Bandeau
Ni patrie ni frontières
Slogan du site
Descriptif du site
Multiculturalisme obscurantiste, antisémitisme et racisme (2006)
Article mis en ligne le 15 novembre 2023

En février 2006, je terminais cette lettre à un lecteur de la revue Ni patrie ni frontières en écrivant : « il me semble que l’abstentionnisme de l’extrême gauche et des libertaires face à l’affaire Halimi ne fera que faciliter de nouvelles dérives antisémites dans les rangs de la gauche radicale ». Cette lettre faisait suite aux réactions virulentes suscitées par mon article caractérisant immédiatement l’assassinat d’Ilan Halimi comme antisémite et dénonçant les tergiversations de toute la gauche sur cette caractérisation, des trotskystes à Rony Brauman, en passant par Esther Benbassa, le MRAP, l’UJFP et j’en passe ( https://npnf.eu/spip.php?article1099 ). Dix-sept ans plus tard, hélas, je n’ai pas l’impression de m’être beaucoup trompé, même si aujourd’hui je préfère utiliser l’expression d’identitarisme de gauche, plutôt que de multiculturalisme dans la mesure où les deux ont allégrement fusionné dans l’idéologie des bureaucrates de l’ONU comme dans celle des militants d’extrême gauche ou libertaires (15 novembre 2023).

Cher Damien,

Merci de ta réponse, qui tranche avec le ton de bien des réponses parues sur plusieurs sites Indymedia. Ne sachant pas quoi inventer, certains internautes ont même écrit que puisque j’étais « juif » (sic !) et « blanc » (resic !), il n’était pas étonnant que je caractérise l’assassinat de Halimi comme un acte antisémite !

Ce type d’affirmations (qui n’ont rien d’infâmant, bien sûr, mais sont clairement disqualificatrices dans l’esprit de leurs auteurs) illustrent parfaitement le refoulé, le non-dit présent dans de nombreux débats sur la question du racisme et de l’antisémitisme en France. Elles montrent aussi à quel point les débats politiques français sont viciés par les idéologies multiculturalistes, de la droite à l’extrême gauche.

Désormais, dans la plupart des discussions politiques (du hijab à la Palestine en passant par le meurtre d’Ilan Halimi ou les discussions sur les révoltes des banlieues), on essaie désormais de dénoncer le racisme (ou l’antisémitisme) supposé de son interlocuteur pour mieux bloquer la discussion et le discréditer. Et si, par hasard, on arrive à trouver un argument disqualifiant supplémentaire, on y recourt sans la moindre vergogne : dans le cas du meurtre d’Ilan Halimi, un « juif » (ce que je ne suis pas) et un « Blanc » (ce que je ne suis pas non plus) avaient forcément, selon certains internautes « antisionistes » d’Indymedia, un point de vue biaisé et son opinion était donc disqualifiée dès le départ. En clair, quand on n’a pas d’arguments solides on prête à son adversaire politique une couleur de peau et une appartenance « ethnique » ou religieuse (imaginaires ou pas) pour stopper le débat.

Notons que ce procédé n’est pas utilisé seulement à gauche ou à l’extrême gauche. Lorsque Elie Wiesel déclara à la télévision en 2003 que toute personne qui critiquait systématiquement la politique de l’État d’Israël était forcément un antisémite, on avait bien affaire à la même technique grossière. Idem pour les procès absurdes contre Edgar Morin et d’autres intellectuels ou journalistes antisionistes et pas antisémites : Edgar Morin, Rony Brauman, Danielle Salenave, Sami Naïr, etc.

L’intérêt de ta lettre est qu’elle ne plombe pas le débat par des accusations fantaisistes (contre lesquelles on perd du temps un temps précieux à se défendre). Je te répondrai donc point par point, tout en évoquant d’autres discussions avec des militants qui me semblent partager les mêmes idées que toi, ou en tout cas des positions voisines. J’espère ne me livrer à aucun amalgame.

Le terme multiculturaliste est-il adéquat ?

Tu mets le doigt sur une difficulté réelle. J’ai essayé d’employer un terme le moins polémique possible pour éviter celui de « communautariste », tarte à la crème utilisée par tout le monde et qui de plus est considéré comme un mot stigmatisant. Une lectrice m’a écrit pour me dire qu’elle se considérait comme une « multiculturaliste » (en clair, quelqu’un qui respecte toutes les cultures) et ne comprenait pas pourquoi j’avais utilisé ce mot de façon péjorative et en l’amalgamant au communautarisme qu’elle honnissait aussi bien que moi. Elle a tout à fait raison, tout comme toi. [Aujourd’hui, en 2023, j’utiliserais le terme « identitarisme de gauche » qui me semble plus adéquat.]

Ce qui fait problème, ce n’est pas le « respect des cultures », c’est l’utilisation politique qui en est faite.

Je te ferai remarquer pourtant que le mot « culture », tout comme le mot « civilisation » dans l’autre camp, est rarement défini très précisément et toujours considéré à la fois comme une évidence qui repose sur le bon sens, et comme un concept coulé comme du béton. Ce sont souvent les mêmes d’ailleurs qui prônent le « respect des cultures » qui expliquent, avec raison d’ailleurs, et dans un autre contexte, que la culture française n’existe pas, quand Sarkozy et la droite dure prétendent obliger les candidats à l’émigration à apprendre et respecter la « culture française »...

Multiculturalisme et ségrégation volontaire

Plusieurs interlocuteurs ont été choqués parce que j’affirmais que l’on pouvait passer de la défense du multiculturalisme à la ségrégation ethnique volontaire. C’est pourtant ce qui se passe aux États- Unis, en Australie, au Canada ou en Grande-Bretagne, pays dont le multiculturalisme est l’idéologie officielle, sous diverses formes. On peut certes m’objecter que ce n’est pas le multiculturalisme qui a créé la ségrégation (ce qui est vrai d’un point de vue historique), en revanche on ne peut nier que lorsqueles étudiants afro-américains réclament d’être regroupés dans des bâtiments universitaires séparés sur les campus, on a bien affaire à une ségrégation volontaire.

Idem lorsque certains musulmans canadiens ont mené une longue bataille pour l’application de la charia au sein de la « communauté » musulmane ou que lorsque 52% des musulmans britanniques considéreraient normal que l’on applique la charia dans les quartiers où ils sont majoritaires. On est bien dans un processus de ségrégation volontaire.

Et c’est assez logique : ceux qui placent au-dessus de tout la défense de « leur » culture, veulent la protéger, la garder « pure », l’empêcher d’être « contaminée » par les autres cultures. Et vivre en vase clos leur semble la meilleure solution.

Il existe peut-être un multiculturalisme « idéal » (pour ma part je préfère la notion d’universalisme), mais il faudrait en préciser les contours politiques et les objectifs finaux, ce qu’à ma connaissance personne n’a fait sérieusement à l’extrême gauche.

Droite et extrême droite juives

Dans ta réponse, tu amalgames le CRIF à la LDJ et au Betar sous le label « extrême droite ». Il s’agit en fait de trois organisations de nature différente, à la fois par leur taille et par leurs positions politiques.

L’emblème et le nom de la Ligue de défense juive sont inspirés par la Jewish Defense League américaine fondée en 1968 par le rabbin Kahane et dirigeant du Kach israélien. Au départ ce groupe défendait, aux États-Unis, les juifs orthodoxes contre les attaques physiques dont ils étaient victimes dans la rue, puis il a évolué vers l’extrême droite. Quand au Kach israélien, il a été présent au Parlement (la Knesseth) puis dissous en 1994 comme un parti raciste et classé comme organisation terroriste par le Département d’Etat aux Etats-Unis. En France, il s’agit d’une scission du Betar. Le site Wikipedia recense un certain nombre d’actions qui auraient été menées par ce groupuscule, mais apparemment soit les militants sont très malins, soit la police les protège puisque jusqu’ici ils ne se sont jamais fait prendre sauf une fois.

Le Bétar, est lié à un parti de droite israélien le Likoud. Il est symptomatique que dans les années 1960 le Betar menait des actions coordonnées avec les maos de l’UJC-ml contre les fascistes d’Ordre nouveau genre Alain Madelin. Aujourd’hui une telle « coopération » serait impensable...

Le CRIF, que l’on confond souvent avec le Consistoire Israélite de France, est une organisation dont la direction est élue par de nombreuses associations. Ses présidents n’ont pas tous la même couleur politique puisque son ex-président Théo Klein a critiqué les gouvernements israéliens à de nombreuses reprises et que, sur l’assassinat d’Han Halimi, il défend la même position que toi. Il est donc inexact de qualifier le CRIF d’organisation d’« extrême droite ».

Quant à affirmer que parce que les manifestants juifs ont chanté La Marseillaise et arboré le drapeau français ils sont d’extrême droite, il s’agit d’un raccourci plus que rapide, inexact. Dans les manifestations contre la guerre en Irak il y a toujours des gens qui arborent le drapeau français, que je sache, personne ne les vire en les qualifiant de fachos... On souhaite qu’ils ne se mêlent pas aux cortèges anars ou trotskystes, mais on ne leur interdit pas de défiler. Dans toutes les manifestations socialistes et communistes, idem, il y a des drapeaux bleu-blanc-rouge.

Donc il y a une différence entre le nationalisme fasciste et le nationalisme républicain. Celle qu’il y a entre vivre sous Pétain et vivre sous De Gaulle. Que ces deux nationalismes soient réactionnaires, d’accord, mais ils ne sont pas identiques ! Et s’il fallait s’empêcher de manifester aux côtés de gens qui ne sont pas nationalistes (sous une forme ou sous une autre) on ferait toujours des manifs à quelques dizaines ! Enfin, si tu es un farouche adversaire du nationalisme, tu l’es aussi du nationalisme palestinien. Donc, il ne faudrait pas non plus manifester aux côtés de gens qui brandissent le drapeau palestinien ou celui d’organisations nationalistes basques, irlandaises, etc.

Il me semble que tout peuple, le peuple juif comme le peuple palestinien, a le droit de défendre son droit à exister. En tant qu’internationalistes et qu’individus souhaitant une révolution sociale, ces revendications nationalistes (et leurs symboles) peuvent nous hérisser, nous écœurer, nous pouvons en critiquer les limites et les tares mortelles, mais nous ne pouvons dénier à d’autres le droit de s’organiser pour les défendre. Après, la question de savoir si nous pouvons descendre dans la rue à leurs côtés sur un objectif démocratique élémentaire (l’antiracisme) ou si nous devons à chaque fois organiser une manifestation à part, est une question tactique, ouverte.

L’antisémitisme (ou le racisme) vu par ses victimes... et par les autres

En relisant ta lettre, il me semble que tu ne saisis pas bien ce que représente l’antisémitisme, qui n’est pas très différent (au niveau du vécu des victimes) d’autres formes d’oppression ou dediscrimination. Tu cites des interviews du Monde qui donnent l’impression que les Juifs interrogés seraient en quelque sorte complètement paranos et, dans un cas, racistes contre les Arabes. D’une part, ce procédé n’est pas correct car tu évites de citer d’autres actes antisémites avérés, mais surtout tu passes à côté d’une dimension essentielle du racisme (dont l’antisémitisme n’est qu’une des manifestations, même s’il a des caractéristiques spécifiques).

Pour m’expliquer je vais te donner quelques anecdotes. Un ami noir américain qui vit depuis des années en France m’a dit un jour : « Tu sais, je sens tout de suite la différence entre Paris et New York dans le regard des gens sur moi, il n’est pas le même. » En ce qui me concerne (puisque je suis métis d’origine noire américaine), j’ai eu très souvent la même impression, y compris récemment, dans un restaurant où l’on refusa de me servir pendant quarante-cinq minutes sous des prétextes divers alors qu’on servait les tables avoisinantes. Une cousine m’explique que, dans le regard des gens, elle se sent Noire à Paris, et Blanche aux Etats-Unis. Un autre ami noir américain ne comprend pas pourquoi en France tous les Noirs (Africains, Antillais) en France ne répondent pas à ses sourires, ses regards ou ses salutations. Une amie jamaïcaine déteste la France parce qu’elle sent le racisme dans le regard de tous les Français auxquels elle a affaire ou qu’elle croise, etc.

Dans tous ces cas que je viens d’énumérer (et n’importe quel Antillais, Africain ou Maghrébin pourrait t’en citer des dizaines d’autres), ces impressions reposent sur une réalité impalpable, sujette à interprétations multiples et que quelqu’un d’extérieur a du mal à percevoir. C’est pourquoi on entend si souvent dire que les « Noirs » ou les « Arabes » seraient « susceptibles ». Face à une telle réflexion, le militant gauchiste moyen s’indigne, alors qu’à propos des Juifs son attitude est la même que celle qu’il condamne : « Ah, ces Juifs ils font vraiment une montagne d’une souris ! »

Pour une personne qui n’a jamais été victime de discriminations liées à son apparence physique, ou à une appartenance supposée à telle ou telle « communauté » imaginaire, il est difficile de saisir ce qui se passe, quand même si aucun mot n’est prononcé, la victime (réelle ou imaginaire) perçoit pourtant une sensation diffuse dans l’air qui lui fait penser au racisme ou à l’antisémitisme.

Peut-être sera-ce plus clair si tu penses à beaucoup de situations quotidiennes entre les hommes et les femmes : ces dernières font très bien la différence entre les regards graveleux, vicieux ou libidineux... et ceux qui ne le sont pas (ou du moins pas trop !).

Tes victimes potentielles ou imaginaires citées dans Le Monde et dont tu te moques rentrent exactement dans ce cas de figure.

Sur quoi s’appuie-t-on donc quand on est juif (ou Africain ou Maghrébin ou Antillais) pour décider que l’on est victime de l’antisémitisme ou du racisme ? Sur des regards, la répétition de petits incidents anodins... pour les autres ; sur une connaissance du passé (colonial, antisémite, etc.) ; sur la façon dont les médias traitent les incidents racistes et antisémites ; et sur la fréquence plus ou moins grande d’événements violents dans son voisinage ou dans le pays où l’on habite : tabassages, émeutes, meurtres, etc.

Il ne viendrait à l’idée de personne (à l’extrême gauche ou chez les libertaires) de nier que le racisme existe en Israël et dans les territoires occupés. Certains ne se privent d’ailleurs pas de comparer systématiquement Israël à l’Afrique du Sud d’avant Mandela. Pourquoi ?

Parce que le racisme anti-Arabes se manifeste par toute une série d’indices concordants, des chants que l’on fait chanter aux enfants dans les colonies d’extrémistes juifs aux propos tenus par les plus hauts responsables de l’État israélien, en passant par les assassinats d’enfants durant les manifs de l’intifada, les propos crapuleux tenus par les militaires israéliens, etc.

Mais si l’on interroge un Israélien lambda, il y a fort à parier qu’il fera comme les multiculturalistes français et comme toi à propos des Juifs. Il dira que ce sentiment raciste est très minoritaire, que certes il y a une poignée d’excités ou d’irresponsables, que l’armée commet quelques « bavures » inévitables, mais que le principal problème est politique : il faut trouver un arrangement territorial. Et si c’est un démocrate, il te dira peut-être même qu’après tout les Arabes et les Juifs ont vécu en plus ou moins bonne entente pendant des siècles, donc que cela peut recommencer. Cette dernière affirmation est sujette à caution (le statut de dhimmi en Islam était et est toujours un statut totalement discriminatoire) mais elle relève d’un optimisme et d’un humanisme sympathiques.

Cet exemple te montre qu’il est très difficile d’arriver à une définition objective qui fasse consensus pour déterminer l’existence des manifestations de racisme ou d’antisémitisme.

Tu remarqueras d’ailleurs que chez les Indigènes de la République ou les associations antillo- guyanaises qui mènent la bagarre contre les discriminations racistes en France, on trouve la même « parano » supposée que chez les Juifs interviewés que tu cites. Cette « hypersensibilité » a un côténégatif (bien qu’elle s’en défende, elle refuse de prendre en compte la lutte des classes) mais elle a aussi une dimension positive parce qu’elle met certaines questions taboues sur la table, même si elle aboutit inévitablement à des débordements absurdes, comme le procès engagé (puis abandonné) contre l’historien de la traite Pétré-Grenouilleau.

Instrumentalisation de l’antisémitisme

Revenons à Ilan Halimi. Tu penses que l’antisémitisme est instrumentalisé par l’extrême droite et par les organisations « communautaires » juives. Tu as en partie raison, mais cette « manipulation » a des objectifs différents voire opposés : les notables du CRIF veulent obtenir que les Juifs de France soient protégés par l’État et que le gouvernement français soutienne la politique d’Israël – quelle qu’elle soit ; l’extrême droite juive, totalement groupusculaire, veut que les Juifs de France émigrent en Israël. Tu admettras que les objectifs ne sont pas du tout les mêmes.

De plus, je ne vois pas au nom de quoi les Juifs n’auraient pas le droit d’émigrer dans n’importe quelle partie du monde. Le problème, ce n’est pas l’émigration en Israël, c’est le soutien à une politique colonialiste, s’ils émigraient pour soutenir la lutte des Palestiniens, personne à l’extrême gauche n’y trouverait rien à redire...

Entre « Sémites », on ne peut pas se détester...

Cet argument est souvent invoqué lorsqu’on parle de la propagande antijuive propagée aussi bien dans le Coran (sous la forme de l’antijudaïsme) que dans la propagande d’État ou les médias des pays du monde arabo-musulman qui mélangent le vieil antijudaïsme musulman avec l’antisémitisme raciste européen.

Les Sémites ne sont pas un peuple historique ayant véritablement existé : au XIXe siècle les linguistes européens ont établi une classification des langues et rangé l’arabe et l’hébreu (mais aussi le berbère, le couchitique, le tchadien, l’akkadien, le phénicien, l’araméen, les langues éthiopiennes) dans des langues dites sémitiques, en raison de leur descendance commune mythique vis-à-vis des fils de Sem (Sem étant l’un des trois fils de Noé, donc un personnage sans aucune réalité historique ou scientifique).

Par extension on a rangé de façon totalement arbitraire (au XIXe siècle) une partie des peuples qui avaient parlé ou parlaient une partie des langues sémitiques dans la catégorie des peuples « sémites ».

Cette erreur est reprise dans L ’Encyclopédie anarchiste publiée dans les années 1930 sous la direction de Sébastien Faure, par beaucoup d’antisionistes pressés (il suffit de consulter le Net pour s’en rendre compte), par tous les négationnistes antisémites, par les nationalistes arabes, etc.

Mais il s’agit tout simplement d’une construction intellectuelle du XIXe siècle (époque à laquelle on croyait à l’existence scientifique des « races » et où l’on mélangeait les notions de nation, de race, langue et de peuple) elle-même fondée sur la mythologie biblique, donc sur du sable... c’est le cas de le dire .

Il ne viendrait pas à l’idée d’aucun de ces antisionistes de considérer les Ethiopiens ou les Tchadiens actuels comme des Sémites. Pourtant cela devrait être le cas s’ils suivaient leur logique dix- neuvièmiste....

La fiction du terme « sémite » a un rôle idéologique précis aujourd’hui : faire croire que les Arabes musulmans ne peuvent détester les juifs (religion) et les Juifs (peuple) parce qu’ils auraient les mêmes origines « ethniques ». Il suffit pourtant d’ouvrir le Coran pour voir qu’il s’agit d’un manifeste contre les juifs (accusés de ne pas avoir respecté, et même d’avoir trahi et falsifié, les enseignements de leurs prophètes Abraham, Moïse, etc.) mais aussi contre les dirigeants juifs de l’époque (et si on lit le Coran hors de tout contexte, comme le font les partisans de l’islam politique, ce texte devient un texte antisémite, au sens moderne, puisque tous les juifs sont des « impies » depuis des siècles). Il suffit pourtant d’étudier l’histoire pour savoir que les Juifs et les Arabes n’ont ni les mêmes origines ni la même histoire pendant les trois derniers millénaires.

En fait, cet argument repose sur l’idée fausse que, quand on est « naturellement » proches, on ne peut vraiment se détester. Or l’histoire, au XXe siècle en particulier, prouve exactement le contraire. Les grands génocides (Arméniens, Juifs, Cambodgiens, Tutsis) tout comme de grands massacres comme ceux des Balkans furent tous commis par des gens culturellement (et « ethniquement », linguistiquement) proches de leurs victimes.

Les « voix juives », kesaco ?

Tu avances dans ta lettre un curieux argument. Sarkozy aurait gonflé l’affaire pour gagner des voix dans la communauté juive. En France, et heureusement, il est interdit de faire des sondages politiques « ethniques » ou « religieux » et pour en obtenir l’autorisation c’est tout une galère. Donc je serais très prudent sur de telles spéculations puisque les spécialistes des analyses électorales ont toujours mis endoute l’existence d’un vote « juif » – ou « arabe » – homogène. Sarkozy a beau être couillon, il sait quand même ce genre de choses élémentaires. Il sait qu’il n’existe pas, pour le moment, de communautés au sens anglo-saxon du terme, en tout cas pas chez les groupes minoritaires. Donc, je ne crois pas que le Sarko-Circus aura le moindre effet, d’autant que tous les partis politiques ont fait chorus.

Une passivité douteuse

Que fallait-il faire, face au meurtre d’Ilan Halimi et à l’émotion qu’il a suscitée ? Se taire ? Dans mon texte, j’indiquais clairement que je ne voyais aucune raison de se rendre à la manif du CRIF, mais que le vrai débat était : quand un Juif est assassiné et que sa « communauté » (à tort ou à raison) se sent menacée et resserre les rangs n’est-il pas judicieux d’exprimer clairement notre solidarité dans la rue, quitte à manifester ailleurs et avec d’autres slogans ?

Pour justifier son absence de réaction militante l’extrême gauche et les quelques libertaires avec lesquels j’ai discuté avancent des arguments proches des tiens.

Selon eux, il faut faire la différence entre un fait divers et un acte commis dans le cadre d’une stratégie politique.

En clair, on ne va pas descendre dans la rue chaque fois qu’un Juif, ou un Africain ou un Maghrébin se fait tuer. On réserve nos forces pour les cas où ces meurtres relèvent d’un projet politique délibéré qui vise à chasser telle ou telle catégorie du pays.

Il me semble que la gauche et l’extrême gauche multiculturalistes sont incohérentes. Ainsi Mouloud Aounit, dirigeant du MRAP, a refusé de se rendre à la manif pour Han Halimi (et surtout n’a proposé aucune autre action) mais s’est rendu auprès de la famille de Chaïb Zehaf, assassiné par un consommateur à la sortie d’un café.

Autre argument avancé par certains : « On ne sait pas si Fofana et sa bande étaient antisémites, il faut attendre les résultats de l’enquête. »

Pour juger du caractère antisémite de ce crime, il suffisait pourtant d’écouter les propos de Fofana lors de son interview à i-télé en Afrique, et de prendre connaissance des injures antisémites proférées au téléphone à la famille d’Ilan avant sa mort. Une personne qui pense que les juifs forment une communauté de gens bourrés de pognon et solidaires entre eux correspond parfaitement à ce qu’on appelle un antisémite.

Les arguments « juridiques » que tu avances ont aussi été avancés par des personnes comme Rony Brauman, le MRAP et même la LCR, qui trouvaient que la justice s’était précipitée à qualifier l’acte d’antisémite. En fait, cet argument mélange deux dimensions : le jugement moral (ou politique) et l’appréciation juridique.

Sur le plan juridique, on verra ce que révéleront l’enquête et le procès, mais je crains qu’ils nous révéleront des trucs encore plus nauséabonds.

Par contre, sur le plan politique, il me semble qu’il n’y avait pas besoin d’attendre pour réagir. Pourquoi ? D’abord parce qu’en France il existe un parti raciste et antisémite qui recueille 5 millions de voix. Ta lettre ne le mentionne pas une seule fois, mais c’est pourtant une des raisons qui dictent des réactions rapides quand une bande de jeunes torturent un Juif pendant 15 jours et finissent par le tuer.

Tu semblés gêné par l’origine sociale ou la couleur de peau de ceux qui ont pratiqué ces tortures et ce meurtre. Et cette gêne te pousse, comme bien d’autres, à noyer l’assassinat parmi bien d’autres faits divers, ce qui permet d’éviter de prendre position.

Tu semblés penser qu’un crime n’a de dimension politique que s’il est commis par une organisation politique. Mais la neutralité que tu prônes va exactement dans le sens inverse de la solidarité que les révolutionnaires prônent envers toutes les victimes de tortures, de meurtres crapuleux, de violences conjugales, etc.

Tu sembles gêné par le fait que les médias aient orchestré cette empathie (cela dit, à tout prendre, je préfère qu’ils orchestrent l’antiracisme même confus plutôt que le racisme militant...), donc tu préfères t’abstenir de la manifester publiquement. Cela me semble une erreur surtout dans un pays au passé antisémite comme la France et où les actes antisémites sont en progression.

Tu sembles aussi gêné par le fait que l’on ait mis à part « un crime concernant spécifiquement un juif ». Cet argument est curieux, car on ne l’emploie jamais contre d’autres crimes : il est évident que l’assassinat d’un Africain, d’une femme ou d’un enfant relève chacun d’un registre différent, qui peut être et qui est souvent le racisme antinoir, la violence machiste ou la pédophilie. Tenir compte de la dimension particulière d’un crime est une façon à la fois de mieux le comprendre et surtout de réfléchir aux moyens de prévenir sa répétition.

Enfin, tu expliques qu’on pourrait « mettre sous les verrous 95% de la population sous les verrous au motif de racisme ». Il me semble que tu ne fais pas la différence entre les actes et les paroles, les gens qui ont des préjugés et les militants racistes. Ce qui pose problème chez Fofana et sa bande ce n’est pas seulement qu’ils avaient des idées racistes, c’est que ces idées les ont poussés à torturer et à tuer.

C’est d’ailleurs un des arguments avancés depuis des années par l’extrême gauche et les libertaires contre Le Pen et le FN : les idées racistes, à force d’être martelées, tuent. Et ceux qui sont emparent ne sont souvent pas des militants, car ces derniers sont solidement encadrés par l’appareil du FN qui ne veut pas de bavures. Pour se défendre, Le Pen ramène toujours les meurtres racistes qui se commettent dans la périphérie de son parti à des « faits divers » commis par des « paumés » qui l’ont mal compris et ne sont pas encartés, ce qui lui permet de se dédouaner aisément.

Pour conclure, il me semble que l’abstentionnisme de l’extrême gauche et des libertaires face à l’affaire Halimi ne fera que faciliter de nouvelles dérives antisémites dans les rangs de la gauche radicale.

Yves Coleman, mars 2006, texte paru dans le n° 18/19/20 de la revue Ni patrie ni frontières, https://npnf.eu/spip.php?article299