Tout le monde sait, ou du moins devrait savoir, que les dirigeants nazis (Heydrich, Himmler, Hitler ; et ensuite les néonazis et les négationnistes) ont prétendu qu’ils étaient favorables à une « solution territoriale » du prétendu « problème juif ».
C’est cette fable que reprend le nouveau Manuel d’histoire critique du Monde diplomatique. Sous le titre « La solution définitive du problème juif », on peut en effet y lire, page 79, dès les premières lignes : « Adolf Hitler n ’a pas toujours eu pour projet la “destruction des Juifs d’Europe”. Quand il parvient au pouvoir en 1933, il cherche plutôt à les isoler puis à les expulser d’Allemagne ; les dignitaires nazis envisagent par exemple de les déporter à Madagascar, en Pologne ou en Sibérie. C ’est la guerre qui fait émerger la solution finale et donne naissance aux camps d’extermination. »
Il est curieux qu’un historien a priori sérieux comme Dominique Vidal, de surcroît soixante-dix ans après les faits, ne cite aucune des déclarations clairement exterminationnistes de Hitler, de 1919 à 1926 (celles-ci sont dûment répertoriées sur le site phdn http: //www. phdn.org/histgen/hitler/ declarations.html, mais il suffit de lire les deux tomes de Mein Kampf publiés en 1925 et en 1926 pour le vérifier) et ne prenne en compte que celle du 30 janvier 1939, déclaration qui elle-même fait porter la responsabilité du déclenchement de la guerre aux... Juifs.
Il est curieux qu’un historien sérieux ne présente pas plusieurs explications possibles du judéocide (complémentaires ou contradictoires) et n’en retienne qu’une seule, quand le préfacier (Serge Halimi) de ce manuel vante l’esprit de « liberté » que revendiquent les auteurs. La « liberté » d’un historien consiste-t-elle à reproduire seulement l’explication bouffonne des nazis quand il s’agit du judéocide ?
Il est curieux que, au-delà des traces écrites laissées par les nazis et prouvant leur volonté génocidaire, cet historien ne se pose pas la question et surtout n’incite pas les lecteurs à se demander à quelles autres mesures que l’extermination des Juifs pouvaient aboutir vingt ans de propagande antisémite, neuf ans de persécutions systématiques (et pas simplement d’« isolement » comme l’indique pudiquement Dominique Vidal en introduction) et des opérations militaires de grande envergure comme celles qu’entreprit l’Allemagne à partir de 1939.
Il est curieux qu’il ne se demande pas quelles conséquences concrètes pouvaient avoir sur la vie des Juifs le fait de les priver de travailler, ce que les historiens critiques appellent pudiquement leur « isolement ». A moins d’imaginer que tous les Juifs allemands fussent millionnaires ou disposaient d’économies suffisantes pour tenir pendant des années sans bosser ?
Comment est-il possible de prendre pour argent comptant les déclarations des nazis affirmant qu’ils voulaient seulement « expulser » les Juifs à Madagascar ou ailleurs sur la planète ?
Comme l’écrit Louis Janover dans Nuit et brouillard du révisionnisme, « il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que, antisémitisme ou pas, l’arrivée au pouvoir de Hitler signifiait la guerre à brève échéance. De même, on en a très vite su assez sur le système de répression nazi et ses cibles, comme sur la structure du pouvoir et de son idéologie, pour comprendre que la volonté exterminatrice ne pouvait rester lettre morte et devenait avec lui une possibilité de l’Histoire La mise en œuvre de l’entreprise se limitait, si l’on peut dire, à une question de planification que l’organisation du capitalisme rendait justement possible ».
L’auteur ne rappelle même pas, du moins dans cet article, le contexte international de ces années-là (chômage de masse, xénophobie, protectionnisme, montée des nationalismes et des mouvements fascistes partout dans le monde). En fonction de ce contexte, les nazis savaient d’avance, dès 1933, que toutes les grandes puissances occidentales s’opposeraient à cette prétendue « expulsion » (ce qu’elles ont d’ailleurs fait jusqu’au bout, même après 1942). Les nazis n’ont évoqué cette solution qu’à des fins de propagande ; propagande qui apparemment marche encore puisqu’un « historien critique » du Monde diplo veut nous faire avaler cette fable rocambolesque de la « solution territoriale » nazie !
Présenter Hitler et les nazis comme des partisans sincères d’une « solution territoriale » relève certes de la démarche chic et choc (« Aucun dogme, aucun interdit, pas de tabous ») invoquée par Serge Halimi dans sa préface, mais surtout du foutage de gueule !
Yves Coleman, Ni patrie ni frontières, 13 septembre 2014
P.S. : Je n’ai pas lu pour le moment le reste de ce manuel. Je crains néanmoins le pire de la part des philostaliniens, gaullistes de gauche et tiersmondistes du Monde diplo. Il suffit de lire les explications concernant le « pacte germano-soviétique », pages 70-71 (écrites elles aussi parDominique Vidal) qui n’évoquent même pas la façon dont les procès de Moscou décapitèrent l’Etat-major soviétique et en restent au niveau de la psychologie individuelle de Staline... Bonne lecture, en tout cas, si vous l’achetez ! Gardez votre calme et surtout votre esprit critique, vous en aurez besoin.