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Qu’est-ce que l’antisémitisme ? (2015)
Article mis en ligne le 14 novembre 2023

Il existe plusieurs définitions de l’antisémitisme et de ce que certains appellent aujourd’hui la « judéophobie ». Je ne vais pas entrer dans ces débats terminologiques et me contenterai de vous présenter une définition très proche de celle de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Mais tout d’abord je voudrais préciser que la notion d’antisémitisme n’a pas été définie par des idéologues ou des politiciens juifs... mais par un théoricien nationaliste allemand au XIXe siècle. En effet, à l’époque, on parlait en Allemagne de « Judenhass » (haine des Juifs) et il a semblé plus subtil à Wilhelm Marr d’inventer le concept d’antisémitisme.

Ce terme n’avait d’ailleurs pour lui rien de péjoratif puisque, après avoir fréquenté les milieux anarchistes et athées puis créé une Union secrète des travailleurs suisses ; après avoir milité dans différents partis bourgeois favorables à l’unification de l’Allemagne en un seul État républicain ; après s’être marié trois fois avec des femmes juives ou d’origine juive, il a fini par écrire en 1879 un livre – La victoire de la judaïté sur la germanité (1), analysée d’un point de vue non religieux – et par créer un mouvement qui s’appela la Ligue des antisémites mais connut une existence fort brève.

Ce concept d’antisémitisme (qui ne figure d’ailleurs pas dans le livre précité) avait un petit parfum « scientifique » à l’époque, puisque des linguistes, notamment allemands, avaient découvert des parentés entre plusieurs langues, qu’ils baptisèrent « sémitiques (2) ». Et cela conduisit ensuite les idéologues et les historiens à parler de « peuples sémites » pour désigner à la fois les Arabes et les Juifs. Cette notion de « peuples sémites » (que l’on trouve dans L’Encyclopédie anarchiste publiée durant les années 1930) n’est plus prise au sérieux par aucun historien aujourd’hui, sauf par des nationalistes palestiniens et des gauchistes ou des antisionistes ignorants. Par contre, le terme d’antisémitisme, ambigu dès l’origine, continue à être utilisé.

Avant d’aborder la définition même de l’antisémitisme, il reste encore un problème à régler. En effet, affirmer que l’antisémitisme équivaut à la « haine des Juifs » ne nous avance guère, car qu’est-ce qu’un « Juif » ? Si vous posez la question aux premiers concernés, vous obtiendrez des réponses contrastées voire inconciliables. Donc, il faut prendre le risque de ne pas plaire à tout le monde si l’on veut débroussailler un peu cette question.

Pour la plupart des antisionistes, être juif c’est au mieux pratiquer la religion juive (donc être croyant si ce n’est pratiquant fervent), au pire une vague référence culturelle, un peu comme les fans de mangas, d’échecs ou de foot, j’exagère à peine. Évidemment une telle définition est commode : elle évacue complètement la question de l’antisémitisme [puisque les Juifs ne sont pas victimes aujourd’hui de persécutions spécifiquement religieuses (3)] et permet de se protéger contre toute accusation d’être soi-même antisémite ou de colporter des clichés antisémites....

Pour ma part, je pense qu’il existe un peuple juif. Il est composé de tous ceux qui ressentent un fort sentiment d’appartenance à ce peuple, aussi imaginaire soit-il à mes yeux ou aux yeux des antisionistes. Ce peuple rassemble tous ceux qui se considèrent juifs : qu’ils parlent ou ne parlent pas l’hébreu ; qu’ils habitent en Israël ou dans un autre pays ; qu’ils aient effectué leur service militaire dans Tsahal ou pas ; qu’ils aillent régulièrement à la synagogue ou n’y mettent jamais les pieds ; que leur mère soit juive ou pas ; qu’ils aient un passeport israélien – tout cela est secondaire s’ils se sentent juifs...

La définition que je propose ici de la judéité n’est donc ni raciale (4), ni ethnique, ni linguistique, ni territoriale, ni religieuse, ni nationale... Elle ne correspond pas à la définition de Staline partagée par tant de nationalistes sur cette planète, définition selon laquelle : « La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture (5). »

Pour ma part je préfère des définitions plus souples comme celles

– de Benedict Anderson (6) qui définit la nation comme une communauté politique imaginée, souveraine et limitée. Elle est « imaginée parce que même les membres de la plus petite nation ne se connaîtront jamais tous (...) bien que chacun vive dans l’image de leur communion » ;

– ou bien la définition de Max Weber pour qui la création d’une nation dépend de l’existence de « sentiments de communauté et de solidarité », notamment la « croyance en une ascendance commune » et la croyance en une « communauté de destin politique », au sein de certaines collectivités qui tendent donc à vouloir être autonomes et à utiliser la violence pour former un État.

Les notions de peuple et de nation sont évolutives et dépendent fortement des luttes politiques et militaires dont l’issue n’est jamais gravée dans le marbre. L’éclatement de la Yougoslavie en plusieurs États-nations ou de la Tchécoslovaquie en deux États le confirme – pour ne pas parler des velléités d’indépendance de l’Ecosse ou de la Catalogne. Aucune frontière nationale n’est définie pour l’éternité, aucune identité nationale n’est immuable, aucun peuple ne reste le même pendant des siècles.

Comme l’explique Gérard Noiriel dans son livre Qu’est-ce qu’une nation ?, jusqu’au XVIIIe siècle, il n’existait pas de différence très nette entre les termes de nation, de race et de peuple. Ce sont les philosophes des Lumières puis les révolutionnaires français et européens du XIXe siècle qui ont tenté de préciser ces concepts, notamment celui de nation, pour finalement arriver au terme d’État-nation.

Le « sionisme » est l’un de ces courants politiques (tout comme les nationalismes du tiers monde un peu plus tard mais dans le Sud), un mouvement de libération nationale particulier, qui s’est engouffré dans ces discussions puis dans un combat politique et militaire pour la création d’un État juif. Le nationalisme juif a pris des formes très diverses au cours de son histoire, et son contenu (7) continue à évoluer depuis la création de l’État d’Israël.

Il n’existe pas de définition scientifique, incontestable, de concepts comme ceux de nation ou de peuple, car l’acception de ces termes varie en fonction des périodes, des contextes, des luttes entre les peuples eux-mêmes et des affrontements politiques et militaires entre les grandes puissances. « Le sionisme » a de fait imposé la notion de peuple juif aux autres nations ou États, à commencer par l’Union soviétique sans l’aide militaire de laquelle Israël n’existerait pas, n’en déplaise aux antisionistes amnésiques. (On oublie aussi que le Parti communiste français salua, à l’Assemblée nationale, la lutte de l’État juif contre « les féodalités arabes et l’impérialisme britannique ».) Force est donc de constater qu’il existe aujourd’hui un peuple juif, au sein d’Israël et en dehors de ses frontières étatiques, même si l’on pense que la création d’un État juif en Palestine a eu et aura encore des conséquences catastrophiques.

Avec une telle définition du peuple juif, il est évident que mon opinion ne peut coïncider avec celle de l’antisioniste moyen : celui-ci considère en effet qu’il n’existe ni peuple juif, ni peuple israélien, seulement une catégorie vague qui s’appelle temporairement les Israéliens – et que les Arabes et les Palestiniens, eux, appellent « les juifs » (yahud) faisant référence au judaïsme et au statut discriminatoire de dhimmi que les musulmans leur ont imposé pendant des siècles.

Pour la majorité des antisionistes, le terme d’« Israéliens » possède à peu près autant d’épaisseur politique et historique que les spectateurs rassemblés, un soir, le temps d’un match au Stade de France... C’est une catégorie temporaire. Pas étonnant alors qu’ils ne comprennent pas les Juifs qui, eux, sont convaincus d’entretenir un lien plurimillénaire avec leur judéité même s’ils sont athées ou agnostiques, ou s’ils sont en désaccord avec la politique israélienne...

Ces précisions faites, venons-en à la définition de l’antisémitisme proprement dit.

L’antisémitisme est une idéologie fondée sur l’hostilité, consciente ou inconsciente, vis-à-vis des « Juifs (8) » pour des raisons religieuses, sociales, nationales, raciales et/ou économiques.

P.A. Taguieff a identifié sept mythes antijuifs (9) :

1. la « haine du genre humain », le refus de se mélanger avec les autres, la volonté de vouloir construire une communauté à part ;

2. le « meurtre et le cannibalisme rituels », « impliquant une cruauté de groupe ou une disposition au meurtre des non-Juifs » ;

3. le déicide ;

4. la « condamnation à une errance perpétuelle », d’où le mythe du « juif errant », les « accusations de nomadisme et de cosmopolitisme » ;

5. « la perfidie, l’usure et la spéculation financières » d’où découlent des notions comme celles de « parasitisme » ou de propension à exploiter autrui ;

6. « la tendance à conspirer, à fomenter des complots motivés par la volonté de dominer » le monde ;

7. « l’idée d’une supériorité raciale ».

Qu’une personne soit véritablement « juive » (de religion, de culture ou de sensibilité personnelle) n’a aucune importance pour l’antisémite ; ce qui compte pour lui, c’est de lui attribuer des caractéristiques négatives imaginaires, voire parfois même des qualités positives, mais pour finalement le discriminer et l’exclure de la société. Il peut sembler étonnant d’évoquer les « qualités positives » de l’antisémitisme ; pourtant, Wilhelm Marr (1819-1904), l’inventeur du mot, admirait les Juifs qui étaient, selon lui, assez intelligents pour... dominer le monde !

Donc méfions-nous des raisonnements « philosémites »... Ils cachent parfois un antisémite qui s’ignore ou un antisémite déclaré.

A cette définition très générale de l’antisémitisme, j’ajouterai que l’antisionisme (si l’on entend par là l’hostilité à l’existence même de l’Etat d’Israël) peut parfois (10) conduire à des conclusions antisémites :

– lorsque les Juifs sont accusés d’exagérer l’importance du judéocide ;

– lorsque certains (à commencer par les antisionistes) veulent priver les Juifs d’exercer leur droit à l’autodétermination, droit qu’ils reconnaissent à tous les autres peuples sur cette planète ;

– lorsque de vieux clichés séculaires hostiles à la religion juive ou des clichés antisémites classiques (raciaux, dans le style nazi, pour simplifier) sont utilisés pour caractériser Israël ou les Israéliens ;

– lorsque la politique des gouvernements israéliens est systématiquement comparée à celle des nazis ou lorsque « certains dirigeants sionistes » sont accusés d’avoir été complices des nazis (11) sans fournir le moindre exemple, la moindre explication du contexte des accords Haavara en 1933 ;

– lorsque les Juifs sont dénoncés comme une « cinquième colonne », un « lobby » composé d’individus « cosmopolites » seulement loyaux envers Israël ou le sionisme, etc.

On peut être sûr qu’un discours antisioniste est antisémite (12) lorsqu’il conjugue ces cinq critères à la fois... Quand il n’en contient qu’un seul, il faut tenter de découvrir les arrière-pensées de ceux qui tiennent ce type de propos et analyser leur contexte...

Depuis 2002, la revue Ni patrie ni frontières a publié une quinzaine d’articles dans le cadre d’une série intitulée « Limites de l’antisionisme » (cf. le site npnf.eu), textes qui fournissent des exemples concrets de ces « dérapages » ou de ces virages antisémites.

Analyser l’antisionisme actuel et ses « dérapages » et ses limites n’a guère d’intérêt si l’on n’essaie pas d’analyser d’abord ce qu’ont écrit certains théoriciens marxistes et anarchistes sur ladite « question juive ».

Yves Coleman, 2015, extrait de « Antisémitisme de gauche : définition et fonctions politiques » publié sur le site npnf.eu et dans la revue Ni patrie ni frontières, https://npnf.eu/spip.php?article258

NOTES :

1. Ce livre a été traduit en anglais et est disponible sur le Net : http://www.kevinmacdonald.net/Marr-Text-English.pdf. Traditionnellement on distingue « judaïté » (référence à la religion juive ») et « judéité » (référence à tous les traits définissant « l’identité juive »... traits évidemment variables selon les points de vue politiques et philosophiques et religieux adoptés par ceux qui se considèrent « juifs » ou « Juifs »).

2. Il s’agit notamment de l’akkadien, l’ougaritique (langues ayant disparu), l’arabe, l’amharique, l’hébreu, le maltais et le tigrigna, qui concernent des peuples très divers et ayant des histoires très différentes.

3. Du moins en Europe et en Amérique du Nord et du Sud. Quant aux États qui se disent musulmans, ils ont poussé la plupart des Juifs à partir en mobilisant toutes sortes de pressions (des attentats contre des synagogues au racket étatique en passant par des mesures discriminatoires), ce qui fait que les Juifs d’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient sont partis en Europe, en Amérique ou en Israël, abandonnant des pays où ils vivaient depuis des centaines d’années, si ce n’est davantage.

4. On remarquera que Shlomo Sand, dans sa tentative de démontrer que le peuple juif n’existe pas, a recours à une définition raciale ou ethnique (les Juifs seraient des convertis et descendraient d’autres peuples sans rapport avec les Hébreux donc... le peuple juif n’existe pas). En revanche, il applique cette définition raciale et biologique aux Palestiniens pour démontrer leurs droits génétiques sur la terre dont ils ont été chassés...

5. Staline, Le marxisme et la question nationale (1913, extraits) : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mat_0769-3206_1996_num_41_1_402958

6. Benedict Anderson, L’imaginaire national, Réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, 2002, (1983).

7. Israël, la fabrique de l’identité nationale, d’Aver Ben Amos (Editions du CNRS 2010, et Biblis poche, 2014) décrit de façon passionnante comment l’identité nationale juive et donc israélienne a été littéralement fabriquée à partir de la fin du XIXe siècle, non sans de nombreuses incohérences et de multiples virages idéologiques, au gré de la composition ethnique et politique de la classe dominante et des classes exploitées en Israël-Palestine (il est intéressant de noter que l’État d’Israël considère qu’il existe un peuple juif composé de plusieurs ethnies). Un tel processus de construction artificielle d’une nation est commun à toutes les nations et à tous les États-nations, n’en déplaise aux « antisionistes » qui pensent qu’il s’agit d’une spécificité israélienne particulièrement monstrueuse et illégitime. A ce sujet, on pourra lire La création des identités nationales en Europe d’Anne-Marie Thiesse, Seuil, 1998.

8. Rappelons que, en français, le mot « Juifs » (avec une majuscule) renvoie aux membres du ou des peuple(s) juif (s), voire à ceux qui se sentent de fortes affinités culturelles avec les cultures juives, et le mot « juifs » aux pratiquants du judaïsme (convertis inclus). Les deux termes sont loin de se recouper, le second étant plus restrictif que le premier.

9. Cf. Une France antijuive ? CNRS Éditions, 2015.

10. Un lecteur s’est dit scandalisé par l’usage de l’adverbe « parfois » vu l’énormité des assertions qui suivent. Pourtant on trouve ce type de propos dans toutes sortes d’écrits antisionistes, dans des textes écrits par des Juifs marxistes ou anarchistes (de Bernard Lazare à Norman Finkelstein en passant par Abraham Léon) et des déclarations de... Juifs sionistes de gauche ou de droite. Il s’agit donc de faire la différence entre,
– d’un côté, celles et ceux qui tiennent des discours fondamentalement antisémites, sont des antisémites militants, et donc clairement des adversaires ;
– et, de l’autre, ceux qui utilisent des clichés antisémites dans des discours ou des écrits contre le sionisme, clichés qu’ils peuvent puiser dans la littérature juive (cf. des romans comme David Golder d’Irène Nemirovsky et les explications ampoulées des spécialistes qui affirment tranquillement que pour se faire accepter dans le milieu littéraire français l’auteure devait utiliser des clichés antijuifs – une explication qui en dit long sur la prégnance de l’antisémitisme en France avant la Seconde Guerre mondiale ; ou le Journal de Victor Klemperer dont certaines citations sont utilisées par l’extrême droite et l’extrême gauche, tout en dissimulant ses opinions réactionnaires) ;
– mais aussi les sionistes de gauche ou de droite (cf. les citations dans Le Septième Million de Tom Seguev où Ben Gourion et Jabotinsky expriment leur mépris, quasi racial, pour la mentalité et le comportement des « juifs de ghetto » en Europe ; pour un récapitulatif détaillé sur cette question on pourra lire cet article très riche en contenu : « Le débat historiographique en Israël autour de la Shoah : le cas du leadership juif » par Raya Cohen http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php%3Frubrique95&lang =fr.html)
Les antisionistes qui entendent lutter sincèrement contre l’antisémitisme ne peuvent être rangés dans la même catégorie que les antisémites militants.

11. Comme le fait, de manière totalement irresponsable, Pierre Stambul de l’UJFP car il sait que ce type d’arguments sont employés par les négationnistes : « Nous savons que l’instrumentalisation du génocide nazi par les sionistes est une escroquerie. Les sionistes n’ont joué qu’un très faible rôle dans la résistance juive au nazisme. Certains de leurs dirigeants se sont fortement compromis avec le nazisme. » (http://www.ujfp.org/spip.php?article3146)

12. Sur cette question du rapport éventuel et non automatique entre antisionisme et antisémitisme, la définition de l’historien Todd Engelman peut aussi être utile. Selon lui, les antisionistes tiennent des raisonnements antisémites
« 1. Quand ils remettent en question la légitimité de l’État juif, mais jamais celle d’un autre État ;
2. Quand ils contestent la légitimité du nationalisme juif ou israélien, mais jamais celle d’autres nationalismes, au Moyen-Orient ou ailleurs.
3. Quand ils diabolisent l’État juif, en transformant le conflit israélo-arabe en une question morale, un problème que les Juifs, et seulement eux, auraient créé et dont les Juifs, et seulement eux, seraient responsables.
4. Quand ils expriment une préoccupation obsessionnelle, exclusive et disproportionnée pour les fautes des Israéliens et les souffrances des Palestiniens – au point que ce conflit entre deux petits peuples se transforme en un combat cosmique, manichéen, entre les forces du Bien et du Mal. »
Le terme de « fautes » employé par Engelman est à la fois inadéquat et obscène quand il s’agit de qualifier les crimes de guerre de l’armée israélienne