Note aux lecteurs : le présent texte a été écrit à la demande d’un camarade de la côte Ouest ayant assisté à la conférence « Tout pour Tout » à Seattle en août 2012 à laquelle de nombreux membres du courant maoïste modéré « Kasama » étaient présents. Il propose une histoire succincte du courant maoïste qui n’est pas destinée à offrir un point de vue exhaustif conforme à la « Gauche Communiste » (1), il ne traite pas par exemple des vifs débats lors des trois premiers congrès de l’Internationale Communiste autour de la possibilité d’alliances avec la bourgeoisie nationaliste dans le monde colonial et semi-colonial. Il s’agit ainsi de fournir une base historico-critique du maoïsme pour de jeunes militants qui le découvriraient.
(Ce texte a été traduit par le site solitudesintangibles.fr et posté sur Facebook )
Le maoïsme a été une composante d’un plus vaste mouvement au XXe siècle, que nous pourrions qualifier de « révolutions bourgeoises sous drapeau rouge ». On retrouve par exemple ce type de développement au Vietnam et en Corée du Nord.
Pour comprendre le maoïsme, il nous semble essentiel d’insister sur le fait qu’il constitue un produit important de la défaite de la vague révolutionnaire qui avait déferlé sur une trentaine de pays (y compris la Chine) après la première guerre mondiale. Les plus grandes défaites eurent lieu en Allemagne (1918-1921) puis en Russie (1921 et après), culminant avec le stalinisme (2) dont le maoïsme constitue une déclinaison.
La première phase de cette défaite impliquant Mao et la Chine se déroula entre les années 1925 et 1927 durant lesquelles une petite classe ouvrière stratégiquement implantée se radicalisa par une vague de grèves. Cette défaite clôtura le cycle post-première guerre mondiale – de 1917 à 1927 – des luttes ouvrières qui incluait (en plus de l’Allemagne et la Russie) les grèves de masse en Angleterre, les conseils ouvriers dans le Nord de l’Italie, de vastes grèves et révoltes en Espagne, les « émeutes du riz » au Japon, une grève générale à Seattle et bien d’autres affrontements.
En 1925-1927, Staline contrôlait l’Internationale communiste. Depuis le début des années 1920, les conseillers russes entretenaient des rapports étroits avec le Kuomintang, le parti nationaliste du révolutionnaire bourgeois Sun Ya Tsen (leader du renversement de la monarchie mandchoue en 1911) et avec le petit mais néanmoins influent Parti communiste chinois fondé en 1921.
La IIIe internationale fournissait un soutien politique et militaire au Kuomintang dont Chiang Kai Shek (futur dictateur de Taïwan après 1949) prit le contrôle. Le Komintern du début au milieu des années 1920 considérait le Kuomintang comme une force « progressiste et anti-impérialiste ». De nombreux communistes chinois rejoignaient le Kuomintang parfois secrètement, d’autres ouvertement.
La politique étrangère soviétique du milieu des années 1920 était traversée par l’opposition entre Trotsky et Staline. La politique de Trotsky (quels que soient ses nombreux défauts) mettait en avant la révolution mondiale comme solution à l’isolement de l’Union soviétique. Staline y répondit par le slogan du « socialisme dans un seul pays », une aberration conceptuelle jusqu’alors inédite dans la tradition marxiste internationaliste. Durant cette période Staline s’était allié avec le leader de l’opposition de droite Nikolaï Boukharine contre Trotsky. La politique soviétique et celle de l’Internationale reflétaient ce « tournant droitier » par un soutien accru aux nationalismes bourgeois étrangers. Chiang Kai Shek était lui-même à cette période un membre honoraire du bureau exécutif de la Troisième Internationale. Celle-ci préconisait un soutien ferme au Kuomintang dans sa lutte contre les « seigneurs de guerre » alliés aux propriétaires terriens.
Il est essentiel de garder à l’esprit que pendant ce temps Mao Zedong (qui n’était pas encore le leader principal du Parti communiste chinois) critiquait cette politique d’un point de vue encore plus droitier, réclamant une coopération encore plus étroite entre le Parti communiste chinois et Kuomintang.
Au printemps 1927, le Kuomintang se retourna contre le Parti communiste chinois et la classe ouvrière en lutte, massacrant des milliers de travailleurs et de militants à Shanghai et à Canton (Guanghzou) qui avaient été complètement désarmés dans le cadre du soutien du Comintern au Kuomintang (3). Ce massacre signa la fin de la relation entre la classe ouvrière chinoise et le Parti communiste chinois et ouvrit la voie à Mao Zedong pour son ascension à la tête du parti au début des années 1930.
S’ouvrit ensuite une nouvelle phase pour le Parti communiste chinois, celle dite de la « troisième période » du Comintern lancée en partie comme une réponse à la débâcle chinoise. En Union soviétique, Staline liquida la « droite » boukhariniste (il n’y avait en réalité rien de plus réactionnaire que Staline) après s’être occupé de la gauche trotskyste (4). La troisième période qui dura de 1928 à 1934 se caractérisa par un aventurisme « ultra-gauchiste » à travers le monde. En Chine ainsi que dans de nombreux autres pays coloniaux ou semi-coloniaux, la troisième période mit en avant le slogan « Des soviets partout ! ». S’il ne s’agissait pas d’un mauvais slogan en soi, dans la pratique, sa mise en œuvre volontariste entraîna une série d’insurrections désastreuses et isolées en Chine et au Vietnam, totalement déconnectées des circonstances locales, qui ne conduisirent partout qu’à des défaites sanglantes.
C’est à la suite de ces échecs que Mao, devenu le leader principal du Parti communiste chinois, démarra la longue marche vers Yan’an, marche qui devint par la suite le mythe central du maoïsme et réorienta le Parti communiste chinois vers la paysannerie, une classe importante numériquement mais pas révolutionnaire au sens marxiste (5) (bien qu’elle puisse être un allié de la révolution prolétarienne, comme lors de la guerre civile russe de 1917-1921).
De l’invasion par le Japon de la Mandchourie (Nord de la Chine) en 1931 à la défaite japonaise de 1945, le Parti communiste chinois demeura engagé dans une lutte à trois belligérants avec le Kuomintang et les Japonais.
Après le triomphe d’Hitler en Allemagne, aboutissement de la troisième période (au lieu de combattre les nazisme, le parti communiste attaquait les « socio-fascistes » de la social-démocratie, vue comme l’ennemi principal, et allait même jusqu’à participer à des grèves aux côtés des nazis), le Komintern changea de ligne et adopta celle du « front populaire » en 1935, stratégie d’alliance avec les forces « démocratiques bourgeoises » contre le fascisme. À travers le monde colonial et semi-colonial, les partis communistes abandonnèrent complètement le terrain de la lutte anticoloniale et s’engagèrent dans le soutien aux démocraties occidentales. Au Vietnam et en Algérie par exemple, ils soutinrent le pouvoir colonial « démocratique » français. En Espagne, ils apportèrent un soutien inconditionnel à la République durant la guerre civile et la révolution espagnole et contribuèrent à l’écrasement des anarchistes (qui rassemblaient deux millions de personnes), de la gauche indépendante du POUM (Partido Obrero de Unification Marxista, un parti « centriste » dénoncé à l’époque comme « trotskyste ») et les trotskystes eux-mêmes. Les anarchistes avaient pris le contrôle des usines dans le nord de l’Espagne et établi des communes agraires à la campagne. La République et les communistes les écrasèrent tous et perdirent la guerre civile contre Franco.
En Chine, le Front populaire signifiait pour le Parti communiste chinois un soutien à Chiang Kai Shek (qui, rappelons-le, avait massacré des milliers d’ouvriers huit ans auparavant) contre l’armée japonaise.
Dans le refuge du Parti communiste chinois situé à Yan’an durant la guerre, Mao consolidait son pouvoir sur le parti. Son célèbre homme de main, Kang Cheng, l’aidait à décimer toute opposition ou rivaux potentiels, en propageant des calomnies et en organisant procès et exécutions. Le cas de Wang Shiwei, un communiste combatif ayant traduit plusieurs parties du Capital de Marx en chinois, est ainsi resté célèbre. Mao et Kang le piégèrent, lui infligèrent plusieurs procès publics, le brisèrent et l’exclurent du parti (il fut finalement exécuté en 1947 quand le parti quitta son refuge de Yan’an lors de la dernière phase de la guerre civile contre Chang Kai Shek).
En 1949, la totalité de la Chine était conquise par l’armée de paysans de Mao. La classe ouvrière, la base initiale du parti en 1927, ne joua aucun rôle dans la prétendue « révolution socialiste ». Le Kuomintang autrefois « nationaliste et progressiste », maintenant totalement discrédité, était devenu le parti des propriétaires terriens, gangrené par la corruption, responsable d’une inflation galopante et dont les officiers étaient plus intéressés par l’enrichissement personnel que par le combat contre les Japonais (avant 1945) ou le Parti communiste chinois.
La première phase du règne de Mao se déroula de 1949 à 1957. Son régime reposait ouvertement sur un « bloc de quatre classes » et s’engageait dans une révolution nationaliste bourgeoise. Il s’agissait pour l’essentiel du programme de Yun Yat Sen développé vingt-cinq ans auparavant. Les propriétaires terriens corrompus furent expropriés puis éliminés.
Insistons ici sur le fait que la revendication de « la terre aux paysans » et l’expropriation de l’aristocratie foncière précapitaliste relèvent de la révolution bourgeoise, à l’instar de la révolution française de 1789. Cette politique assurait une réelle popularité au régime et de nombreux expatriés non communistes revinrent pour participer à la reconstruction du pays. Certains « capitalistes progressistes » purent continuer à diriger leurs usines. Après trente années de chaos, cette stabilisation représentait une bouffée d’air frais. L’Armée populaire de libération intervint en Corée pour soutenir Kim Il Sung dans son combat contre les États-Unis et les forces des Nations unies dans le cadre plus général de l’affrontement entre les deux blocs de la guerre froide. En Corée du Nord, Kim mit en œuvre une énième « révolution bourgeoise sous drapeau rouge » stalinienne fondée sur la revendication de « la terre aux paysans ». La Corée du Nord devint par la suite la première monarchie prolétarienne héréditaire désormais arrivée à sa troisième succession.
Il est ainsi également nécessaire d’appréhender la révolution chinoise dans son contexte international. Le stalinisme (et le maoïsme, qui est l’une de ses variantes) émergea de la seconde guerre mondiale plus fort que jamais, ayant conquis l’ensemble de l’Europe de l’Est, triomphant en Chine, sur le point d’accéder au pouvoir au Vietnam et en Corée du Nord, jouissant d’un immense prestige dans le monde colonial et semi-colonial (rebaptisé « Tiers-Monde » durant la guerre froide qui opposait deux blocs centrés sur l’Union soviétique et les États-Unis).
La question n’est pas de savoir si le Parti communiste chinois et Mao étaient indépendants de Staline. Ils constituaient une incarnation originale du stalinisme. Ils étaient totalement éloignés du pouvoir des conseils ouvriers qui avait caractérisé les révolutions allemandes et russes, base de la fondation du Komintern en 1919. Il s’agit là d’une question trop épineuse pour qu’elle soit traitée ici. Néanmoins, de 1949 jusqu’au schisme sino-soviétique de 1969, l’Union soviétique envoya des milliers de techniciens et de conseillers en Chine et forma des milliers d’autres cadres chinois dans les universités soviétiques, dans la continuité de ce qui avait été mené sur ce plan depuis les années 1920. Le « modèle » dominant mis en place dans les années 1950 correspondait essentiellement au modèle soviétique adapté à un pays où la majorité paysanne était encore plus écrasante qu’en Russie.
Au niveau mondial, le stalinisme fut ébranlé par une série d’événements en 1956 : la Révolution hongroise durant laquelle la classe ouvrière créa de nouveau des conseils avant qu’ils ne soient écrasés par l’intervention militaire russe, l’ »Octobre polonais » où une révolte ouvrière conduisit à la mise en place d’un nouveau pouvoir stalinien « réformé ». Ces soulèvements faisaient suite au discours de Krouchtchev lors du XXe congrès des partis communistes mondiaux où il révéla de nombreux crimes de Staline, notamment le massacre de 5 à 10 millions de paysans lors de la collectivisation forcée au début des années 1930. De nombreux crimes ne furent pas évoqués parce que Krouchtchev était trop impliqué dans certains de ces crimes. Le discours visait avant tout à renier Staline tout en réhabilitant son administration. S’ouvrit alors la période de « coexistence pacifique entre l’Est et l’Ouest ». La révélation des crimes de Staline et les révoltes ouvrières d’Europe de l’Est (après celle d’Allemagne de l’Est en 1953) marquaient cependant le début de la fin du mythe stalinien. De nombreux militants amèrement déçus quittèrent leur parti après avoir découvert qu’ils avaient consacré plusieurs décennies de leur vie à un mensonge.
Le discours de Krouchtchev de 1956 est souvent évoqué par les maoïstes actuels comme le triomphe du « révisionnisme ». Le mot « révisionnisme » lui-même constitue une fuite en avant idéologique dans la mesure où c’est surtout la terreur stalinienne qui fut « révisée », désormais considérée par les marxistes-léninistes et les maoïstes comme équivalant à la « dictature du prolétariat ». Il y avait entre 10 et 20 millions de personnes dans les camps de travail forcé d’Union soviétique. Leur libération (pour ceux qui avaient survécu à des années d’esclavage, souvent du côté du cercle polaire) relevait probablement dans la vision maoïste du « révisionnisme ». Pour les maoïstes, le discours de Krouchtchev marquait la « restauration du capitalisme » ce qui montre bien la superficialité de leur « marxisme » dans la mesure où ils ne définissent pas le capitalisme par une analyse des rapports sociaux mais par l’idéologie de tel ou tel leader.
Mao et les dirigeants du Parti communiste chinois dont le régime devenait de moins en moins populaire n’apprécièrent guère le discours de Krouchtchev (6). Le régime lança alors une nouvelle opération baptisée la campagne des « Cent fleurs », qui enjoignait aux « intellectuels bourgeois » ayant rejoint le régime et fuyant la brutalité du Kuomintang, de « laisser fleurir cent fleurs » et de formuler ouvertement leurs critiques.
La masse des critiques atteignit un volume tellement inattendu que Mao et le Parti communiste chinois les réduisirent rapidement au silence et commencèrent à qualifier la campagne des Cent fleurs d’opération pour faire « sortir les serpents de leur trou », dans le but de les frapper une bonne fois pour toutes. De nombreuses voix dissidentes furent ainsi envoyées dans des camps de travail forcé.
Cependant, au niveau international, le maoïsme commençait à devenir une doctrine perçue comme plus attractive pour quelques personnes ayant quitté les partis communistes pro-soviétiques après le discours de Krouchtchev. Il s’agissait d’une minorité ultra-stalinienne (qui considérait par exemple que leurs propres partis communistes n’avaient pas suffisamment applaudi à la répression soviétique en Hongrie). Au début des années 1960, aux États Unis, en Europe et dans le tiers-monde ces courants débouchèrent sur la fondation de partis communistes dits « marxistes-léninistes » opposés tant aux États-Unis qu’au « social-impérialisme » soviétique.
En Chine, le régime fut obligé de changer de cap après le fiasco de la campagne des Cent fleurs. Les tensions s’accroissaient entre Mao et les technocrates du parti sous influence soviétique soucieux de développer l’industrie lourde. Ce sont ces tensions internes qui conduisirent finalement à la Révolution culturelle qui débuta en 1965.
Mao engagea ainsi le pays sur la voie du « Grand Bond en avant » en 1958. L’industrie lourde à la soviétique devait être remplacée en mobilisant la paysannerie dans de petites unités de production « d’arrière-cours » un peu partout. Les paysans étaient enrôlés dans des communes populaires où ils devaient travailler jusqu’à l’épuisement pour rattraper le niveau économique occidental en dix ou quinze ans. Partout on fit fondre cocottes, casseroles, ustensiles et même les bijoux de famille dans des petits fours industriels d’arrière-cours pour produire de l’acier à un rythme de travail infernal. L’agriculture fut ainsi privée d’une immense masse de force de travail paysanne, ce qui conduisit à la grande famine de 1960-1961 où entre 10 et 20 millions de personnes moururent affamées (7).
La catastrophe du Grand Bond en avant représenta un coup dur pour Mao au sein du Parti communiste chinois. Elle incarna cette forme extrême de volontarisme faisant fi des conditions matérielles si caractéristique de la pensée de Mao et que résume parfaitement la formule suivante : « sur une page blanche, tout est possible, on peut y écrire et dessiner ce qu’il y a de plus nouveau et de plus beau » (quel grand marxiste !) [8]. Les technocrates pro-soviétiques autour de Deng Xiaoping et de Liu Shaoqui confinèrent alors Mao à un poste purement honorifique. Trop important pour être vraiment la cible d’une purge, il se retrouvait néanmoins privé de pouvoirs réels. Ainsi les fronts du champ de bataille étaient tracés pour ce qui allait devenir un an plus tard la « Révolution culturelle ».
Avec la Révolution culturelle, Mao tenta essentiellement de revenir aux commandes (9). Il s’agissait d’une lutte d’influence au sommet du parti au cours de laquelle des millions d’étudiants et de lycéens furent enrôlés pour combattre le « révisionnisme » et restaurer le pouvoir de Mao. Mais cette lutte entre factions et la marginalisation de Mao qui l’avait précédée n’apparaissaient pas clairement comme les vraies raisons de ce mouvement durant lequel des milliers de personnes furent tuées et des millions de vies anéanties (10). La Chine fut lancée dans une fuite en avant idéologique à un degré encore plus important que ce qui existait sous Staline à l’apogée de son pouvoir. Des millions de personnes instruites suspectées de « révisionnisme » (ou simplement victimes de règlements de comptes personnels – dont des ingénieurs et des scientifiques – furent envoyées à la campagne (« ruralisation ») pour « apprendre aux côtés des paysans », ce qui signifiait les réduire au travail forcé parfois jusqu’à la mort. « La politique était aux commandes », les idéologues du parti étaient à la tête des hôpitaux à la place des chirurgiens, avec les conséquence prévisibles que l’on peut imaginer. Les écoles furent fermées pendant trois ans dans les villes, mais pas dans les campagnes (1966-1969), pendant que des milliers de lycéens et d’étudiants parcouraient le pays pour humilier et parfois tuer des personnes désignées comme « révisionnistes » ou « partisans de la voie capitaliste à la Liu Shoaqi » par la faction maoïste (Liu Shoaqi mourut des suites d’une maladie en prison). En 1978, au moment de l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, l’économie était dévastée (Deng Xiaoping lui-même avait passé trois ans à travailler durement dans un camp) et la production agricole par habitant retombée au même niveau qu’en 1949.
Dans un tel contexte, où le règne du révisionnisme devait être remplacé par le « pouvoir du peuple », les choses commencèrent à devenir incontrôlables quand certains éléments interprétèrent de manière un peu trop littérale le slogan « On a raison de se révolter » et allèrent jusqu’à questionner le rôle du Parti communiste chinois depuis 1949. Dans certaines situations, comme lors de la Commune de Shanghai, l’Armée populaire de libération dut intervenir contre un groupe indépendant qui comprenait des travailleurs radicaux. L’Armée populaire de libération ressortit comme un des « vainqueurs » de la Révolution culturelle pour le rôle qu’elle joua dans l’éradication de ces éléments qui constituaient une troisième force opposée à la fois aux partisans de la voie capitaliste et aux maoïstes. Pendant tout ce temps Kang Sheng, l’homme de main de la période de Yan’an, contribuait à avilir, exclure et parfois exécuter les opposants de Mao comme il l’avait fait précédemment.
Un des cas les plus intéressants de ces situations « étant allées trop loin », outre l’épisode de la Commune de Shanghai avant l’intervention de l’armée, fut peut-être celui du courant Sheng Wu Lien dans la province du Hunan dont était originaire Mao. Là-bas, étudiants et travailleurs qui avaient participé à l’ensemble du processus, commencèrent à rédiger une série de textes devenus célèbres dans toute la Chine parce qu’ils dénonçaient l’emprise d’une « nouvelle bureaucratie dominante » sur le pays. Bien que les « Shengwuliens » aient pris soin d’enrober leurs analyses de références à la « pensée de Mao Zedong » et au « marxisme-léninisme », leurs textes circulèrent dans toute la Chine et notamment au sommet du parti où ils furent identifiés pour ce qu’ils étaient : l’expression d’un défi fondamental lancé aux deux factions se disputant le pouvoir. Ils furent donc écrasés sans pitié (11).
D’autres critiques intéressantes ont émergé pendant les années de la Révolution culturelle comme celles écrites par Yu Luoke, à l’époque un ouvrier apprenti, et plus tard le manifeste de Wei Jingsheng (un électricien de 28 ans au zoo de Pékin) affiché sur le « mur de la démocratie » en 1978. A l’instar de ceux des Shengwuliens, le texte de Yu circula dans toute la Chine. Il dénonçait la définition héréditaire de la classe sous la Révolution culturelle, définition qui tenait compte uniquement de l’origine familiale et de la fiabilité politique plutôt que de la place dans les rapports de production. Yu fut exécuté en 1970. Censé accompagner le retour au pouvoir de Deng Xiaoping, le « mur de la démocratie » fut rendu inaccessible, puis supprimé en 1979.
La tendance de Mao triompha en 1969. Celle-ci incluait sa femme, Jiang Qing et trois autres membres, faction connue sous le nom de « bande des quatre » (12). Ils furent arrêtés et démis de leurs fonctions peu de temps après la mort de Mao en 1976 (13). On oublie souvent que cette victoire coïncida avec le début du rapprochement discret de Mao avec les États-Unis pour faire contrepoids à l’Union soviétique. Après des affrontements localisés entre forces soviétiques et chinoises le long de leurs frontières respectives, Mao interdit le transport de matériel vers la Corée du Nord ou en soutien au Vietcong, embargo qui ne prit fin qu’à la fin de la guerre du Vietnam en 1975. Mao reçut le président Nixon au début de l’année 1972 à Pékin, pendant que les États-Unis faisaient pleuvoir des bombes sur le Nord-Vietnam.
Ce revirement constitua la première étape d’une politique étrangère conservatrice aux dépens des pays et mouvements extérieurs à la Chine. Déjà en 1965, le régime chinois, fort de son prestige d’épicentre de l’opposition marxiste-léniniste au révisionnisme soviétique après le schisme sino-soviétique, encouragea le Parti communiste Indonésien à s’allier avec le leader national populiste Sukarno. Il s’agissait de la répétition exacte de l’alliance entre le Parti communiste chinois et Chiang Kai Shek en 1927 et qui se termina de la même manière : un bain de sang pour 600 000 militants et sympathisants du Parti communiste indonésien lors du coup d’État militaire d’automne 1965, planifié avec l’aide de conseillers et d’universitaires américains. Pékin ne commenta pas les massacres avant 1967, année où elle se plaignit du caillassage de l’ambassade chinoise à Jakarta durant les événements. En 1971, la Chine applaudit ouvertement la répression du mouvement des étudiants trotskystes au Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka). La même année, elle soutint (avec les États-Unis contre l’Inde alliée aux soviétiques) le dictateur pakistanais qui supervisa une répression massive au Bangladesh quand ce pays (autrefois composante du Pakistan) déclara son indépendance.
En 1971, un tournant bizarre survint dans la politique intérieure, faisant écho à la fascination de Mao pour les intrigues dynastiques d’Ancien Régime. À ce moment, Lin Biao avait été désigné ouvertement comme le successeur de Mao. La presse maoïste étrangère tout comme l’intelligentsia française, pro-maoïste à cette époque, claironnaient le même récit. Soudain, Lin Biao disparut de l’espace public et on apprit que le confident censé être le plus proche de Mao avait été, pendant tout ce temps, un partisan de la restauration du capitalisme et un agent infiltré du Kuomintang. Selon la version officielle, Lin aurait pris la fuite vers la frontière soviétique à bord d’un avion militaire qui se serait ensuite écrasé en Mongolie, entrainant sa mort ainsi que celle de tout l’équipage (14). Pendant des mois, les maoïstes occidentaux dénoncèrent ce compte rendu publié par l’ensemble de la presse internationale comme une pure invention bourgeoise. Le Monde, journal prestigieux que Simon Leys qualifiait de « quotidien pro-maoïste le plus important d’Occident », et dont le correspondant à Pékin était un dévot maoïste, se fit notamment le relais des dénonciations maoïstes. Puis, quand le gouvernement chinois lui-même confirma cette histoire, les maoïstes occidentaux retournèrent leur veste et hurlèrent avec les loups contre Lin Biao. Simon Leys fit remarquer que ces fervents croyants avait modifié le proverbe chinois selon lequel « On ne bat pas un chien lorsqu’il se noie » en « On ne bat pas un chien tant qu’il ne s’est pas noyé ».
Cette affaire n’était que le début d’un tournant bizarre de la stratégie maoïste mondiale et de la politique étrangère chinoise. L’ »ennemi principal » et le « plus grand danger » n’étaient plus l’impérialisme mondial autour des États-Unis mais le « social-impérialisme » soviétique. Ainsi, lorsque les États-Unis soutinrent le coup d’État d’Augusto Pinochet contre le gouvernement de Salvador Allende en 1973, la Chine reconnut immédiatement Pinochet et salua l’opération. Lorsque l’Afrique du Sud envahit l’Angola après sa déclaration d’indépendance sous l’égide du pro-soviétique Mouvement populaire de libération de l’Angola, la Chine soutint l’Afrique du Sud. Pendant la Révolution portugaise de 1974-75, les forces maoïstes se tournèrent vers l’extrême droite. Des éléments maoïstes d’Europe occidentale appelaient à un renforcement de l’OTAN contre la menace soviétique. La Chine soutint le dictateur des Philippines Fernando Marcos dans sa tentative d’écraser les guérillas maoïstes à travers le pays.
Le maoïsme a eu une certaine influence importante sur les forces de la nouvelle gauche en Occident à la fin des années 1960 et durant les années 1970. Détailler les rivalités de faction au sein de ces groupes nous mènerait trop loin de notre objet et la plupart d’entre eux disparurent durant les années 1980. Mais le « maoïsme » dans ses différentes déclinaisons fut une force politique importante en Allemagne, en Italie, en France et aux États-Unis. Certains groupes comme les ultra-staliniens du Progressive Labor Party aux États Unis pressentirent comment les choses allaient tourner et rompirent avec la Chine en 1969. La plupart de ces groupes se caractérisaient par leur brutalité à l’égard de leurs opposants et parfois contre eux-mêmes (15). Leur influence était aussi diffuse que pernicieuse ; autour de 1975 il existait des centaines de groupes d’études « marxistes-léninistes » aux États-Unis et des centaines de leurs cadres s’étaient établis dans les usines pour organiser la classe ouvrière. Vers le milieu des années 1970, trois principaux groupes maoïstes avaient émergé aux États Unis : la Revolutionnary Union (RU) de Bob Avakian (plus tard rebaptisé RCP), l’October League (OL) de Mike Klonsky et le Communist Labor Party (CLP). Pour comprendre vraiment les différences entre eux, il faut s’intéresser à leur rapport au vieux Communist Party USA « révisionniste ». Les plus modérés comme l’OL revenaient à la ligne du Front populaire pratiquée à l’époque par Earl Browder [secrétaire général du PC américain de 1930 à 1944, il fut exclu en 1946 mais resta stalinien jusqu’à sa mort, NdT]. Certains groupes plus radicaux s’inspiraient du très stalinien William Z. Foster. Ces groupes et d’autres plus petits menaient une lutte idéologique pour déterminer l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Albanie d’Enver Hoxha, qui pour certains (après le tournant pro-américain de la Chine) demeurait l’unique vrai pays marxiste-léniniste. Un petit groupe arborait les « trois 3 » (« three 3s ») : Troisième Internationale, troisième période, Tiers Monde.
En Allemagne, la Nouvelle Gauche maoïste connut une ascension après 1968 : un processus généralement délicatement qualifié de « dépassement positif du mouvement anti-autoritaire ». Un des éléments principaux était le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands), lequel combattait le plus important DKP (Deutsche Kommunistische Partei, le parti pro-soviétique qui ne représentait à peine plus que 1 % de l’électorat allemand). Il existait en dehors du KPD une multitude de « K-Gruppen » avec parfois des noms poétiques comme le KPD-ML Rote Heimat (la Patrie Rouge avec une connotation populiste très « enracinée »). Le DKP était le seul à exercer une quelconque influence sur le prolétariat à travers son infiltration des syndicats. Il se satisfit d’une position attentiste lorsque le gouvernement social-démocrate de Willy Brandt mit en œuvre le « décret radical » (16) et durcit sa politique contre les « K-Gruppen ». Son attitude faisait ainsi écho à celle du Parti communiste italien qui, avec ses 25 % aux élections italiennes, pendant que le gouvernement italien criminalisait l’ensemble de l’extrême gauche et la désignait comme terroriste, ne se contenta pas simplement d’une attitude attentiste : il participa activement à la répression gouvernementale après que les Brigades rouges eurent kidnappé et exécuté Aldo Moro à l’automne 1978, au moment où il s’apprêtait à signer un compromis historique qui lui aurait permis de participer à une grande coalition avec les chrétiens démocrates.
En France, le maoïsme n’a jamais eu autant d’influence que les grandes organisations trotskystes (Lutte ouvrière, la Ligue communiste révolutionnaire ou l’Organisation communiste internationaliste, qui existent toutes encore aujourd’hui mais sous des noms différents pour les deux dernières). La plupart des groupes maoïstes et « marxistes-léninistes » s’étaient discrédités (17) en raison de leur rôle manipulateur durant la grève générale de mai-juin 1968, notamment quand certains se rendirent sur les barricades la nuit d’un des combats de rue les plus intenses, alors que des milliers de personnes s’étaient massées pour affronter des milliers de policiers, pour annoncer qu’il s’agissait d’une provocation gouvernementale, enjoindre chacun à rentrer à la maison, ce qu’ils firent eux-mêmes. Mais au printemps 1970, un groupe stalinien ultra-activiste, la Gauche Prolétarienne (GP), enrôla pour sa défense Jean-Paul Sartre lorsque le gouvernement entreprit d’interdire cette formation politique après une série d’actions spectaculaires dans le pays. Sartre qui, après avoir été durant les vingt précédentes années successivement pro-soviétique, pro-castriste et désormais prochinois sauva la GP de l’extinction. Celle-ci s’effondra cependant sous le poids de sa frénésie idéologique peu de temps après (elle a tout de même produit des idéologues néo-libéraux particulièrement crétins comme Bernard Henri Lévy, André Glucksmann ou encore Serge July qui devint rédacteur en chef du quotidien très respecté Libération, à la base journal de la GP). Certains anciens maoïstes se retrouvèrent dans des endroits les plus inattendus, à l’instar de Roland Castro, un maoïste enragé en 1968 qui devint un ami intime du président Mitterrand et fut nommé à un important poste de technocrate.
De façon analogue, le maoïsme en Angleterre n’avait quasiment aucune influence tandis que la Socialist Labour League (trotskyste) et les International Socialists (aujourd’hui SWP) au plus fort des années 1970 regroupaient des milliers de militants et disposaient d’une implantation sérieuse au sein de la classe ouvrière.
Enfin, au Japon, pays capitaliste le plus avancé d’Asie, le maoïsme n’avait aucune chance face aux groupes militants sophistiqués de la nouvelle gauche des Zengakuren (18), qui non seulement n’avaient pas de temps à perdre avec le maoïsme ni même avec le trotskysme mais en plus qualifiaient aussi bien l’Union soviétique que la Chine de « capitalismes d’État » (seul un petit groupe marginal pro-Corée du Nord, l’Armée rouge japonaise, pourrait être qualifié de maoïste).
En 1976, comme nous l’avons déjà mentionné, la « bande des quatre », qui au moment de la mort de Mao en 1976 était au sommet du pouvoir d’État, fut arrêtée et enfermée. On n’entendit plus jamais parler d’elle. Les « révisionnistes » dirigés par Deng Xiaoping retrouvaient le pouvoir et engageaient la Chine sur la voie du « socialisme de marché » ou du « socialisme aux caractéristiques chinoises » à partir de 1978.
Cette étrange séquence idéologique s’acheva totalement en 1978-1979, lorsque la Chine, désormais une alliée des États-Unis, attaqua le Vietnam et fut rudement repoussée par l’armée vietnamienne dirigée par le général Giap (le héros de Dien Bien Phu). Le Vietnam, allié de l’Union soviétique, occupa le Cambodge pour en chasser les Khmers rouges pro-maoïstes au pouvoir depuis 1975 et qui avaient massacré environ un million de personnes. En réponse à l’attaque chinoise contre le Vietnam, l’Union soviétique menaça d’attaquer la Chine. Pour les derniers maoïstes occidentaux la consternation était palpable.
Comme ailleurs sous d’autres formes, les maoïstes des États-Unis ne disparurent pas discrètement dans la nuit noire. Beaucoup de ceux qui s’étaient établis à l’usine et s’étaient implantés dans des communautés ouvrières se hissèrent à des positions influentes de la bureaucratie syndicale, comme Bill Flercher du Freedom Road Group qui devint brièvement l’assistant principal de John Sweeney lorsque ce dernier prit le contrôle de l’AFL-CIO en 1995. Mike Konsky de l’October League voyagea en Chine en 1976 pour être nommé agent de liaison officiel du régime chinois après la chute de la « bande des quatre », ce qui n’empêcha pas le groupe de disparaître. Le RCP envoya des militants travailler dans les villes minières de Virginie Occidentale où ils participèrent à des grèves sauvages (certaines de ces grèves s’opposaient néanmoins à l’enseignement de Darwin dans les écoles). Le RCP soutint également le ROAR (la Coalition pour le maintien de la ségrégation dans les bus) pendant la crise de Boston en 1975. En 1978 (19), Bob Avakian, accompagné de quatre autres membres du RCP, se jeta sur le podium quand Deng Xiaoping apparut à une conférence de presse de Jimmy Carter pour célébrer l’alliance entre les États-Unis et la Chine. Les militants maoïstes furent inculpés pour de multiples, motifs et Bob Avakian demeure exilé à Paris depuis ce jour. De 1984 à 1988 (20), des marxistes-léninistes de plusieurs obédiences s’investirent intensément dans la campagne présidentielle de Jesse Jackson, ce qui donna lieu, après l’échec de 1984, au phénomène des « Marxist-Leninists for Mondale » (21).
Des membres du Communist Workers Party subirent un destin plus tragique, lorsque des membres du Ku Klux Klan de Caroline du Nord (où ils s’étaient implantés dans plusieurs villes textiles) ouvrirent le feu sur un de leurs rassemblements et tuèrent cinq d’entre eux. Par ailleurs, au moment d’Occupy Oakland, l’on apprit que le maire d’Oakland Jean Quan, certains de ses principaux conseillers ainsi que d’importants membres de l’Alameda Labor Council étaient d’anciens membres du même CWP.
Plus récemment, d’anciens membres du RCP adeptes du culte de la personnalité de Bob Avakian ont créé le Kasama Network qui jouit à présent, du moins sur Internet, d’une bien plus grande influence, quoique plus diffuse.
À l’échelle mondiale, les maoïstes ont rejoint une coalition gouvernementale au Népal. Et certains groupes remontant aux années 1960, parfois plus anciens, continuent d’être actifs aux Philippines. Les Naxalites en Inde qui étaient des maoïstes d’acier dans les années 1970 avant d’être écrasés par Indira Gandhi ont fait leur retour dans les zones rurales. Le groupe du Sentier Lumineux au Pérou, après avoir été similairement écrasé par Fujimori a fait un retour stable et se revendique ouvertement d’organisations comme les Khmers Rouges.
Pour conclure, il est important de se référer à la Chine post-1978 elle-même. Pour le régime qui a chapeauté près de trente-cinq ans de croissance inédite ininterrompue, avec un taux moyen de 10 % par an sur des décennies en suivant la voie du « socialisme de marché », Mao Zedong demeure une figure indispensable de l’idéologie dominante. Officiellement Mao Zedong avait « raison à 70 % et tort à 30 %». Les 30 % désignent couramment le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle, sachant que des recherches ou discussions sur ces événements demeurent largement si ce n’est complètement taboues.
En conséquence, une nostalgie naïve du maoïsme et de la Révolution culturelle est devenue de rigueur pour la prétendue nouvelle gauche chinoise (22). Il y a même eu des réminiscences de maoïsme avec la chute récente de l’important bureaucrate Bo Xilai, ancien homme fort de Chongqing au style populiste et qui conduisit certains de ses adversaires à agiter la menace d’une « nouvelle Révolution culturelle ». Vu l’impossibilité en Chine d’une discussion publique honnête sur les années de pouvoir de Mao (et avant) et le peu d’informations disponibles pour les jeunes générations concernant ces années, il n’est pas étonnant que des éléments s’opposant à l’augmentation des inégalités et de la précarité depuis 1978 se réfèrent à ce passé mythique. Cela ne rend pas cette résurgence moins dangereuse ni moins réactionnaire. Tout ce qui s’est passé depuis 1978 était inscrit dans la nature du régime avant 1978. Il n’y a pas eu de contre-révolution, tout au plus une transformation des rapports de production déjà existants. Encore une fois, le maoïsme révèle sa conception profondément idéaliste et volontariste de la politique en se focalisant sur l’idéologie des dirigeants, comme il l’avait déjà fait avec le discours de Khrouchtchev en 1956 et le dégel. La Chine de 1949 à 1978 préparait la Chine de 1978 et celle d’aujourd’hui. Même ceux qui pointent du doigt « l’éclatement du bol de riz en fer » (23), la justification idéologique numéro un de l’ancien pouvoir, ignorent l’usage d’une main-d’œuvre précaire au sein des centres industriels dans les années1950 et 1960. Jusqu’à ce qu’une vraie « nouvelle gauche » ne repense la place du maoïsme dans l’histoire plus vaste des mouvements marxistes, en particulier son ascendance stalinienne et son total éloignement du véritable mouvement prolétarien mondial défait de 1917-1921, elle sera condamnée en Chine comme ailleurs dans le monde à reproduire une version grotesque de soubresauts maoïstes ultra-staliniens (comme au Pérou) ou à préparer le terrain à un « socialisme de marché » en détruisant les formes d’agriculture précapitalistes et en s’engageant dans une industrialisation forcée et autarcique à la manière du capital en Occident, au Japon, en Corée et (pourquoi pas ?) en Chine (24) aboutissant à la pleine émergence du capitalisme.
Bibliographie
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NOTES
1 Note du traducteur : « Gauche communiste » est une expression qui regroupe des courants politiques se revendiquant du marxisme. Cette appellation réunit des courants politiques très différents, la majorité s’opposant à Lénine (le communisme de conseils, le luxemburgisme, les situationnistes, etc.), certains se revendiquant d’une vision « plus partidiste » (courant critique issu de la Troisième Internationale, dès le début des années 1920 : essentiellement la Gauche communiste italienne — cette dernière tradition se reconnaît principalement dans les deux premiers congrès de l’Internationale communiste alors que le trotskisme se réclame de ses quatre premiers congrès). Les différents courants rattachés à la Gauche communiste défendent des analyses différentes de la révolution russe de 1917, mais tous ont un point de vue très critique quant à son développement ultérieur, considérant notamment l’URSS comme un capitalisme d’État.
2 La notion de « stalinisme » est ici employée pour désigner la domination de classe d’une nouvelle élite bureaucratique qui combattit dans diverses circonstances et différents lieux les formes précapitalistes d’organisation sociale (comme en Chine) ou le capitalisme occidental. Certains, moi y compris, voient le stalinisme comme un « capitalisme d’État » ; d’autres, moins nombreux, influencés par Max Schachtman le désignent comme un « collectivisme bureaucratique », les trotskystes orthodoxes caractérisent les régimes staliniens comme des « États ouvriers déformés », les bordiguistes parlent simplement de « capitalisme ». Les marxistes-léninistes le qualifient de « socialisme » … Il s’agit là d’un vaste débat qui a commencé dès les années 1920. On ne saurait que recommander l’ouvrage de Walter Daum, The Life and Death of Stalinism : A Resurrection of Marxist Theory, Socialist Voice Publishing, 1990 qui, bien que développant une variante du point de vue trotskyste, qualifie l’Union soviétique et ses satellites de « capitalismes d’État ». En dehors de ces pays où un régime stalinien a pris le pouvoir, j’emploie le terme « stalinisme » pour qualifier tous les mouvements qui se sont battus pour mettre en place, ou du moins ont défendu, l’une ou l’autre déclinaison du « socialisme réellement existant ».
3 Tout ceci est raconté en détails dans le livre de Harold Isaacs, La tragédie de la révolution chinoise (1925-1927), Gallimard, 1967 d’abord publié en 1934, et republié de nombreuses fois depuis. Les lecteurs doivent tenir compte du fait que Harold Isaacs, trotskyste au moment de la rédaction du livre, devint plus tard un « socialiste du département d’État » (Note du traducteur : un socialiste servant les intérêts de l’impérialisme américain) et qu’il édulcorera le livre à chacune de ses réimpressions même si les dernières versions du livres fournissent toujours l’essentiel de cette histoire.
4 Ces trois factions émergèrent après la mort de Lénine en 1924 : les trotskystes voulaient exporter la révolution et intensifier une industrialisation fondée sur un renforcement de l’exploitation de la paysannerie, Boukharine défendait un « socialisme à rythme d’escargot » et prônait une attitude plus souple vis à vis des petits producteurs ; quant à Staline, il naviguait entre les deux. Cf. la recension du livre de John Marot, The October revolution in prospect and restrospect : intervention in Russian and Soviet History, Brill, 2012 dans Insurgent Notes, http://insurgentnotes.com/tag/john-eric-marot/ .
5 Pour résumer, la trajectoire historique des paysans dans les conditions précapitalistes a débouché sur la petite propriété agricole. Dans ces conditions, comme en Russie, ils peuvent être des alliés de la révolution prolétarienne, dans la mesure où les aspects démocratiques de la révolution socialiste menée par les travailleurs se confondent avec ceux de la révolution bourgeoise (la terre aux paysans). Il y a un mode de production bourgeois (le capitalisme), il y a une transition vers le communisme où le prolétariat devient la classe dominante (le socialisme), mais il n’existe pas de « mode de production paysan » ce qui limite les possibilités pour la paysannerie de jouer un rôle historique en s’alliant à une classe ou à une autre.
6. Cf. par exemple le livre de Ygael Gluckstein, Mao’s China. Economic and political survey, George Allen & Unwin, 1957, en particulier le chapitre sur l’embrigadement de la classe ouvrière. Ygael Gluckstein, qui devint connu sous le pseudonyme de Tony Cliff, leader des International Socialists britanniques, futur Socialist Workers Party, fut le premier à analyser systématiquement la Chine comme un capitalisme d’État.
7 Certains estiment même à 35 millions le nombre de morts ; passé un certain seuil, le chiffre exact importe moins que le désastre absolu causé par cette politique.
8 Apparemment, ni Mao ni aucun membre du Parti communiste chinois n’avaient lu Marx au moment de la création du parti en 1921. Ils étaient influencés par les différents courants idéologiques présents en Asie avant la première guerre mondiale : le socialisme (sous une forme approximative), l’anarchisme, le pacifisme toltstoïen et les positions des partisans d’Henry George [Note du traducteur : inspirés par les propositions d’impôt unique de l’économiste américain Henry George (1839-1897)], entre autres. La notion de « volontarisme » est ici employée en référence à des épisodes tels que le Grand Bond en avant, le fait de caractériser l’Union soviétique comme « capitaliste » uniquement sur la base du discours de Krouchtchev ou encore la définition très idéaliste de la classe prévalant à l’époque de la Révolution culturelle qui reposait non pas sur la place d’une personne vis-à-vis des outils de production, mais sur son origine familiale ou ses idées « révisionnistes ». Pour en savoir plus sur les idéologies « volontaristes » qui prévalaient à l’époque de la création du Parti communiste chinois, on pourra lire Maurice Meisner, Li Ta-chao and the origins of Chinese Marxism, Harvard University Press, 1967. Quant au volontarisme de Mao hérité de ses lectures de Kant, voir Frederic Wakeman, History and will : philosophical perspectives of Mao Tse-Tung’s thought, University of California Press, 1973.
9 De ce point de vue l’analyse la plus importante de la Révolution culturelle est celle de Simon Leys Les habits neufs du président Mao, Ivrea, 1987. Leys a aussi écrit d’excellents livres sur le vide culturel laissé par le pouvoir maoïste, La forêt en feu : essais sur la culture et la politique chinoises, Hermann, 1983 et Images brisées, Robert Laffont, 1976. La lecture de Leys est indispensable pour tous les nostalgiques de la Révolution culturelle aujourd’hui.
10 Certains aspects de ces événements ont été décrits par l’universitaire libéral Song Yongy dans Les Massacres de la Révolution culturelle, Buchet-Chastel, 2008. Il a aussi écrit une encyclopédie de la Révolution culturelle qui est cependant aride et académique.
11 Voir leur texte le plus important, Wu Lien Sheng, « Wither China ? », 1968 http://www.marxists.de/china/sheng/whither.htm
12 On peut analyser la « Bande des quatre » comme constituant le groupe des leaders de la Révolution culturelle vers sa fin. L’organe central comprenait en fait dix personnes, parmi celles-ci se trouvaient Kang Sheng, Chen Boda, Jiang Qing, Yao Wenyuan, Wang Li et d’autres.
13 De nouveau, les livres de Simon Leys cités ci-dessus décrivent bien l’ambiance culturelle et idéologique en Chine jusqu’en 1976. Le livre de Li Zhisui, La vie privée de Mao racontée par son médecin (Plon, 2006) est un ouvrage étonnant mais doit être lu avec précaution. Médecin personnel de Mao de 1956 à 1976, il a vécu l’essentiel de cette période parmi l’élite de Pékin où se trouvaient les principaux cadres du parti et il a voyagé partout aux cotés de Mao. La publication de ce livre en anglais fut accueillie de manière sensationnaliste dans les médias qui se focalisèrent sur l’attirance de Mao pour les jeunes et jolies femmes, un point négligeable. L’élément essentiel de cet ouvrage réside dans la description de la vie interne du parti pendant les vingt dernières années de Mao, qui voient se succéder l’ascension et la chute de différents cadres de haut niveau. Avant tout fasciné par les intrigues de cour, Mao se passionnait pour les vingt-quatre dynasties ayant régné entre 221 avant J.-C et 1644. Selon Li, Mao admirait particulièrement certains des plus impitoyables et cruels empereurs, en particulier Qin Shihuangdi (221 à 206 avant J.-C) qui fonda l’éphémère dynastie Qin. Qin ordonna un autodafé et fit exécuter de nombreux savants confucéens. Mao appréciait aussi Sui Yangdi (604–618) qui fit construire un grand canal en recourant au travail forcé, causant ainsi la mort de milliers de personnes.
14 Cf. Yao Ming-Le, The Conspiracy and Death of Lin Biao : How Mao’s Successor Plotted and Failed- An Inside Account of the Most Bizarre and Mysterious Event in the History of Modern China, Alfred A. Knopf, 1983. Il s’agirait du pseudonyme d’un haut cadre du Parti communiste chinois à qui on aurait demandé d’écrire sur la mort de Lin. Selon Yao, un combat à mort se jouait en coulisses entre Lin et Mao, Lin complotant pour renverser et tuer Mao. Ce dernier le découvrit, le fit arrêter puis exécuter. Simon Leys prétend dans son livre que le récit de Yao est confirmé par d’autres faits connus.
15 Pour un récit complet voir l’ouvrage de Max Elbaum, Revolution in the air : sixties radical turn to Lenin, Mao and Che, Verso, 2006. Elbaum voit en ces groupes « les meilleurs et plus brillants à avoir émergé des années 1960 ». Cf. ma recension critique du livre d’Elbaum : « A propos de Revolution in the Air (2002) de Max Elbaum : Je n’ai pas vu le même film », https://npnf.eu/spip.php?article430
16 Note du traducteur : adopté en 1972, ce décret permettait de vérifier si les fonctionnaires ou les candidats à un poste de la fonction publique n’étaient pas hostiles à la Constitution – du fait de leur appartenance à certaines organisations ou de leurs activités. Aussi étaient-ils systématiquement passés au crible par les RG allemands. C’était la « Regelanfrage », l’enquête systématique. Quel que soit le poste de la fonction publique auquel prétendait un candidat, celui-ci pouvait être recalé à la moindre information à charge le concernant. Une mesure prévoyait que des fonctionnaires consciencieux et en poste depuis des années pouvaient être licenciés si l’État les trouvait subitement suspects. En ligne de mire : les communistes, les étudiants d’extrême gauche, les syndicalistes, les extrémistes de droite mais aussi les membres d’associations où des « rouges » jouaient un rôle clef.
17 Note de Ni patrie ni frontières (juillet 2024) : ce paragraphe contient beaucoup d’inexactitudes et d’approximations sur la situation française, ce qui est dommage. Pour connaître un peu mieux ce qu’était la Gauche prolétarienne et les maoïstes des années 1960 et 1970, je ne peux que conseiller de lire l’excellent livre de Marnix Dressen (De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Belin, 2000) et en second lieu (parce qu’il est plus centré sur les chefs que sur les militants de base) celui de Virginie Linhart : Volontaires pour l’usine. Vies d’établis (1967-1977), Seuil, 2010. Cf. aussi mon article sur le livre de Jean Birnbaum « Les maoccidents, un néoconservatisme à la française ou comment fabriquer un livre à partir de… rien » (2010) https://npnf.eu/spip.php?article1175
18 Note du traducteur : La Zengakuren ou Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiantes est une ligue étudiante d’obédience principalement stalinienne, créée au Japon le 6 juillet 1948, puis influencée par la Nouvelle Gauche dans les années 1960 avant de se scinder en plusieurs fractions. Elle est célèbre pour être à l’origine de nombreuses manifestations anti-impérialistes mais aussi contre la construction de l’aéroport den Narita.
19 Note du traducteur : en 1979 non en 1978.
20 Cette incursion au sein du Parti démocrate est décrite avec enthousiasme dans le livre de Max Elbaum cité ci-dessus.
21 Walter Frederick Mondale, né le 5 janvier 1928 à Ceylon (Minnesota), est un homme politique américain, membre du Parti démocrate. Il devient le vice-président de Jimmy Carter en 1976 et se porte candidat démocrate face au président sortant Ronald Reagan lors de l’élection présidentielle américaine de 1984.
22 Lire l’article de Lancer Carter sur la Nouvelle gauche chinoise http://insurgentnotes.com/2010/06/chinese-new-left/
23 Note du traducteur : Métaphore qui décrit le confort des emplois publics sous l’ère maoïste.
24 Ces dernières années, l’investissement chinois en Afrique dont le but est l’appropriation de matières premières a pris une tournure sérieuse et plusieurs leaders africains mettent en garde contre un « colonialisme chinois ». A un niveau plus spectaculaire, certains leaders occidentaux ont l’indécente hypocrisie de sermonner la Chine en l’enjoignant de « ne pas exploiter les ressources naturelles de l’Afrique ».