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Le meurtre d’Ilan Halimi et le malaise de la gauche multiculturaliste (26/2/2006)
Article mis en ligne le 11 novembre 2023
dernière modification le 14 novembre 2023

Ecrit il y a 17 ans, en février 2006, cet article montre que la négation de l’antisémitisme par la gauche a une longue histoire et n’a rien à voir avec le conflit dit "isréalo-palestinien". A l’époque, je critiquais le multiculturalisme en tant qu’idéologie réactionnaire et bourgeoise qui ne servait qu’à diviser les travailleurs de différentes cultures et nations, comme si les travailleurs étaient incapables de construire ensemble une culture universaliste. Aujourd’hui, je n’utiliserais pas le mot "multiculturaliste" mais "identitaire" ou "identitaire de gauche", car la politique identitaire a remplacé le multiculturalisme ou a fusionné avec lui en tant qu’idéologie dominante de la gauche.

Les réactions d’organisations comme la Ligue communiste révolutionnaire, l’Union juive française pour la paix (UJFP), la Coordination des appels pour une paix juste au Proche-Orient (CAJPO), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) ou la Ligue des droits de l’homme, ou d’intellectuels comme Esther Benbassa face au meurtre d’Ilan Halimi et au « gang des Barbares » illustrent parfaitement les effets pervers du multiculturalisme actuel dans le champ politique français. Au nom de la lutte contre le « communautarisme », tout ce beau monde invoque une sacro-sainte « prudence ».
Cette « prudence » peut sembler a priori justifiée après l’affaire dite du RER D où une mythomane « juive » avait prétendu avoir été agressée par des « Noirs et des Arabes ». Mais on ne retrouve jamais la même prudence chez la gauche multiculturaliste quand un flic excité, bourré, maladroit ou xénophobe, un voisin qui pète les plombs ou un colleur d’affiches de la droite ou de l’extrême droite tuent un jeune d’origine étrangère. La « prudence », si tant est qu’elle soit une vertu en matière politique, devrait en toute logique s’appliquer autant aux agressions et aux meurtres concernant les Maghrébins et les Africains qu’aux Juifs.
Pourtant, dans un cas (les violences ou les meurtres commis par des flics) nos penseurs multiculturalistes pensent que la prudence n’est pas nécessaire parce que ce corps de l’Etat est gangrené par le racisme (ce qui est parfaitement vrai) ; ils considèrent également que le voisin qui tire sur des jeunes en bas de son HLM ou le colleur d’affiches meurtrier est un raciste ou un facho (ce qui est souvent exact, mais pas toujours).
Dans l’autre cas (une bande de jeunes racketteurs et tortionnaires de banlieue) nos multiculturalistes jugent qu’il faut marcher sur des œufs avant de se prononcer sur la dimension raciste des tortures et du meurtre commis par les « Barbares » de Bagneux. Pourtant si cette bande avait été composée de jeunes Franco-Français, la gauche multiculturaliste n’invoquerait pas une seule seconde la « prudence ». Quand des jeunes sionistes tabassèrent Dieudonné sur un parking de Fort-de-France en mars 2005, personne ne se demanda s’il fallait faire une longue enquête pour dénoncer le caractère raciste de cet acte inadmissible. Tout le monde crut Dieudonné et non pas les jeunes nervis sionistes quand notre « comique » affirma qu’ils avaient proféré des insultes racistes à son égard.
Chez nos multiculturalistes de gauche, la prudence est donc une qualité à géométrie variable. C’est parce que la victime du meurtre de Bagneux est un Juif et que certains de ses assassins et tortionnaires sont d’origine africaine ou maghrébine qu’il faudrait faire preuve de prudence. Et cette chanson, toute la gauche multiculturaliste nous l’a entonnée du MRAP (qui a ensuite fait volte-face pour encore une fois changer d’avis) à Esther Benbassa. En dehors de la prudence nécessaire tant que l’enquête ne sera pas terminée, la gauche multiculturaliste invoque six autres arguments qui ne résistent pas à l’examen ou sont incohérents.

1) Les dirigeants de la communauté juive (le CRIF) sont de fieffés réactionnaires. Oui, c’est vrai : il suffit de se rappeler les déclarations provocatrices de Cuckierman à propos des résultats de Le Pen en 2002. Sans oublier le fait que les politiques colonialistes des gouvernements israéliens sont systématiquement soutenues par le CRIF. Mais cet argument ne semble guère cohérent quand il est invoqué par la gauche multiculturaliste car les dirigeants du Conseil français du culte musulman ou Tarik Ramadan sont tout aussi réactionnaires. Cela n’empêche pas la gauche multiculturaliste de leur emboîter le pas sur la question du port du voile à l’école ou de la reproduction des caricatures danoises de Mahomet.
2) Souligner la dimension antisémite du meurtre d’Ilan Halimi aboutit à augmenter l’antisémitisme. Ce type d’argument n’a jamais (et avec raison) arrêté la gauche multiculturaliste face à des « bavures » policières, des meurtres de voisinage ou des assassinats perpétrés par des militants du FN ou de l’extrême droite contre de jeunes Franco-Maghrébins ou Franco-Africains. Les préjugés et les actes antisémites sont de la seule responsabilité... des antisémites, pas des Juifs ! De même, les victimes africaines ou maghrébines du racisme n’ont pas à raser les murs, ce sont leurs agresseurs qui doivent être réduits au silence. La gauche multiculturaliste nage dans l’inconséquence. Plus grave, elle nous ressort un vieil argument (qui a été d’ailleurs défendu par les Juifs réactionnaires pendant des siècles jusqu’à l’extermination des Juifs d’Europe) : les Juifs doivent faire profil bas, sinon ils attireront encore plus d’hostilité.

3) Il existe certes des préjugés contre les Juifs mais ils sont à mettre sur le même plan que ceux contre les Bretons ou les Auvergnats. « Croire qu’ils étaient mus par une idéologie antisémite articulée serait sans doute excessif. Eux aussi, comme pas mal de monde, étaient convaincus, à tort, que tous les juifs sont riches et qu’ils pourraient en tirer gros. Les préjugés de ce genre - avarice des Auvergnats, entêtement des Bretons, etc. - sont monnaie courante. » Cet « argument », avancé par Esther Benbassa dans son article du Monde le 25 janvier, serait comique si le contexte n’était pas aussi tragique. Nous attendons avec impatience la somme de cette éminente historienne sur le génocide auvergnat ou le génocide breton !!!

4) Si les jeunes du gang de Bagneux pensent que « tous les Juifs ont du pognon », ce n’est pas de l’antisémitisme, c’est juste un « stéréotype ». Cet « argument » a été d’abord avancé par les flics (dont on connaît la maîtrise en matière de....« stéréotypes »), les juges puis par quelques intellos. Selon ces « spécialistes » de l’antisémitisme, les préjugés bruts ne méritent pas d’être qualifiés d’antisémitisme. Il est particulièrement affligeant de voir des militants « de gauche » nous expliquer que tout ce qui ne tombe pas sous le coup de la loi n’est ni raciste ni antisémite. Comme si les lois – règles fixées (au mieux) par les majorités des parlements bourgeois pour instaurer une coexistence minimale entre des individus et des classes aux intérêts divers voire opposés - résumaient toutes les connaissances de l’humanité en matière de racisme et d’antisémitisme ! Même un multiculturaliste comme Michel Wieworka admet que « aujourd’hui, c’est surtout au sein de la population immigrée en provenance du monde arabo-musulman, d’Afrique subsaharienne, mais aussi chez les Antillais, que l’on trouve toutes sortes d’expressions spontanées de la haine des Juifs. (...) l’antisémitisme est redevenu une opinion », « dans les banlieues, et pas seulement », précise-t-il. Et il ajoute que les Juifs sont « perçus [par les exclus, NDLR] comme ceux qui ont réussi leur intégration ».

5) Les Juifs ne devraient pas mettre en avant leur judéité pour se défendre, et les non-Juifs ne devraient pas se situer sur le terrain religieux pour affirmer leur solidarité avec eux. Là, on est sur un terrain un peu plus subtil et surtout plus solide. Effectivement, il n’y a aucune raison de se rendre à la synagogue, ni de se mobiliser derrière les curés, les pasteurs et les rabbins, si l’on est athée. On peut très bien manifester ou se réunir dans un lieu séparé et ne pas participer aux cérémonies religieuses ou aux manifestations appelées par des autorités religieuses, tout en exprimant sa solidarité avec tous les Juifs qui se sentent concernés et visés par cet assassinat. On remarquera pourtant que cette gauche multiculturaliste n’a aucun scrupule à soutenir un philosophe musulman réactionnaire comme Tarik Ramadan et à parader à ses côtés aux forums sociaux ; à faire croire que le voile serait une prescription religieuse indispensable pour les jeunes filles scolarisées, voire une manifestation de « féminisme », et à dénoncer comme « réactionnaires » les intellectuels musulmans qui pensent le contraire ; à faire réciter des prières musulmanes lors de manifestations antiguerre (Grande-Bretagne) quand ce n’est pas à organiser des meetings où les femmes sont séparées des hommes... si elles le « désirent » (Grande-Bretagne, encore). La gauche multiculturaliste se souvient de la laïcité quand il s’agit de la religion juive.... mais pas quand il s’agit de la religion musulmane.

6) L’unanimité de la classe médiatico-politique est suspecte. On ne retrouve pas la même détermination lorsqu’il s’agit de crimes racistes concernant des Africains ou des Maghrébins. Oui c’est vrai et alors ? On se souvient par exemple que Nicole Guedj se déplaça pour aller voir la mythomane du RER D qui n’avait que quelques égratignures (qu’elle s’était infligées elle-même), mais que la sous-secrétaire d’Etat ne daigna pas rendre visite à une maman africaine dont l’enfant avait été tué par une balle perdue tirée par un policier qui nettoyait son arme dans l’appartement d’à côté. Mais est-ce une raison pour ne pas dénoncer le caractère antisémite de l’acte des « Barbares de Bagneux », surtout maintenant qu’on sait qu’ils ont déjà racketté d’autres personnalités juives ?

7) « Quant aux photos envoyées à la famille par les ravisseurs et aux humiliations violentes qu’ils ont fait subir à leur victime, elles paraissent inspirées à la fois par les mises en scène élaborées par les preneurs d’otages en Irak et par les images de sévices infligés aux prisonniers irakiens dans les geôles américaines », écrit Esther Benbassa.
L’auteure admet la possibilité que les ravisseurs de Bagneux aient pu être influencés par les nombreux assassinats en direct filmés par les partisans de l’islam politique, pour aussitôt mettre ces assassinats sur le même plan que les tortures de l’armée américaine. On ne voit pas bien en quoi cela prouve que les « barbares de Bagneux » ne sont pas antisémites ! Surtout quand on sait que l’un des thèmes favoris de la propagande antisioniste et islamiste est qu’Israël est responsable de la guerre d’Irak... et qu’on a trouvé de la propagande salafiste chez eux.

8) « Le crime que l’on déplore aujourd’hui n’est pas seulement affaire de race, d’ethnie ou de religion. C’est d’abord nos sociétés qu’il interpelle, des sociétés capables de fabriquer de tels monstres sans empathie. La banalisation du mal par images interposées, des images qui à la fois éloignent ce mal de nous, le neutralisent et nous le rendent familier, contribue certainement à la formation de cette sorte de monstruosité d’un genre nouveau », écrit Esther Benbassa. La barbarie humaine ne date pas de l’invention de la télévision - hélas ! Ces considérations philosophiques sur la « banalisation du mal » et le pouvoir manipulateur des « images » s’appliquent à toutes sortes d’actes criminels commis en ce monde et on ne voit pas en quoi elles permettent de comprendre la spécificité de ce qui s’est passé à Bagneux. La grille d’interprétation « communautariste » n’est pas seulement fabriquée par des médias avides de sensationnel ou des organisations sionistes extrémistes, elle est aussi alimentée par des milliers de petits incidents, intervenant dans chaque « communauté », et qui alimentent de façon spontanée les préjugés réciproques. Tant que les exploités de chaque « communauté » ne se regrouperont pas dans des organisations prolétariennes communes contre leurs exploiteurs, tant qu’ils s’accommoderont de ce monde qui profite de leurs divisions, les interprétations religieuses, multiculturalistes et nationalistes auront de beaux jours devant elles.

9) Souligner le caractère antisémite du meurtre d’Ivan Halimi risque d’alimenter des « affrontements communautaires » (en clair entre « Juifs » et « musulmans ») et une « criminalisation de certaines communautés » (en clair, des « Arabes » ou des « Africains »).. Dénoncer l’antisémitisme ne mène pas automatiquement au communautarisme. Par contre, si l’on présente les cultures, les civilisations, les religions et les traditions comme des réalités intangibles, intemporelles, qu’il faudrait toutes « respecter » et ne pas critiquer durement sous peine de « blesser » ceux qui y sont attachés, alors là oui, on fraie la voie au communautarisme. Or, c’est malheureusement ainsi que raisonne la gauche multiculturaliste comme on a pu le voir aussi bien pendant les nombreuses discussions sur le port du hijab dans les établissements scolaires qu’au cours de la plus récente discussion concernant les caricatures danoises de Mahomet.
Le multiculturalisme mène à la ségrégation ethnique ou ethnico-religieuse volontaire, à la concurrence entre les mémoires des victimes voire à l’affrontement entre victimes. C’est exactement ce à quoi on est en train d’assister en ce moment. Michel Wieworka a sans doute en partie raison de dire que « la haine politique et religieuse n’est pas le point de départ » du crime de Bagneux et que « ce serait une erreur d’expliquer ce crime par des critères ethnico-religieux ou raciaux ». Mais en même temps, on ne peut nier sa dimension antisémite, même si elle n’était pas la principale motivation des agresseurs. Pour leur victime, le résultat est strictement le même. Et pour nous, il n’est pas question de ramener cette affaire à la simple rubrique des faits divers crapuleux (autrement dit à ce qu’elle sombre dans l’oubli), sous prétexte de ne « blesser » la susceptibilité de personne. Toutes les idées racistes tuent, directement ou indirectement, qu’elles soient dirigées contre des Juifs, des Maghrébins ou des Africains, et quelle que soit la couleur de la peau de ceux qui les défendent.

Yves Coleman (Ni patrie ni frontières)
26/2/2006

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Du meurtre d’Han Halimi
à celui de Chaïb Zehaf :
le racisme dans sa continuité

Le communiqué de la LCR à propos de l’assassinat d’Ilan Halimi exprime son empathie pour la famille d’Ilan et c’est très bien. La LCR a peur des récupérations médiatiques ou politiciennes de tout bord, elle a raison. Mais qu’est-ce qui les empêchait, elle, le MRAP, les Indigènes de la République et tous les multiculturalistes pointilleux en matière de définition de l’antisémitisme, d’appeler à un autre rassemblement pour exprimer leur point de vue tout en affirmant leur solidarité avec les Juifs et les juifs qui se sentent directement visés (à tort ou à raison, on peut en discuter) ?

La LCR, le MRAP, etc. attendent les résultats de l’enquête de police ? OK. Et si l’on découvre que ce crime a une dimension « antisémite » qui colle pile aux critères de définition de l’antisémitisme homologués par la LCR, le MRAP, etc., que feront nos multiculturalistes à deux vitesses, à ce moment-là ? Une autocritique ? Dans quatre ans ?

Il y a dix jours, Mouloud Aounit s’est rendu auprès de la famille d’un Algérien (Chaïb Zehaf) assassiné à la sortie d’un café à Oullins, dans le Rhône, par un consommateur ivre qui a aussi blessé le cousin de M. Zehaf. Cousin qui est resté menotté et n’a été emmené à l’hôpital qu’au bout d’une heure d’interrogatoire.

Mouloud Aounit n’a pas eu besoin d’une longue « enquête policière » et n’a pas attendu les conclusions du procès du meurtrier pour se déplacer et se poser publiquement (et avec raison pour une fois) des questions sur
1) un meurtre raciste (anti-arabe)
2) le comportement raciste des policiers qui d’ailleurs quinze jours après les faits n’ont toujours pas commencé à chercher des témoins et laissent la famille du mort mener l’enquête.

Quelle est la différence avec le meurtre d’Ilan Halimi ?
Absolument aucune.

Dans un cas un Juif français (ou un Français juif, comme l’on voudra) a été assassiné, dans l’autre un Algérien. Chacun a été choisi pour cible en fonction de son appartenance supposée à une « communauté » imaginaire détestée par leurs meurtriers. (Je rappelle qu’il y avait bien d’autres consommateurs dans le café d’Oullins et que l’assassin a sciemment choisi les deux Algériens.)

Mais si l’on veut appliquer la méthode de prudence de la LCR et du MRAP au second crime on pourrait tout aussi bien affirmer que c’est « par hasard », « sous le coup de l’alcool », « dans un moment d’égarement », etc., que le meurtrier a tiré. Gageons que son avocat tiendra certainement ce discours.

Quant au comportement des policiers qui ont arrêté et menotté un témoin blessé (le cousin du mort) et ne se sont pas enquis de sa blessure, la méthode prudente de la LCR et du MRAP nous dira sans doute que les policiers n’avaient pas mis leurs lunettes, que la pièce était plongée dans l’obscurité, que le cousin était « très agité », etc. Heureusement, la police française est là, elle enquête, et la justice tricolore décidera, en toute indépendance, de ce qu’est le racisme et l’antisémitisme, car, sans leurs doctes avis, nous ne savons plus réfléchir.

Après l’enquête et le procès, dans quelques années sans doute vu la rapidité de la procédure, la LCR et le MRAP pourront prendre position en toute sérénité et deviser doctement sur le degré de racisme ou d’antisémitisme dans une affaire et dans l’autre.

Entre-temps, d’autres agressions ou meurtres racistes ou antisémites se produiront, rabaissés au rang de simples faits divers (sujets à une récupération indigne pour nos multiculturalistes) ou élevés au rang d’événements politiques importants (non récupérables selon les critères scientifiques du MRAP et de la LCR), au gré de calculs totalement incompréhensibles au commun des mortels.
Triste époque que la nôtre, où l’on voit la LCR et bien d’autres braves antiracistes de gauche ou d’extrême gauche attendre le résultat des enquêtes de police et des procédures judiciaires pour prendre une position politique claire sur une question aussi élémentaire qu’un acte antisémite.

Yves Coleman (février 2006)