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A propos des "plaisirs de l’antisémitisme" (2015)
Article mis en ligne le 13 novembre 2023

Un récent article de la philosophe Eve Garrard (1) m’a incité à reprendre les trois hypothèses qu’elle propose dans son texte pour voir si elles fonctionnent. Comme elle le souligne justement, les arguments antiracistes traditionnels sont toujours très rationnels et partent du point de vue implicite, voire explicite, que l’on pourrait lutter contre l’antisémitisme en s’appuyant sur des chiffres et des faits vérifiables, sur des preuves scientifiques.

J’ai déjà évoqué l’amateurisme (voire le je-m’en-foutisme) historique des antiracistes en ce qui concerne l’antisémitisme. Mais que faire si les antisémites se moquent joyeusement de toutes les discussions rationnelles ? Que faire, par exemple, s’ils prennent leur pied en colportant des informations fausses sur « les Juifs qui ne sont pas venus travailler dans les tours du World Trade Center le matin du 11 septembre » ? Comment analyser les « récompenses émotionnelles » que procurent aux antisémites les théories du complot, les comparaisons entre les Juifs et les nazis, ou l’affirmation selon laquelle les « Juifs n’ont vraiment rien appris de l’Holocauste » ? Que faire s’ils s’étonnent benoîtement, comme beaucoup d’antisionistes, que « les persécutés sont devenus des persécuteurs (2) » ?

A propos des leçons que « les Juifs » n’auraient pas su tirer de l’Holocauste Eve Garrard remarque que « l’Holocauste n’était évidemment pas un exercice éducatif (...) mais que, s’il y a bien des cancres dans ce domaine, ce serait plutôt ceux qui, encore une fois, souhaitent attirer l’attention et susciter l’hostilité contre les Juifs » en utilisant le prétexte de l’antisionisme.

A ma connaissance, peu de spécialistes du racisme et de l’antisémitisme se sont posé la question des « récompenses émotionnelles » de l’antisémitisme, à part Gérard Noiriel dans son livre-bilan (Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIX-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, 2007 réédité en poche Pluriel) et plus récemment dans un petit ouvrage sur Qu’est-ce que la nation ? (Bayard, 2015) où il souligne la nécessité d’inventer de nouvelles formes de communication et de lutte antiracistes qui tiennent compte des émotions et des perceptions identitaires des dominés lorsqu’ils ont des préjugés racistes ou antisémites.

Selon Eve Garrard, l’antisémitisme repose sur trois piliers qui procurent du plaisir à ceux qui partagent ces préjugés, ces clichés, ces haines. Mais son hypothèse peut certainement s’appliquer aussi aux autres formes de racisme.

1. Le premier de ces piliers est la haine

C’est l’élément le plus évident. Le grand avantage de la haine est à la fois qu’elle offre une cible et des compères potentiels qui partagent avec l’antisémite la volonté de discriminer, frapper, expulser ou détruire l’objet de son ressentiment. Les antisémites éprouvent un grand plaisir à prendre les Juifs comme exutoire de leurs frustrations personnelles et sociales. Ils sont heureux de condamner les actes des « sionistes », se sentent ainsi supérieurs aux « Juifs » complices du « génocide des Palestiniens ». Pour ceux qui auraient du mal à comprendre le côté jouissif de la haine, Garrard rappelle le harcèlement dans les cours de récréation ou dans les entreprises.

2. La fidélité à une tradition et sa défense.

Comme le note Garrard, cette dimension attire sans doute davantage les gens de droite que ceux de gauche, puisqu’il existe une très vieille tradition chrétienne antijuive dans la culture européenne et que la droite et l’extrême droite ont beaucoup utilisé l’arme de l’antisémitisme depuis le XIXe siècle. Il n’y a qu’à regarder le catalogue de n’importe quel éditeur fasciste (mais pas seulement…) pour constater que les antisémites de droite ont un fonds littéraire impressionnant qui effectivement perpétue une longue tradition.

Mais ce réflexe de s’inscrire dans une tradition peut aussi jouer à gauche, non pas pour revendiquer officiellement ses sympathies pour l’antisémitisme de gauche, mais plutôt pour justifier tout ce que de grands penseurs révolutionnaires ont écrit, même s’il s’agit de stupidités ou d’analyses totalement erronées. Il est fascinant de voir à quel point les marxistes tentent de défendre à tout prix La Question juive de Marx ou La conception matérialiste de la question juive d’Abraham Léon, par rigidité, dogmatisme, volonté d’éviter de faire un seul pas de côté par rapport à leur tradition théorique et de faire l’économie de réfléchir.

Garrard ajoute qu’aujourd’hui la défense des droits de l’homme est l’alibi favori des antisémites. On ne critique plus les Juifs pour des raisons ouvertement raciales ou religieuses mais parce qu’ils ne respectent pas les droits de l’homme en Israël. Et quand ils les respectent, ils sont aussi dénoncés : c’est ainsi que les Gay Pride en Israël sont considérées par les antisionistes comme du « pink-washing », c’est-à-dire d’utiliser la défense des droits des homosexuels pour cacher la colonisation (3).

Dernière dimension de la tradition antisémite (de gauche, celle-là) : l’assimilation du Juif aux riches (cf. l’anticapitalisme antisémite que l’on retrouve dans les citations de Jaurès ou Marx incluses dans ce texte [4]) a été remplacée par l’assimilation du Juif au colon. Israël devient ainsi l’État le plus guerrier, le plus colonisateur, le plus raciste et le plus pro-impérialiste de la planète, ce qui permet de détester les Juifs puisqu’ils soutiennent cet État.

3. Le souci de la pureté politique.

Pour ce qui concerne l’extrême gauche et les anarchistes, nous savons à quel point les militants qui appartiennent à des groupes politiques minoritaires et/ou persécutés ont besoin de sentir qu’ils ont raison contre tous, de se sentir les seuls porteurs de la Vérité, d’être les porte-drapeaux de solutions qui vont sauver l’humanité de la Catastrophe Finale. Ce type de besoin psychologique ne prédispose pas vraiment à la nuance et est plutôt un catalyseur de passions.

Comme le note Garrard, ce souci de pureté politique est très présent à gauche. La comparaison systématique entre Israël et l’Afrique du Sud fait partie de ce répertoire nécessaire pour atteindre une image de soi immaculée. Les antisionistes se présentent comme les champions des Palestiniens, eux-mêmes présentés comme des victimes emblématiques. Et quand les antisionistes sont victimes de poursuites judiciaires (par exemple un dirigeant du NPA, pour avoir appelé à une manifestation interdite ; ou des militants de la campagne BDS pour être intervenus dans des supermarchés et avoir appelé au boycott de certains produits israéliens qui y sont distribués), alors non seulement les antisionistes sont du côté des victimes mais ils deviennent eux-mêmes des victimes. Un bonus intéressant qui permet, par la même occasion, à des antisémites de jouir d’une situation fort confortable en utilisant le prétexte de l’antisionisme : Dieudonné, jouant les victimes après que deux de ses spectacles ont été interdits et ses escroqueries fiscales dévoilées, en offre un excellent exemple.

En ce qui concerne l’antisionisme et ses éventuels penchants antisémites, Israël est présenté par les antisionistes comme le principal fauteur de guerre de la planète. De là à penser que l’élimination définitive de « l’entité sioniste » résoudrait les problèmes du Proche et du Moyen-Orient et que l’éradication du prétendu « lobby juif » abattrait les États-Unis, puissance qui domine le monde et qui est présentée comme responsable de la plupart des maux de l’humanité, il n’y a que quelques pas à franchir...

Yves Coleman, 2015, extrait de « Antisémitisme DE gauche : définition et fonctions politiques » https://npnf.eu/spip.php?article258

NOTES

1. « The pleasures of antisemitism », paru dans la revue électronique Fathom, http://fathomjournal.org/the-pleasures-of-antisemitism/
2. « Les Juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, persécutent les Palestiniens » (tribune de Daniele Sallenave, Edgar Morin et Samir Naïr intitulée « Israël-Palestine, le cancer », parue dans Le Monde du 4 juin 2002). Les auteurs, sincèrement antiracistes et hostiles à l’antisémitisme et tous trois habitués à peser le poids des mots, ne se rendent pas absolument compte de l’impact de leur comparaison. Ils se retrouvent ainsi en compagnie du sinistre abbé Pierre, le pote du négationniste Garaudy, qui déclara : « Je constate qu’après la constitution de leur Etat, les Juifs de victimes, sont devenus bourreaux. » (La Vie, 29 mars 1991).
3. Cf. dans NPNF n° 50-51, juin 2015, p. 81, le commentaire à ce sujet dans l’article de Florent Schoumacher et Christian Beuvain : « Recodifier le féminisme à partir de la « race » ? Lecture critique de Felix Boggio Ewanjé-Epée, Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire ».
4. Il s’agit de « Antisémitisme DE gauche :définition et fonctions politiques » dont cet article est extrait (https://npnf.eu/spip.php?article258 )