’être convaincus. Leur manque de curiosité intellectuelle me sidérait, moi qui, pour pallier l’absence de formation, fréquentais assidûment les bouquinistes et avais des lectures aussi bariolées qu’orientées par mes propres affinités. Quant aux « vieux », la plupart infirmiers, professeurs, ouvriers et employés, il y en avait, je crois, également de deux types : les adhérents, masse de manœuvre incolore, et les militants, soumis à une formation non remise au goût du jour depuis les années 1960 ou 1970.
Cependant, il s’agit là d’un jugement rétrospectif : je n’ai moi-même assisté qu’à deux réunions du Courant communiste internationaliste, et nous parlions fort peu, mes camarades trotskystes et moi, du fonctionnement de leurs cellules. Une chose, pourtant, à l’évidence, unissait la diversité des statuts et des personnalités : l’absence d’esprit critique et d’autonomie de pensée, la soumission inconditionnelle et passive à une idéologie et à une culture politique signifiantes ; tout cela se manifestait par des personnalités aussi bien moutonnières que dictatoriales. Les membres du courant trotskyste du Parti des travailleurs, surtout, étaient d’un sectarisme intransigeant. Cela n’éludait pas, bien sûr, les rapports de sympathie, d’autant que, chez les jeunes, les tempéraments n’étaient pas encore affirmés.
Karim Landais
Notes
1.Dans le vocabulaire du PT le mot « diffusion » désigne tantôt une distribution de tracts tantôt une vente du journal (Y.C.).
2. Pablards, ou pablistes, termes péjoratifs désignant encore, plus de cinquante ans après la scission de 1953 (!), les militants de la Ligue communiste révolutionnaire (LC.)