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Rhodri Evans : Pourquoi « rembobiner l’histoire » n’est pas une solution en Israël-Palestine
Article mis en ligne le 17 novembre 2023

Le conflit israélo-palestinien s’enracine dans une longue histoire d’affrontements, dont les Palestiniens ont toujours été les perdants.

En Israël-Palestine et dans l’ensemble du Moyen-Orient, nous prônons, comme partout ailleurs, le socialisme et l’unité des travailleurs ; nous pensons que seule une politique indépendante pourra nous conduire au socialisme. Et que la reconnaissance mutuelle de l’égalité des droits constitue la seule base viable pour l’unité des travailleurs.

C’est pourquoi nous soutenons l’aspiration des Arabes palestiniens à avoir un véritable État palestinien indépendant, sur un territoire contigu, où les Arabes palestiniens soient majoritaires, aux côtés d’un Israël sûr ; et c’est pourquoi nous soutenons toute aide à la création de cet État palestinien.

Tout cela n’a rien à voir avec un programme qui viserait à rembobiner l’histoire, à revenir en arrière dans le temps, avant qu’une grande communauté juive ne s’implante dans la région, ou avant que la nation arabe palestinienne ne s’unisse.

Comme dans les Amériques, en Australie, en Nouvelle-Zélande, etc., il n’est pas possible d’essayer d’inverser les effets néfastes des migrations européennes et autres sur les populations locales en expulsant ou en soumettant la population qui serait d’origine non autochtone. Et ce serait de toute façon injuste. La seule solution consiste à garantir des droits aux générations actuelles des peuples maltraités et à les aider à surmonter les héritages des mauvais traitements qu’ils ont subis.

« Il faut expulser les nouveaux arrivants » n’est même pas une réponse juste pour Kaliningrad, cette enclave baltique, désormais russe, d’un million d’habitants où les Allemands ont vécu pendant des siècles avant d’être tous expulsés en 1944-1947.

Essayer d’inverser les migrations est encore plus injuste dans le cas d’Israël, puisque les colons juifs y sont arrivés pour la plupart en tant que réfugiés et n’ont nulle part où « retourner ».

Une image biaisée

Le désir de rembobiner l’histoire provient en partie d’une image biaisée de l’histoire. Socialist Worker (1) du 15 octobre 2023, par exemple, affirme qu’« un État laïque et démocratique où musulmans, juifs, chrétiens et autres vivent ensemble est possible. Ce type d’État existait avant la déclaration Balfour ». On entend souvent des gens dire qu’ils sont « pour la Palestine », sans préciser ce qu’ils entendent par là : sont-ils pour le peuple palestinien actuel ? ou pour cette « Palestine » fictive d’avant la chute, qu’il faudrait restaurer ? En fait :

* La région délimitée comme étant la « Palestine » par les Britanniques, lors de leur prise de contrôle pendant la Première Guerre mondiale, n’était ni laïque, ni démocratique, ni un État. La « Palestine » était un terme vague désignant un ensemble de sous-unités gouvernées de manière autocratique par l’empire ottoman (islamique) depuis Constantinople (aujourd’hui Istanbul).

* Afin de s’assurer un soutien pendant la guerre mondiale, la Grande-Bretagne fit des promesses aux Juifs et aux Arabes, puis elle viola. Les Britanniques conclurent rapidement que leurs promesses contradictoires leur causaient plus d’ennuis que d’avantages et ils passèrent le reste de la période de contrôle de leur « mandat » (jusqu’en 1947-1948) à essayer de combiner concessions et répression, tant pour les Arabes que pour les Juifs.

* Il existe aujourd’hui deux nations à l’intérieur, et autour, du territoire de la Palestine sous mandat britannique : les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens (auxquelles s’ajoutent plusieurs petites minorités). Ces deux nations n’existaient pas en 1900. Il y avait des juifs, des musulmans et des chrétiens sous le régime ottoman, mais ces identités étaient définies par des communautés religieuses, des localités, des familles, et non par des nations.

Rembobiner l’histoire reviendrait à faire disparaître ces nations : c’est impossible, et les tentatives en ce sens sont destructrices.

Une minorité idéologique de Juifs européens, qui s’appelaient eux-mêmes sionistes, avait commencé à développer des colonies juives dans la région à partir de 1904, sous l’Empire ottoman. Ils craignaient la montée de l’antisémitisme en Europe et estimaient que les Juifs ne pourraient se défendre efficacement que s’ils devenaient une majorité locale, au moins quelque part.

Il existait déjà une minorité juive de longue date dans la région (8 % en 1882 [2], bien que définie sur le plan religieux, alors que la plupart des sionistes étaient ouvertement laïques). En 1900, Jérusalem comptait une majorité de Juifs.

La plupart des premiers colons juifs « regardaient de haut » les Arabes de Palestine. La plupart des Européens considéraient alors les migrations vers des terres peu peuplées comme des initiatives menées par de courageux pionniers, et non comme une agression. Au XIXe siècle, de nombreux socialistes concentrèrent leurs efforts sur la création de colonies communistes « utopiques » en Amérique du Nord.

Les sionistes tentèrent de rassurer les autorités ottomanes puis britanniques. Les « sionistes travaillistes » majoritaires affirmaient que les nouvelles implantations agricoles juives à côté de l’agriculture arabe profiteraient à tous et que l’hostilité des Arabes provenait seulement de propriétaires terriens à l’esprit étroit. Le « sioniste marxiste » Ber Borochov affirmait qu’une fois les Juifs devenus localement majoritaires, les Arabes s’assimileraient librement dans la une nouvelle nation hébraïque, qui aurait une culture laïque différente de celle des Juifs d’Europe. Plus à droite, les « sionistes révisionnistes (3) » [de Jabotinsky] affirmaient que les Arabes devraient être contraints d’accepter une majorité juive, plutôt que de l’accueillir, mais ils prétendaient que, après cela, les Arabes jouiraient de droits égaux et que les deux peuples se réconcilieraient. Tous espéraient discrètement que les Juifs deviendraient une majorité, comme, par exemple, les Européens immigrés sont devenus une majorité en Nouvelle-Zélande vers 1860.

À l’époque, il y avait en Europe des millions de Juifs susceptibles d’émigrer en plus grand nombre qu’il y en aurait en 1948, et la population locale était d’environ 500 000 personnes en 1900, soit peut-être 3 % de la population actuelle de la région.

En Europe, les marxistes s’opposaient aux sionistes, estimant que les Juifs devraient plutôt se joindre à la lutte des classes dans les pays où ils vivaient.

L’histoire a pris un cours inattendu et le nationalisme arabe a commencé à se manifester très peu de temps après le début des efforts d’implantation sionistes. Dès 1921, on assista aux premières émeutes arabes contre les Juifs. Le fait que les Arabes étaient méfiants et rancuniers à l’égard des nouveaux arrivants juifs n’est pas plus surprenant que le fait que les sionistes étaient enclins à « regarder les Arabes de haut ».

Population

En réalité, la proportion de Juifs dans la population n’était que de 11 % en 1922, contre 14% en 1914, et n’atteindrait (après l’exode dû aux persécutions en Pologne) que 17 % en 1931. Les sionistes achetèrent des terres aux propriétaires arabes, mais, même en 1948, ils n’étaient propriétaires que de 6 % (12 % des terres cultivées). L’agriculture juive se développa surtout aux côtés de l’agriculture arabe, au lieu de la supplanter. L’agriculture arabe se développa également et les Arabes, eux aussi, migrèrent en Palestine. Mais la plupart des Arabes étaient inquiets [de la présence juive], ce qui n’est pas étonnant.

Si les socialistes révolutionnaires avaient été implantés parmi les Juifs et les Arabes, les choses auraient pu se passer différemment. En fait, les Juifs étaient dirigés par des communautaristes de tendance sociale-démocrate, et les Arabes par un démagogue réactionnaire, Amin al-Husseini (4), désigné comme leur chef par un Conseil musulman suprême nommé par les Britanniques.

La conquête du pouvoir par les nazis en 1933 changea la donne. Le pourcentage de Juifs dans la population passa de 28 % en 1936 à 30 % en 1946 ; ils étaient devenus une petite nation locale en formation. En réponse à la révolte arabe, la Grande-Bretagne interdit en 1939 presque toute immigration juive en Palestine et presque toutes les ventes de terres aux Juifs. À peu près au même moment, presque tous les pays du monde restreignirent l’entrée des réfugiés juifs.

Puis l’Holocauste eut lieu. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs de Palestine entrèrent en guerre contre les Britanniques ; ils luttèrent pour que les Juifs fuyant l’Europe soient autorisés à entrer en Palestine et pour que l’indépendance d’Israël leur permette d’y entrer. La Grande-Bretagne décida de se retirer et demanda aux Nations unies de trouver une solution : elles votèrent en faveur d’une partition. Les Juifs l’acceptèrent, mais ce ne fut pas le cas des dirigeants arabes.

À partir de la fin 1947, les milices arabes venues de Syrie et soutenues par les Arabes palestiniens, puis (à partir de mai 1948) les États arabes, menèrent la guerre contre les Juifs de Palestine et contre l’État qu’ils avaient créé selon le plan de l’ONU en mai 1948.

La communauté juive, bien que minuscule (600 000-700 000), malgré le soutien passif de la Grande-Bretagne aux États arabes et l’embargo sur les armes imposé par les États-Unis, gagna la guerre, grâce à sa forte motivation et au soutien de Staline en matière d’approvisionnement en armes, qui y voyait une occasion de déstabiliser l’empire britannique.

700 000 Palestiniens fuirent ou furent chassés de ce qui devint Israël. Comme les Juifs gagnèrent, ils furent moins nombreux à fuir ou à être chassés des régions qui passèrent sous le contrôle des Arabes. En plusieurs étapes, dès avant 1948, la quasi-totalité des Juifs des autres pays du Moyen-Orient fuirent ou furent chassés de ces pays, soit quelque 600 000 personnes au total. En 1970, la population juive d’Israël était plus de quatre fois supérieure à ce qu’elle était en 1947. La population arabe augmenta plus rapidement, passant d’environ 12 % en 1950 à 20 % aujourd’hui.

Après la fin de la guerre de 1948-1999, il y eut des tentatives, timides de part et d’autre mais encouragées par les États-Unis, pour conclure des accords de paix entre les États arabes et Israël, avec une aide pour les réfugiés. Mais les gouvernements des deux parties considéraient que les maux du statu quo étaient « maîtrisables ». La plupart des terres allouées par les Nations unies à un État palestinien furent prises par la Jordanie (elles constituent ce que l’on appelle la Cisjordanie) ou l’Égypte (Gaza) ; les Palestiniens furent maltraités par tous les États arabes, mais ne purent résister politiquement. Le nationalisme palestinien commença à se développer au cours de la première moitié du XXe siècle ; il incuba au sein d’un nationalisme arabe plus large, et devint plus autonome et plus affirmé à partir des années 1960.

Après un certain nombre de guerres, la première résistance de masse palestinienne se manifesta en Cisjordanie et à Gaza, deux régions qui avaient été prises par Israël à la Jordanie et à l’Égypte lors de la guerre de 1967. La « première intifada » débuta en 1987 et poussa les forces en présence à avancer vers un accord prévoyant « deux États ». Ces progrès hésitants s’arrêtèrent à un « point médian » non viable en 2001.

Depuis lors, les gouvernements israéliens successifs ont fait de l’obstruction, pensant qu’ils pouvaient « contenir » les Palestiniens indéfiniment (c’est-à-dire « rembobiner » partiellement le cours de l’histoire de la nation palestinienne) tout en augmentant la colonisation juive en Cisjordanie.

La seule base sur laquelle les travailleurs de la région peuvent s’unir est le droit égal de toutes les nations à l’autodétermination et l’égalité des droits pour tous au sein de chaque État.

Rhodri Evans, Solidarity, organe de l’Alliance for Workers Liberty, 15 novembre 2023

https://www.workersliberty.org/story/2023-11-15/why-rewind-history-no-answer-israel-palestine

NOTES du traducteur

1. Il s’agit de l’hebdomadaire du Socialist Workers Party britannique (NdT)

2. Suivant les calculs, car tous les juifs n’étaient pas recensés sous l’empire ottoman, entre 13 et 30 000 Juifs (NdT).

3. Fondé en 1925 par Vladimir Jabotinsky, ce parti sioniste s’appelait « révisionniste » parce qu’il souhaitait réviser le programme de l’Organisation sioniste mondiale, jugé beaucoup trop molle. Le Parti révisionniste, ultranationaliste et anticommuniste, était opposé à la fois à la gauche sioniste marxiste et au centre droit sioniste. Il voulait notamment augmenter le rythme de l’installation des Juifs en Palestine pour créer un rapport de forces plus favorable face aux Arabes ; défendre une politique plus agressive face aux Britanniques qui détenaient un mandat sur la Palestine ; créer un Grand Israël en s’alliant avec les religieux ; et enfin il n’hésita pas à utiliser la violence et le terrorisme contre les civils arabes et contre l’armée britannique. Ce parti compta, pendant de nombreuses années, une tendance explicitement fasciste dont les dirigeants (A. Ahiméir, U.Z. Greenberg et Y. Yevin) venaient d’ailleurs de la gauche travailliste –selon une tendance assez classique depuis Mussolini ! Les idées de Jabotinsky influenceront la naissance en 1948 du Hérout de Menahem Begin puis du Likoud en 1973 (NdT).

4. Al-Husseini, Mohammed Amin (189 ?-1974) : issu d’un clan d’Arabes palestiniens puissant et respecté, il fait des études à l’université Al-Azhar du Caire puis dans une école d’administration à Constantinople. Mufti (responsable de la communauté musulmane) de Jérusalem, entre 1921 et 1937, sous l’occupation britannique. S’opposant à l’immigration juive en Palestine, il lutte pour la création d’un État ou d’une fédération panarabe. En exil, entre 1937 et 1945, il se présente comme le représentant de la nation arabe et du monde musulman auprès de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Grâce à des programmes radio, ilsoutient activement les pays de l’Axe nazi-fasciste, contre les Britanniques et contre les Juifs, et incite les musulmans à servir dans la Waffen-SS. Arrêté en France en 1945, la police française le laisse « s’enfuir » en Égypte où il continua sa propagande antijuive puis anti-israélienne.
Soutenu par la Troisième Internationale dans les années 1920, le mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, rendit viste à Hitler en 1941, et par la suite visita des camps de concentration en compagnie de Eichmann. Il était considéré par Hitler comme un « Aryen honoraire ». Le 20 mars 1943, le quotidien nazi Völkischer Beobachter, reproduisit l’appel qu’avait lancé, depuis une mosquée de Berlin, le grand mufti de Jérusalem pour que les « Arabes combattent pour leur liberté aux côtés de l’Axe ».
Lors d’un discours devant des officiers et des imams d’une division SS de volontaires musulmans bosniaques, al-Husseini souligna tous les points communs entre le nazisme et l’islam : « le monothéisme, défini comme l’obéissance à une autorité spirituelle, politique et militaire ; l’importance de l’obéissance et de la discipline ; le combat comme une des expressions les plus importantes de la foi ; la prééminence de la communauté sur l’intérêt individuel ; et la valorisation du travail ».
Et al-Husseini, dans un discours du 26 novembre 1942 à la radio allemande, alla encore plus loin, anticipant ce qui allait devenir un mantra de l’antisionisme (à condition de remplacer le mot « juif » par le mot « sioniste ») : « La force de l’influence juive aux Etats-Unis est clairement apparue dans cette guerre. Les Juifs et les capitalistes ont poussé l’Amérique à étendre la guerre afin d’étendre leur influence dans de nouvelles zones riches. Les Africains du Nord savent parfaitement quels malheurs les Juifs leur ont apportés. Ils savent que les Juifs sont les combattants d’avant-garde de l’impérialisme qui a maltraité l’Afrique du Nord depuis si longtemps. Ils savent aussi à quel point les Juifs ont servi d’espions et d’agents aux impérialistes, et comment ils cherchent à accaparer les sources d’énergie de l’Afrique du Nord pour accroître leur richesse [...]. L’intervention américaine en Afrique du Nord renforce le pouvoir des Juifs, elle augmente leur influence et multiplie leurs méfaits. L’Amérique est le plus puissant agent des Juifs et les Juifs sont les véritables patrons de l’Amérique . » (NdT)