Bandeau
Ni patrie ni frontières
Slogan du site
Descriptif du site
Une revue : Ni Patrie Ni Frontières
Article mis en ligne le 29 avril 2017

(Entretien avec Yves Coleman)

L’Émancipation : Yves, tu animes depuis 2002 la revue Ni Patrie Ni Frontières. Je ne connais pas d’autres exemples de revues qui "tiennent" longtemps sans groupe constitué derrière. Comment as-tu réussi ce pari éditorial ?

Y.C. : En fait de réussite, il s’agit plutôt de ténacité et de financement du déficit en bossant… Aujourd’hui les techniques d’impression permettent, si l’on fait des petits tirages, d’éditer des livres ou des revues. La revue a une quarantaine d’abonnés, et une quarantaine d’autres exemplaires se vendent par correspondance et dans les librairies. Le projet de départ était de pré-senter des points de vue opposés sur les questions abordées, que ce soit le sionisme, la révolution russe, l’islam politique, la religion, la violence poli-tique, les « émeutes » de 2005, la lutte contre le CPE, les syndicats et les bureaucraties ouvrières, etc. Assumer une sorte de formation politique con-tradictoire et ouverte, à partir de textes venant de traditions différentes (anarchistes et marxistes, essentiellement) aucun groupe n’est prêt à pren-dre ce risque…

L’Émancipation : Peut-on dire que NPNF est une revue de réflexion pour militants ?

Y.C. : Vu mon lointain passé marxiste, j’ai fait le choix de publier des textes anarchistes ou de groupes inclassables comme Temps critiques ou d’autres, surtout pour faire réagir mes ex-camarades. Mais ce sont finale-ment les militants que je connaissais le moins, et vers lesquels la revue était le moins orientée (les anarchistes) qui se sont intéressés au projet. J’ai dé-couvert un milieu militant très différent du milieu trotskyste ou néotrots-kyste actuel. Les groupes anarchistes sont beaucoup plus hétérogènes, hété-rodoxes, voire confus, mais ils m’ont réservé plein de bonnes surprises (et quelques mauvaises) sans qu’ils me demandent, en échange, d’adopter leurs idées.

La revue est lue surtout par des personnes vivant hors de Paris, souvent dans des petites villes. Elle leur apporte une information pluraliste sur des groupes qu’ils n’ont aucune chance de croiser, des traductions sur les réali-tés d’autres pays, et des débats d’idées qui ne trouvent place nulle part. Les tendances politiques des abonnés sont très hétérogènes.

Il est évident que l’épaisseur du volume de la revue va à contre-courant de ce qui marche : les bouquins qui ne dépassent pas 120 pages. Mais elle ne sort que 3 fois par an en moyenne. Pour ceux qui ne lisent pas beaucoup, par manque de temps ou d’envie, il y a le site mondialisme, partagé avec d’autres revues ou groupes, sur lesquels les articles paraissent au fur et à mesure.

L’Émancipation : Quels sont d’après toi les auteurs insuffisamment con-nus en France les plus intéressants aujourd’hui, vers lesquels l’effort de tra-duction en français devrait se porter ?

Y.C. : Joao Bernardo et Loren Goldner sont les noms qui me viennent à l’esprit immédiatement. Mais c’est surtout des pans entiers du mouvement ouvrier international qui sont inconnus en France : que ce soit le mouve-ment ouvrier en Amérique latine, le mouvement ouvrier nord-américain, l’autonomie ouvrière italienne, les commissions de travailleurs au Portugal en 1974, les luttes ouvrières en Chine, au Japon, en Irak, en Afrique du Sud, en Égypte, etc. En France, les groupes politiques ne font aucun effort soutenu de traduction, même des articles de leurs propres camarades dans d’autres pays. Les anarchistes et les marxistes gaulois croient encore à la supériorité politique du mouvement ouvrier français pronostiquée par Marx au XIXe siècle. Quant aux universitaires ils ne s’intéressent pas au mouve-ment ouvrier d’autres pays, pas plus qu’à la classe ouvrière de ce pays d’ailleurs…

Les traductions publiées dans la revue pointent vers ce gallo-centrisme doublé d’une arrogance incroyable. Cela s’exprime par la pauvreté des stra-tégies politiques (le temps s’est arrêté en 1917 pour les uns, en 1936 pour les autres), des propositions concrètes (puisque l’on ignore la richesse des luttes des prolétaires d’autres pays), et des analyses théoriques (qui n’intègrent pas la diversité des situations nationales dans une analyse géos-tratégique nouvelle, ni les apports théoriques nés dans d’autres pays).

Il y a donc un travail considérable à entreprendre si l’on veut sortir de cette impasse. Et la revue est ouverte à toutes celles et à tous ceux qui en sont conscients et veulent se mettre au boulot. Un collectif de traducteurs libertaires (http://ablogm.com/cats/) vient d’ailleurs de se créer. Espérons que des dizaines d’autres collectifs féministes, marxistes, etc., vont aussi apparaître et stimuler la réflexion et l’action de tous.

(entretien réalisé par Stéphane Julien et paru le 6 mai 2011 dans L’Emancipation syndicale et pédagogique)