La gauche et l’extrême gauche britanniques font fréquemment référence au concept d’« islamophobie », mais discutent rarement du sens exact de ce terme. Les musulmans qui vivent en Grande-Bretagne subissent-ils une oppression spécifique, en tant que musulmans, et si oui, laquelle ?
Cet article soutiendra le point de vue que les musulmans qui vivent en Grande-Bretagne souffrent d’une oppression, d’une haine et d’un fanatisme antimusulmans spécifiques, mais que, pour comprendre et décrire ces phénomènes, il nous semble plus adéquats de les qualifier de racisme antimusulmans.
Islamophobie
L’utilisation du terme « islamophobie » pour décrire des phénomènes antimusulmans brouille les distinctions entre
• les musulmans en tant que personnes,
• l’Islam en tant que religion (qui, comme toutes les religions, recouvre un spectre très large et varié d’idées, de pratiques et de cultures),
• et les politiques de droite (y compris l’islamisme) ou de gauche inspirées par l’islam.
Quelles que soient les intentions initiales de ceux qui ont popularisé ce terme dans les années 1990, et les intentions de ceux qui l’utilisent aujourd’hui, son emploi est étroitement lié à la montée de courants religieux réactionnaires, de droite ou d’extrême droite. Comme l’explique le militant bengali de gauche Ansar Ahmed Ullah : « Nous n’utilisons pas le terme d’“islamophobie”. Qualifier une idée ou une personne d’ “islamophobe” est un moyen utilisé par les islamistes pour se défendre lorsqu’ils sont critiqués. »
La façon dont ce terme s’est répandu a favorisé l’idée que toute critique des politiques et des pratiques islamiques ultra-conservatrices serait une critique de l’islam en soi, donc une critique haineuse, fanatique, hostile à tous les musulmans en tant qu’individus.
En outre, l’hostilité à la religion musulmane en tant que telle ne permet pas d’analyser et combattre les multiples aspects de la discrimination et de l’oppression subies par les musulmans en Grande-Bretagne et dans d’autres pays, discrimination et oppression qui, pour l’essentiel, entretiennent peu de rapports avec l’Islam en soi (ce qui ne veut pas dire que l’on doive faire abstraction du fait que les victimes sont des musulmans).
La nécessité de démêler ces différentes questions apparaît clairement lorsqu’on dresse le bilan du gouvernement Blair. Ce gouvernement a mené des politiques racistes de toutes sortes, dont certaines ciblaient spécifiquement les musulmans. Mais, sur de nombreux points, il n’était pas islamophobe mais islamophile, puisqu’il finançait des organisations islamiques, facilitait la mise en place d’écoles islamiques, etc. Qualifier donc Blair d’ « islamophobe », ce n’est pas clarifier la compréhension de sa politique mais l’obscurcir.
Dans divers écrits depuis 2007, Robin Richardson, qui a coordonné la publication en 1996 d’un important rapport du Runnymede Trust sur l’islamophobie (Islamophobia : A Challenge for Us All, « L’Islamophobie : un défi pour nous tous ») a émis des critiques comparables à propos du terme islamophobie. Mais il souligne que, dans la mesure où ce concept est largement accepté et utilisé, notamment par les musulmans et musulmanes eux-mêmes, il n’est pas possible de l’abandonner.
Je ne vais pas gaspiller de l’énergie pour m’opposer à l’utilisation de ce mot, mais je ne l’emploierai pas. Une autre expression, que Richardson indique, le racisme antimusulmans, a beaucoup plus de sens pour moi.
Haine et fanatisme anti-islamiques, racisme antimusulmans
Les attitudes fanatiques envers l’islam comme ensemble d’idées, de pratiques et de traditions, posent problème notamment parce qu’elles se situent précisément au cœur de certaines idéologies de droite : la presse de droite ignore l’histoire et le contenu de l’Islam, ce qui l’amène à répandre des rumeurs ou des interprétations stupides ; quant à l’extrême droite organisée, elle diffuse des affirmations et perpétue des actions antimusulmanes extrêmement violentes.
On en trouve de multiples manifestations : cela va de certaines opinions (souvent conspirationnistes) sur la politique internationale à des prises de position sur l’islam et les droits des femmes, les droits des LGBT, etc. Tantôt ces critiques se fondent sur des argument surtout religieux (elles se réfèrent au texte du Coran, etc.) ; tantôt elles reposent sur des arguments « culturels » dans lesquels se manifeste un racisme implicite ou explicite – mais, dans les deux cas, les discussions sur la nature de l’islam jouent un rôle crucial.
Parfois, certains éléments isolés de ces critiques sont vrais – mais ceux qui les mettent en avant ont en fait de « véritables raisons » racistes (plus discrètes) et de « bonnes raisons » publiques pour les exprimer. Notre critique socialiste de l’Islam n’a rien à voir avec les critiques mal informées, incohérentes et parfois mensongères de la droite ou de l’extrême droite. Nous devons évidemment tenir compte des différences textuelles, idéologiques et pratiques entre les religions, mais notre critique de chaque religion particulière doit être cohérente avec notre critique de toutes les religions et notre vision globale du monde, y compris notre antiracisme.
Une telle cohérence n’est possible que parce que les critiques que les marxistes adressent à la religion ont un fondement matérialiste et non religieux. Nous cherchons à comprendre et critiquer l’islam et les sociétés à majorité musulmane en tenant compte de leur contexte social et de la lutte des classes, de la même manière que nous critiquons le christianisme et les autres religions et cultures.
L’hostilité fanatique contre une religion ne donne pas toujours naissance au genre de racisme que doivent affronter de nombreux musulmans en Grande-Bretagne. Aux États-Unis, pendant une longue période, il existait des sentiments véhéments et très répandus contre la religion catholique, mais si l’on observe l’évolution du fanatisme envers les groupes ethniques fortement associés au catholicisme (Irlandais, Italiens, etc.), cette hostilité ethnique a disparu bien avant la disparition des sentiments antireligieux catholiques. Par exemple, les catholiques irlandais sont devenus une force majeure dans la société et la politique américaines dès le début du XXe siècle.
Le racisme antimusulmans a explosé depuis 2001, mais la « guerre contre le terrorisme » n’explique pas vraiment pourquoi. Après tout, au début des années 1970, les républicains irlandais ont perpétré bien davantage d’attentats à la bombe en Angleterre qu’il n’y a eu d’attentats islamistes depuis cette période. Les sentiments anti-irlandais étaient très répandus à l’époque, mais ils ont disparu relativement rapidement, avant même la signature du cessez-le feu en Irlande.
En Grande-Bretagne, la plupart des musulmans vivent dans des conditions matérielles qui les rendent vulnérables au racisme. Si nous devons nous opposer à toute haine, phobie ou fanatisme contre l’Islam, notre préoccupation fondamentale, en tant que révolutionnaires socialistes, n’est pas de « défendre l’islam », mais de comprendre ce racisme afin de pouvoir le combattre.
Qu’est-ce que le racisme ?
Affirmer que tel ou tel groupe « n’est pas une race » ne résout rien ; c’est méconnaître la nature du racisme.
Les « races » n’existent pas, il n’y a qu’une espèce humaine. Aujourd’hui, peu de gens croient encore au racisme du XIXe siècle ou au racisme biologique de style nazi (conceptions fondées sur la croyance en l’existence réelle de races distinctes) – ou du moins ils ne l’expriment plus ouvertement. Les arguments racistes impliquent souvent une variante de la phrase « Je ne suis pas raciste, mais ... »
Presque partout dans le monde, le racisme implique une hostilité fondée sur des préjugés (et sur l’oppression institutionnelle construite à partir de cette hostilité) envers tous les membres d’un groupe. Ce groupe n’est pas toujours défini de façon pseudo-scientifique comme une « race », mais il a des caractéristiques communes qui ne sont pas fondées sur des choix individuels mais sur des caractéristiques communes – souvent la couleur de la peau, mais aussi la langue ou la religion (présumée).
Historiquement, en Grande-Bretagne, le racisme est étroitement lié à la couleur de la peau, mais on peut trouver de nombreux exemples dans le monde qui montrent que cet élément n’est pas indispensable. Les musulmans du Gujarat ressemblent aux Hindous et les catholiques d’Irlande du Nord ressemblent aux protestants mais, dans ces contextes, les étiquettes religieuses décrivent en fait des groupes ethniques définis par leur patrimoine religieux.
De quoi parlons-nous ?
En Grande-Bretagne, les musulmans souffrent de l’hostilité d’une partie de la population et d’une oppression particulière. Est-ce parce qu’ils sont musulmans ? Plus de 60 % des musulmans vivant en Grande-Bretagne sont originaires de l’Asie du Sud (à peu près 38 % viennent du Pakistan, 15 % du Bangladesh, 7 % d’Inde, 7 % d’autres pays asiatiques). Le racisme contre les Asiatiques du Sud (que les racistes appellent les « Pakis ») possède une longue histoire au Royaume uni. Le racisme antimusulmans n’est-il pas tout simplement le racisme anti-Asiatiques, rajeuni peut-être par une nouvelle dose de rhétorique ?
Les Asiatiques du Sud en Grande-Bretagne, en particulier les Pakistanais et plus encore les Bangladais, continuent à vivre dans une situation défavorisée, que ce soit en termes de pauvreté, d’emploi, de logement, etc. Dans la société capitaliste, il existe une loi générale selon laquelle ceux qui souffrent de désavantages sociaux deviennent généralement aussi la cible de l’intolérance et de l’oppression – pour justifier cette situation défavorisée et parce qu’ils constituent des cibles ou des boucs émissaires relativement faciles et vulnérables. Les nomades irlandais [les « travellers (1) »] et les Roms sont des exemples connus. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le racisme anti-Asiatiques ait été plus persistant que le racisme contre les Irlandais (« travellers » mis à part), qui depuis longtemps jouissent d’une situation économique meilleure, sont intégrés et ont désormais confiance en eux-mêmes.
Il n’est pas facile d’établir que les musulmans souffrent de discriminations spécifiques dans l’emploi, le logement, etc., uniquement parce qu’ils sont musulmans – par exemple, qu’un migrant albanais ou turc souffre de discriminations pires que celles d’un Bulgare ou Roumain, et ce pour des raisons spécifiquement religieuses. Néanmoins, on ne peut décemment ignorer le fait que la grande majorité des Asiatiques en Grande-Bretagne qui souffrent le plus de la pauvreté et des inégalités sociales sont musulmans – et que les musulmans, en tant que groupe, appartiennent massivement à des ethnies qui souffrent de tels désavantages sociaux. (Il faut d’ailleurs noter que, si 50 % des musulmans vivant en Grande-Bretagne sont d’origine pakistanaise ou bangladaise, plus de 10 % sont d’origine africaine ou caribéenne.) Ces facteurs sociaux donnent chair au racisme antimusulmans et le renforcent.
De plus, depuis les années 1980, la religion en général est devenue une force plus importante dans la politique britannique et la politique mondiale, et les musulmans asiatiques, en Grande-Bretagne, sont beaucoup plus susceptibles de mettre en avant leur identité en tant que musulmans. La vision du monde diffusée par les racistes anti-Asiatiques a elle aussi changé – y compris à l’extrême droite, comme par exemple le British National Party (2) qui s’est emparé de ce thème et avec l’apparition et la montée d’organisations d’extrême droite spécifiquement antimusulmanes comme l’English Defence League (3). Les racistes sont beaucoup plus susceptibles de concentrer leur hostilité contre les musulmans en particulier, mais en même temps l’image populaire raciste d’un musulman est encore celle d’un Asiatique.
En d’autres termes, le racisme anti-Asiatiques persiste, mais il se combine au racisme antimusulmans. L’entrelacement entre les deux est démontré par le fait qu’une personne d’origine asiatique, qui n’est pas musulmane mais ressemble au stéréotype d’un musulman, peut très bien devenir une cible pour des racistes antimusulmans. Avoir la peau « foncée » peut faire de vous une cible plus que le fait d’appartenir à un groupe ethnique à majorité musulmane (par exemple, les Turcs).
Bien sûr, le racisme antimusulmans possède d’autres effets qui affectent tous les musulmans et musulmanes, comme nous l’avons évoqué ci-dessus. Ces aspects sont souvent plus évidents que les désavantages sociaux et la pauvreté qui frappent les communautés musulmanes d’Asie du Sud en particulier, même si ces effets sont en partie liés à leur situation sociale défavorisée. Les mobilisations d’extrême droite ; les attaques contre des mosquées ; le harcèlement dans la rue ou les attaques violentes contre des personnes vêtues d’une certaine manière ; les affirmations absurdes et haineuses dans la presse de droite ; la répression de l’État qui se focalise sur les hommes musulmans – tous ces phénomènes peuvent affecter les musulmans de différentes « races », même si les Asiatiques sont souvent ciblés.
L’avenir du racisme antimusulmans
Dans une situation où l’État coupe dans les budgets sociaux, où les conditions sociales se détériorent, etc., nous savons que le racisme a en général tendance à s’aggraver.
L’ « austérité » frappe « naturellement » davantage les plus défavorisés, tandis que la propagande contre tels ou tels boucs émissaires augmente également. Malgré la confusion qui règne actuellement dans les groupes d’extrême droite, les « infractions motivées par la haine » contre les musulmans ont augmenté dans tous les grandes concentrations de population musulmane en 2013. Les chiffres de l’enquête sur la délinquance et la criminalité en Angleterre et au Pays de Galles indiquent que, en 2012-2013, les infractions motivées par la haine contre une religion (essentiellement contre l’islam) ont augmenté beaucoup plus vite que les infractions motivées par la haine raciste.
L’année 2012-2013 a été l’année de l’assassinat de Woolwich (4) et d’une (relativement petite) vague d’agitation antimusulmane qui a suivi cet événement. Nous ne connaissons pas encore les chiffres pour l’année 2013-2014.
Certes, il est vrai que, à droite, l’agitation contre les immigrés a remplacé l’agitation contre les musulmans, ce qui n’est pas surprenant vu la situation confuse du BNP et de l’EDL, et étant donné la montée de l’UKIP. Mais puisque le racisme antimusulmans a des racines profondes, il est probable qu’il perdurera. Ce n’est pas seulement parce que l’UKIP est une force moins virulente que l’extrême droite antimusulmane. C’est aussi parce que le racisme antimusulmans s’appuie sur des thèmes anti-Asiatiques plus enracinés et parce que la plupart des migrants européens sont, à l’exception des « travellers » et des Roms, moins pauvres et donc moins vulnérables.
Ce problème ne va donc pas disparaître de sitôt.
Notes
1. Victimes de discriminations nombreuses depuis le Moyen Age, discriminations décrites en détail par la Commission des droits de l’homme de l’ONU, ces Irlandais nomades sont environ 25 000 en Irlande, 15 000 au Royaume-Uni et 10 000 aux Etats-Unis (NdT).
2. Créé en 1982 suite à la fusion de plusieurs groupes, le BNP est partisan du « départ volontaire » des immigrants et de leurs descendants dans leur « pays d’origine » ; favorable à la peine de mort ; hostile au mariage homosexuel et au multiculturalisme qu’il considère comme le cheval de Troie de « l’islamisation » du pays. Son score le plus élevé a été atteint en 2010, aux élections législatives avec 563 000 voix, soit 1,9 % des votants. Il a connu plusieurs scissions récentes (NdT).
3. EDL : groupe d’extrême droite créé en 2009, soi-disant contre « l’islamisation de l’Angleterre ». En crise depuis 2013 tout comme le BNP (NdT).
4. Le 22 mai 2013, un soldat de l’armée britannique, Lee Rigby, du régiment royal des fusiliers marins, fut attaqué et assassiné en pleine rue par deux islamistes d’origine africaine (NdT).