19 octobre 2023
Aux États-Unis, la réaction des militants propalestiniens face au massacre de 1 200 Israéliens par le Hamas, le 7 octobre 2023, a créé des lignes de fracture dont nous commençons à peine à percevoir toutes les implications. Ce qui est clair, cependant, c’est la façon dont la nouvelle du massacre a été accueillie. Lorsqu’elle a été diffusée, les réactions de la plupart des principaux groupes propalestiniens sont allées de la célébration joyeuse au blâme immédiat d’Israël, sans même qu’ils formulent une dénonciation symbolique du Hamas. Les attaques ont aussi immédiatement dynamisé le mouvement, qui a organisé des marches de plus en plus importantes depuis cette date. Au cours de plusieurs d’entre elles, des orateurs ont ouvertement fait l’éloge des attaques du Hamas en général, certains allant même jusqu’à faire l’éloge du meurtre de civils.
Nos crimes de guerre sont bons, en fait
Les suspects sont d’idéologies diverses. Le Party for Socialism and Liberation (1) *, ultra-campiste, a déclaré que le massacre était « une réponse moralement et légalement légitime à l’occupation (2) ».
Il a coorganisé un rassemblement à New York avec les Students for Justice in Palestine, qui ont évoqué une « victoire historique pour la résistance palestinienne (3) ». La section de New York des Democratic Socialists of America* (DSA) – le plus grand groupe de ce type dans le pays – a également soutenu le rassemblement. (Cependant, ils sont revenus sur leur soutien, à la suite de critiques à l’échelle nationale). D’autres sections des DSA se sont montrées plus enthousiastes, l’une d’entre elles qualifiant l’attaque de « lutte anticoloniale sans précédent (4) ». Jewish Voice for Peace*, qui a été critiquée à plusieurs reprises pour son antisémitisme, a immédiatement publié des attaques contre Israël sans condamner le massacre. (Ils ont également été contraints de faire marche arrière.) La National Lawyers Guild, un groupe national d’avocats qui défend les militants de gauche, a simplement affiché son soutien à la « lutte armée (5) » palestinienne.
Et la section de Black Lives Matter à Chicago a tweeté une image célébrant le massacre (cf. image ci-jointe).
Heureusement, ces attitudes favorables au massacre et au Hamas n’ont pas touché toute la gauche et n’ont pas affecté le courant social-démocrate. Le sénateur Bernie Sanders a dénoncé le massacre (6). La députée Alexandria Ocasio-Cortez, le membre le plus éminent des DSA, a publié un communiqué clair (7) et condamné la position de la section de New York des DSA (8) . Dans l’État du Colorado, plusieurs élus des DSA ont démissionné, à la suite des déclarations de leur organisation.
Mais à la gauche des personnes que je viens de citer, et à l’exception de quelques individus, les dénonciations sans ambiguïté du massacre et du Hamas sont encore rares. Moins rares sont les déclarations superficielles du type « Tuer tous les civils, c’est mal », immédiatement suivies d’accusations contre Israël, sans autre mention du Hamas ou du massacre des 7 et 8 octobre 2023. Même cette prise de distance s’est atténuée au fur et à mesure que l’attaque contre Gaza s’intensifiait. Certains affirment même que le fait d’en parler, y compris en faisant référence aux otages du Hamas, ferait le jeu de Tsahal. En effet, un peu partout aux Etats-Unis, on rapporte que des militants propalestiniens arrachent les affiches portant les visages des otages.
Pendant des décennies, la gauche a représenté Israël comme le summum de tout ce à quoi s’oppose telle ou telle de ses théories à la mode. Lorsqu’il s’agit d’impérialisme, Israël est la source principale de l’impérialisme. Lorsqu’il s’agit du fascisme, Israël est l’État le plus fasciste. Depuis plusieurs années, la gauche américaine a fait de la théorie du « colonialisme de peuplement » et de l’idée connexe de « décolonisation » une orthodoxie. La gauche ne reconnaît presque jamais qu’Israël est un État juif dont la fondation a été motivée par l’antisémitisme, ni même que les Juifs proviennent originellement de cette région, mais elle dépeint presque uniformément Israël comme un État colonisateur génocidaire.
Arguments
Les arguments en faveur du massacre [des 7 et octobre 2023] ont rapidement évolué. On entend peu parler du droit au retour ou de BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions). En revanche, de nombreux arguments en faveur du massacre ont été avancés. Ils invoquent explicitement la théorie du colonialisme de peuplement : tous les Israéliens étant considérés comme des « colons », il est donc parfaitement normal de les tuer. L’argument familier selon lequel « on ne peut pas dire aux opprimés comment résister » est une carte blanche fréquente pour justifier les pires atrocités. Certains militants blancs de gauche reconnaissent même à moitié en plaisantant (mais seulement à moitié) qu’il serait compréhensible que des Amérindiens les tuent.
Le sentiment pro-islamiste, très répandu à gauche dans les années 2000, a refait surface. Le Hamas était présenté comme la « seule résistance efficace » à Israël, bien que, après le bombardement de Gaza, on ait moins entendu cet argument. De même, le massacre des 7/8 octobre 2023 serait compréhensible parce qu’il n’y aurait « pas d’autre option » et qu’il s’agirait de la « volonté du peuple », bien que le soulèvement espéré en Cisjordanie ne se soit pas produit.
Un autre point de vue commun se dégage : les Palestiniens n’auraient pas aucun pouvoir d’action politique possible et ne pourraient que réagir à Israël ; par conséquent, Israël serait responsable du massacre. (Telle a été la position explicite du Libertarian Socialist Caucus des DSA [9] ). Bien entendu, toute condamnation des islamistes est « eurocentrique » et le produit du « privilège blanc ».
En l’espace d’une semaine, cependant, certains arguments se sont transformés en leur contraire. Certains militants de gauche affirment maintenant que ces déclarations favorables au massacre et au Hamas n’ont jamais eu lieu !
Tout cela est alimenté par des illusions sur le conflit qui sont monnaie courante. Bien qu’ils soient au centre de la scène mondiale, les Palestiniens sont considérés comme le « groupe le plus marginalisé du monde ». Ils seraient, bien sûr, confrontés à l’État le plus oppressif du monde dans une bataille manichéenne entre le bien et le mal – et non dans une guerre sale, tantôt chaude tantôt froide, qui dure depuis des décennies et dont le bilan des morts est bien inférieur à celui d’autres guerres et conflits semblables.
Alors que l’attaque contre Gaza bat son plein – éclipsant non seulement le massacre du Hamas en termes de victimes, mais aussi les bombardements israéliens de 2014 sur Gaza qui firent 2 000 morts– l’argument le plus répandu est qu’Israël serait en train de commettre un « véritable génocide ». L’accusation de génocide circule depuis des décennies ; des militants plus sophistiqués avancent une interprétation tellement large de la définition de l’ONU qu’elle pourrait couvrir l’oppression de n’importe quel groupe ethnique ou national. Mais l’accusation est considérée comme une réalité, ce qui met en orbite une rhétorique déjà violente. (Bien entendu, les déclarations des dirigeants israéliens n’ont fait qu’alimenter ce phénomène, donnant au moins une certaine base à ces affirmations.) L’ironie du fait qu’Israël soit également critiqué pour mener un nettoyage ethnique parce qu’il tente de forcer les habitants de Gaza à fuir les bombardements– et même à se réfugier en Égypte– a échappé aux accusateurs.
Réactions
Sans perdre de temps, les militants propalestiniens sont passés de la justification ou de l’excuse du massacre à la protestation contre l’attaque israélienne. Ils sont manifestement inconscients du gouffre qu’ils ont creusé et qui les sépare de nombreux autres gens de gauche, en particulier des Juifs. Cela risque d’avoir des répercussions pendant des années et un impact important sur leur mouvement, voire de favoriser une scission majeure.
Au moins l’un (10) des membres de l’équipe de Jewish Currents, groupe qui a fait pression pour que l’antisionisme occupe une place centrale dans la définition de l’identité juive de gauche tout en minimisant l’antisémitisme à gauche, au moins l’un d’eux a exprimé publiquement son inconfort lorsqu’il a réalisé que ses camarades auraient pu sauter de joie à l’idée de son assassinat. De nombreux autres Juifs et personnes sensibles à l’antisémitisme, dont quelques-uns sont eux-mêmes antisionistes, ont manifesté leur dégoût.
Cette réaction a été aggravée par le silence généralisé – surtout dans les premiers jours – des plateformes de gauche qui, apparemment, n’approuvaient pas le massacre, mais ne savaient pas quoi dire, ou étaient contraintes au silence. Au bout d’une semaine, certains radicaux ont réussi à reprendre pied, en diffusant des slogans tels que « Contre le Hamas et contre Israël ». Malgré une bien mauvaise déclaration au début des événements, le groupe IfNotNow (11) est devenu le principal pôle d’attraction pour ceux qui veulent à la fois dénoncer le massacre et l’apologie du Hamas. Le groupe Atlanta Antifa (12) a publié une déclaration ferme condamnant les bombardements, le Hamas et les crimes de guerre tout en appelant à continuer à soutenir activement les Palestiniens. (Cependant, d’autres groupes antifa sont restés discrets à ce sujet). Il s’agit d’une marche arrière bienvenue, même si, dans ce cas, l’exception confirme la règle.
Les militants propalestiniens ont montré que tous les actes dont ils accusaient Israël (les assassinats d’enfants, les violations flagrantes du droit international et les crimes de guerre) ils étaient eux-mêmes capables et coupables de les célébrer. Leur insistance sur la solution à un seul État semble avoir perdu d’un seul coup toute possibilité de séduire les Israéliens. Nous verrons bientôt ce que tout cela signifiera politiquement pour le militantisme propalestinien. Une chose est sûre cependant : ces événements ont entraîné une nouvelle injection d’antisémitisme au sein de la gauche.
Spencer Sunshine, 19 octobre 2023
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Six suggestions (postées sur le fil Twitter de l’auteur)
1. Nous devons exiger des États-Unis qu’ils fassent pression pour obtenir un cessez-le-feu et libérer les otages, arrêter les colons de Cisjordanie qui ont profité de la situation et exiger que le Hamas et le Likoud soient jugés pour crimes de guerre.
2. Les massacres de civils ne sont jamais acceptables et sauver la vie des civils israéliens et palestiniens doit être une priorité absolue. Toute punition collective est un crime de guerre.
3. Si vous voulez descendre dans la rue et rejoindre une organisation, faites-le avec un groupe opposé au Hamas et au massacre.
4. L’antisémitisme et l’islamophobie sont inacceptables et toutes les parties devraient appeler leurs sympathisants à ne pas s’engager dans des attaques contre les juifs et les musulmans, les mosquées et les synagogues.
5. Si vous ne trouvez pas de groupe anti-massacre et anti-Hamas et que vous voulez protester, créez le vôtre.
6. Reconnaissez que les discours les plus populaires chez les militants occidentaux pour la Palestine ont conduit directement à des opinions largement répandues en faveur des massacres – et que ces mêmes attitudes s’expriment pleinement dans les manifestations. Plus que jamais, il est temps de remettre en question ces discours et de les changer.
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Notes du traducteur (non relues par l’auteur)
DSA : Democratic Socialists of America (DSA) : organisation qui résulte de la fusion, en 1982, de deux groupes : le Democratic Socialist Organizing Committee (issu des restes du vieux Socialist Party réformiste et anticommuniste en 1971), et le New American Movement (NAM) créé en 1973 et qui rassemblait des anciens étudiant du SDS et des mouvements féministes. Après une longue traversée du désert jusqu’en 2014, DSA rassemble désormais plusieurs dizaines de milliers de membres (92000 selon son site) notamment grâce à l’enthousiasme suscité par la candidature de Bernie Sanders.
IfNot Now : organisation identitaire de gauche de jeunes Juifs américains, créée en 2014, et qui prône la non-violence. Selon le site de ce groupe (https://www.ifnotnowmovement.org/ ), « notre mouvement sera plus à même de reprendre le pouvoir à l’establishment juif américain lorsque nous aurons une vision de la libération collective qui comprendra comment le racisme, la domination ashkénaze et les préjugés de classe nous ont empêchés de lutter à la fois pour les Palestiniens et les Israéliens, et qui nous permettra de construire des coalitions puissantes aux côtés des mouvements pour la justice raciale, économique et climatique. Les Juifs qui ont longtemps été marginalisés en raison de leur race, de leur classe sociale et de leur appartenance ethnique comprennent très bien ce que nous avons à gagner de cette vision, mais ils ont été exploités par nos institutions juives traditionnelles pour justifier les politiques actuelles qui renforcent l’exclusion et sapent la libération collective, y compris le système israélien d’apartheid et d’occupation ».
Jewish Voice for Peace : groupe créé en 1996 par trois étudiants de Berkeley. Son site affirme que JVP aurait 60 sections à l’échelle nationale et recevrait les dons de 10 000 personnes. Selon ce groupe, « le sionisme a été une réponse fausse et manquée à la question désespérément réelle que se posaient beaucoup de nos ancêtres sur la manière de protéger la vie des Juifs contre l’antisémitisme meurtrier en Europe. [...] le sionisme qui s’est imposé et se maintient aujourd’hui est un mouvement de colonisation, qui a établi un État d’apartheid où les Juifs ont plus de droits que les autres. » Le communiqué du 7 octobre 2023 de cette organisation se trouve en français sur le site de l’UJFP, et ne mentionne ni le Hamas ni le massacre commis par les meurtriers islamistes puisqu’il déclare : « les combattants palestiniens de Gaza ont lancé un assaut sans précédent [?!], au cours duquel des centaines d’Israéliens et d’Israéliennes ont trouvé la mort [?!] ou subi des blessures [?!], et des civils furent pris en otage ».
Party for Socialism and Liberation (PSL) : parti philostalinien créé en 2004 par « quelques dizaines de militants » issus du Workers World Party (groupuscule, issu du SWP américain – trotskiste –, mais qui, depuis1959, a toujours défendu inconditionnellement les régimes staliniens : URSS, Chine, Cuba et Corée du Nord). Procastriste, prochaviste, favorable à la Chine et à la Corée du Nord, le PSL prétend être présent dans « plus de cent villes aux Etats-Unis » sans fournir de détails sur ses effectifs réels.
NOTES DE L’AUTEUR
1. Cf. les notes du traducteur en fin de texte pour les mots suivis d’un astérisque.
2. https://www.liberationnews.org/psl-statement-free-palestine-free-all-palestinian-political-prisoners-end-all-u-s-aid-to-the-israeli-apartheid-regime/
3. https://www.reuters.com/world/us/us-colleges-become-flashpoints-protests-both-sides-israel-hamas-war-2023-10-13/
4. https://twitter.com/ConnecticutDSA/status/1710977718798397584
5. https://twitter.com/NLGnews/status/1710741922770309477
6. « L’attaque terroriste du Hamas contre Israël aura d’horribles conséquences à court et à long terme. Cette attaque a fait des milliers de morts et de blessés parmi les Israéliens et les Palestiniens, dont de nombreuses femmes et de nombreux enfants. Ce bilan va s’alourdir. Le monde n’oubliera pas de sitôt l’image de jeunes Israéliens abattus lors d’un festival de musique. À plus long terme, cet attentat constitue un revers majeur pour tout espoir de paix et de réconciliation dans la région – et de justice pour le peuple palestinien. Depuis des années, des personnes de bonne volonté du monde entier, y compris des Israéliens courageux, luttent contre le blocus de Gaza, les humiliations quotidiennes de l’occupation en Cisjordanie et les conditions de vie épouvantables auxquelles sont confrontés tant de Palestiniens. Pour beaucoup, ce n’est un secret pour personne que Gaza est une prison à ciel ouvert, où des millions de personnes luttent pour se procurer les produits de première nécessité. Le terrorisme du Hamas rendra beaucoup plus difficile la lutte contre cette réalité tragique et enhardira les extrémistes des deux camps, perpétuant ainsi le cycle de la violence. Pour l’heure, la communauté internationale doit s’attacher à réduire les souffrances humanitaires et à protéger les innocents des deux côtés de ce conflit. Le fait de prendre des civils pour cible est un crime de guerre, quel qu’en soit l’auteur. Le refus général d’Israël de fournir de la nourriture, de l’eau et d’autres produits de première nécessité à Gaza constitue une grave violation du droit international et ne fera que nuire à des civils innocents. Les États-Unis ont à juste titre offert leur solidarité et leur soutien à Israël pour répondre à l’attaque du Hamas. Mais nous devons également insister sur la retenue des forces israéliennes qui attaquent Gaza et œuvrer pour garantir l’accès de l’aide humanitaire de l’ONU. N’oublions pas que la moitié des deux millions d’habitants de Gaza sont des enfants. Les enfants et les innocents ne méritent pas d’être punis pour les actes du Hamas. »
7. « Aujourd’hui est une journée dévastatrice pour tous ceux qui recherchent une paix durable et le respect des droits de l’homme en Israël et en Palestine. Je condamne l’attaque du Hamas avec la plus grande fermeté. Aucun enfant ni aucune famille ne devrait jamais endurer ce type de violence et de peur, et cette violence ne résoudra pas l’oppression et l’occupation qui perdurent dans la région. Un cessez-le-feu immédiat et une désescalade sont nécessaires de toute urgence pour sauver des vies. »
8 « Il ne devrait pas être difficile de faire taire la haine et l’antisémitisme là où nous les voyons. C’est un principe fondamental de la solidarité. (…) Le sectarisme et l’insensibilité exprimés à Times Square dimanche [9 octobre 2023] étaient inacceptables et nuisibles en ce moment de dévastation. Elles ne parlent pas non plus au nom des milliers de New-Yorkais qui sont capables de rejeter à la fois les horribles attaques du Hamas contre des civils innocents et les graves injustices et violences auxquelles les Palestiniens sont confrontés sous l’occupation ».
9. https://twitter.com/dsa_lsc/status/1712893766950920481
10. https://twitter.com/joshualeifer/status/1711173937927716872
11. https://www.ifnotnowmovement.org/
12. https://twitter.com/afainatl/status/1714317660752683282