Deux livres sont récemment parus sur l’OCI-PT. Il est peut donc être utile de lire aussi celui de Karim Landais, jeune historien décédé en 2005.
Pour son DEA, ou durant les deux années qui suivirent, Karim Landais avait rencontré quinze ex-membres de l’OCI-PCI, du militant ou de la militante de base (Vera Daniels, Christian Béridel, Pierre Simon, Ludovic Wolfgang, Marie-Cécile Plà, Charles Huard, Nicolas Dessaux) au dirigeant politique (Charles Berg), en passant par le « cadre intermédiaire » (Vincent Présumey), l’intellectuel dirigeant (Pierre Broué), l’inclassable franc-tireur (Boris Fraenkel) et le compagnon de route « anarchosyndicaliste » et bureaucrate syndical FO (Alexandre Hébert). Sans compter les deux militants (Véronique Molin et Bernard Ronet, pseudonymes) qui n’ont pas voulu que soit reproduite leur interview et Michel Lequenne, qui, entre 1952 et 1955, fut un témoin privilégié de la naissance du « lambertisme » avant de revenir en 1955 au PCI (celui de Pierre Frank).
Du point de vue générationnel, l’éventail choisi par Karim était assez large puisque les plus âgés avaient connu l’époque de la Résistance, tandis que les plus jeunes étaient nés après Mai 1968. Sur le plan géographique, ce n’était pas tous des Parisiens, ce qui permet à plusieurs intervenants de décrire la différence profonde qui existe entre les rapports humains à Paris et en province, mais aussi le rôle du centre politique parisien par rapport aux sections régionales.
Du point de vue social, l’éventail était plus restreint. Mais les professions des interviewés (enseignants, employés du secteur public, précaires de l’édition et du secteur social) étaient assez représentatives des milieux dans lesquels l’extrême gauche trotskyste exerce une petite influence, notamment syndicale.
Quant aux femmes, elles ne sont que 3 sur 14, proportion qui ne permet guère de rendre compte de leurs problèmes spécifiques au sein de l’organisation étudiée. D’autant plus que les hommes interviewés se sont généralement montrés discrets sur les pratiques extrêmement douteuses à l’intérieur du Parti concernant les relations hommes/femmes. Il aurait été intéressant de connaître l’état de leur réflexion, depuis leur départ de l’OCL PT, sur les façons de lutter contre le sexisme, que ce soit dans leur vie privée, dans leur activité professionnelle, leur syndicat ou les associations dont ils peuvent faire partie. Karim n’a pas pu les « brancher » sur ce sujet, sans doute parce que ce n’était pas sa préoccupation centrale en les questionnant, même s’il aborde la question dans son mémoire de DEA. Sans doute se réservait-il d’y revenir plus en détail lors de sa thèse de doctorat.
Ces entretiens couvrent plus d’un demi-siècle du mouvement trotskyste français voire international. Idéalement, pour les non-initiés qui liront ces interviews, il aurait fallu rédiger un bref résumé de l’histoire du mouvement trotskyste pour comprendre toutes les allusions contenues dans ces entretiens, allusions qui concernent aussi bien la France que d’autres pays. Il existe, à l’échelle mondiale, près de 300 groupes trotskystes recensés sur le Net (ce qui n’inclut pas les groupes clandestins dans les régimes de dictature, notamment en Asie et Afrique, ni ceux immergés dans d’autres organisations), près d’une trentaine de regroupements internationaux prétendant être l’embryon de la future Quatrième voire Cinquième Internationale, et une vingtaine de groupes ou de courants (la LCR, à elle seule, en compte au moins quatre !) dans le seul Hexagone.
L’objectif de Karim Landais n’était pas d’approfondir l’histoire de ce mouvement (qui en a pourtant dramatiquement besoin tant les livres médiocres, ou sensationnalistes, abondent sur ce sujet), mais de poser quelques jalons pour mieux cerner la question du pouvoir et de la bureaucratisation dans les organisations dites révolutionnaires.
En lisant les interviews ici reproduites, le lecteur remarquera que, s’ils critiquent généralement les mœurs internes et la politique de l’OCLPCI, peu d’interlocuteurs de Karim Landais portent un regard véritablement acéré sur leur rôle personnel dans la perpétuation de pratiques qu’ils condamnent a posteriori ou vis-à-vis desquelles ils prennent aujourd’hui leurs distances. Ce n’est sans doute pas un hasard si les éléments aujourd’hui les plus proches des idées libertaires vont le plus loin dans leurs critiques. Inversement, plus leur position a été élevée dans l’OCI-PCL CCI, moins leur capacité à s’auto-analyser et s’auto-critiquer est flagrante (du moins dans les entretiens réalisés par Karim Landais). Au mieux, ils accusent le noyau dirigeant, ou démonisent Pierre Lambert, au pire ils n’ont rien vu rien entendu. Mais, contrairement à ce qu’un non-initié pourrait croire, cette dernière position n’est pas le fruit de l’hypocrisie ou d’un déni de la réalité.
Le propre d’une organisation bureaucratique néfaste et performante est de « cloisonner » au maximum les informations et les individus, afin qu’à chaque fois un nombre limité de militants ignorent ses pratiques les plus condamnables ou y soient suffisamment mouillés pour ne jamais ouvrir la bouche, même une fois exclu ou parti. De plus, le même témoin qui est prêt à commenter oralement les turpitudes de son ex-organisation est soudain saisi d’une grande réserve lorsqu’il sait que ses propos seront reproduits dans un journal ou dans un livre. C’est le fameux : « Il ne faut pas faire lejeu de l’ennemi de classe », attitude noble dans son principe mais qui a eu des effets catastrophiques durant toute l’histoire du mouvement ouvrier, car elle a toujours laissé la droite et l’extrême droite en position d’accusatrice, tandis que la gauche et l’extrême gauche se trouvaient cantonnées dans une position défensive.
Sans doute y a-t-il d’autres explications à ce mutisme, voire à cette quasi omerta : en dehors de la peur de procès, de dénonciations publiques ou de représailles physiques (peur bien réelle et évoquée dans quelques entretiens), certains individus sont littéralement dévastés quand ils quittent leur organisation, et il leur faut des années pour récupérer un solide équilibre psychologique (et cette démarche leur est d’autant plus difficile que les organisations trotskystes - en tout cas Lutte ouvrière et le PT - sont méfiantes vis-à-vis des psychothérapies et des psychanalyses) ; d’autres ont carrément honte de s’être engagés dans une organisation dont ils découvrent trop tard la vraie nature : honte d’avoir voté l’exclusion d’hommes et de femmes honnêtes ; honte de ne pas avoir combattu les manœuvres ou les magouilles ; honte de s’être laissé convaincre par des arguments minables ; voire honte d’avoir fait eux-mêmes telle ou telle saloperie pour défendre la ligne du Parti. Certains - ou les mêmes - souhaitent oublier totalement leur passé, comme s’il n’avait jamais existé.
Pourquoi Karim Landais n’a-t-il pas pu, ou pas su, pousser ses témoins dans leurs derniers retranchements ?
Sans doute Karim était-il tiraillé entre plusieurs éléments : sa timidité naturelle ; son souci de garder une distance d’historien universitaire avec les personnes qu’il interviewait ; la nécessité diplomatique de ne pas brusquer ses témoins afin qu’ils puissent le recommander auprès d’autres « ex » méfiants vis-à-vis de toute personne susceptible de divulguer des « secrets organisationnels » ; et son envie de bousculer ses interlocuteurs ou interlocutrices pour les faire accoucher d’une parole plus authentique et de réflexions plus profondes, plus incisives sur leurs pratiques politiques personnelles ou celles qu’ils avaient cautionnées.
Le lecteur lira donc avec un œil critique ce que ces témoins disent d’eux- mêmes, des autres militants, de leur ex-organisation et des autres groupes. S’il n’a jamais milité dans un groupe « léniniste », il découvrira un univers particulier et peu attirant, disons-le franchement, marqué par une discipline de caserne, qui mène souvent à une soumission aveugle aux consignes et aux analyses du noyau dirigeant, des chefs manipulateurs, un profond dogmatisme, une culture politique et des comportements intolérants, des rapports hommes/femmes souvent marqués par le machisme, des rapports violents avec les autres groupes révolutionnaires, et un activisme dont la « productivité » est souvent faible par rapport aux efforts et aux sacrifices demandés et « librement » consentis.
Cela n’empêche pas la plupart d’entre eux de garder de relativement bons souvenirs de la formation politique fournie par l’OCI-PT, de l’ouverture au monde des livres et des débats d’idées, de la construction d’une pensée critique (même si cette pensée ne remettait jamais en cause les vérités transmises par l’organisation elle-même, elle leur a donné des réflexes qui leur ont servi plus tard) ; certains restent fiers des combats sociaux et politiques qu’ils ont menés, car ils considèrent qu’ils étaient du « bon côté » de la barricade, même s’ils n’avaient sans doute pas choisi la « bonne » organisation. Ils rejoignent ainsi l’opinion du syndicaliste révolutionnaire Pierre Monatte qui disait à propos du PCF « Je suis content d’y être entré, tout comme je suis content d’en être parti », phrase citée par Karim Landais mais qui - si l’on y réfléchit bien - frise l’autojustification.
Deux d’entre eux militent toujours dans des organisations trotskystes (une minuscule, le CRI, et une « grande », la LCR).
Mais la majorité d’entre eux sont devenus, après leur rupture, ce que l’on appelle (avec un mépris certain chez les trotskystes) des « individus inorganisés ».
En même temps, il faut souligner qu’aucun des interviewés n’a « retourné sa veste » : aucun ne se résigne à la domination du capitalisme, n’est devenu directeur de cabinet ou député, ni n’a soutenu la Guerre du Golfe ou l’intervention américaine en Irak ou en Afghanistan.
Certains ont trouvé une autre manière de « faire de la politique » (animation d’une revue, participation à un réseau militant, à une association ou à un syndicat) qui leur permet de prolonger leur combat d’une façon plus raisonnée, voire plus efficace parfois qu’auparavant.
Si, à notre avis, elle leur a ôté tout sens critique pendant une période plus ou moins longue, l’OCI-PCLPT n’a pas totalement brisé personnellement ou intellectuellement ces témoins, même si elle les a usés et s’ils ont connu parfois un « passage à vide » plus ou moins long. Cela nous donne un petit espoir pour tous les jeunes et moins jeunes qui s’égarent et s’égareront encore dans des organisations politiques sectaires et bureaucratiques. Si jamais l’un d’eux tombe sur ce livre, souhaitons qu’il lui sera profitable.
Post-scriptum
Pour faciliter la lecture des textes j’ai
– supprimé une partie des répétitions liées au style oral (les « il y a qui, et, donc, alors, moi je, parce que, etc., et puis »,
– rajouté fréquemment les prénoms ou les noms propres (même si ce n’est pas ainsi que s’exprimaient les personnes interviewées),
– explicité les sigles,
– systématiquement remplacé « la 4 » par « la Quatrième Internationale » pour ne pas dérouter les lecteurs qui ne parleraient pas couramment...trotskyste, langue difficile à maîtriser tant elle compte de dialectes et de sous-dialectes,
– et introduit quelques notes succinctes pour les personnages ou organisations les moins connus en bas de page dans les interviews, un glossaire plus détaillé placé en fin de volume, ainsi que trois brèves chronologies concernant les trois grandes branches du trotskysme hexagonal et les principaux événements mentionnés dans les interviews réalisées par Karim Landais.
–
Précisons enfin que mes jugements et commentaires n’engagent absolument pas Karim Landais ni les personnes interviewées, puisqu’ils n’ont pas pu en prendre connaissance.
Yves Coleman, Ni patrie ni frontières, 2013
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