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Ni patrie ni frontières
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João Bernardo : Etat Restreint, Etat Elargi et corporatisme (2000)
Article mis en ligne le 19 juillet 2023

Transnationalisation du capital
et fragmentation du prolétariat
(premier chapitre)

Avant-propos du traducteur

Le texte qui suit est la traduction du premier chapitre d’un petit livre publié en juin 2000 par les éditions Boitempo Editorial, au Brésil. Il s’agit d’une série de cours prononcées devant des ouvriers de la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), principal syndicat brésilien). Joao Bernardo est l’auteur de plusieurs ouvrages, malheureusement tous inédits en français : Para uma teoria do modo de produçao communista (1975), Marx critico de Marx. Epistemologia, classes sociais e tecnologia (3 vol., 1977), Lutas sociais na China (1949-1976) (1977), O enimigo oculto (1979), Capital, sindicatos, gestores (1987), Economia dos conflitos sociais (1991), Dialectica da pratica e da ideologia (1991) Estado, a silenciosa multiplicaçao do Poder (1998), Poder e dinheiro (3 vol.) (1997, 1999, 2002), Labirintos do fascismo (2003, 2023). Militant du PC portugais (1964-1966), puis d’un groupe maoiste (1966-1973), il fut exclu, pour raisons politiques, de toutes les universités de son pays puis s’exila en France de 1968 à 1974. Pendant les années 1974-1975, il fut l’un des animateurs du journal libertaire Combate, dont l’essentiel était composé d’interviews de militants de commissions de travailleurs qui, à l’époque, occupaient les usines voire essayaient de les faire tourner eux-mêmes. Pour plus de détails sur Combate, on se reportera au livre de Danubia Mendes Abadia, paru aux Editions Ni patrie ni frontières et aux éditoriaux de ce journal entre 1974 et 1976, traduits sur ce site (Y.C.)

Plan du livre

I. Etat Restreint, Etat Elargi et corporatisme
II. Intégration économique mondiale et illusions nationalistes
III. Internationalisation du capital et fragmentation de la classe ouvrière
IV. Chômage ou croissance du prolétariat ?
V. Chômage ou réorganisation du prolétariat ?

Présentation de l’auteur

Ce livre se fonde sur les notes que j’ai prises pour préparer des cours, des séminaires ou des stages dans les milieux syndicaux de la CUT. J’ai délibérément gardé un certain ton oral, qui me permet ici de dialoguer avec le lecteur. Je présente les thèmes abordés dans le langage le plus simple possible et j’ai évité les notes de bas de page érudites, déplacées dans un texte de ce type. Mais la simplicité du style n’exclut ni l’exactitude ni la rigueur du raisonnement.

Il est aujourd’hui à la mode au Brésil de faire appel aux élans du cœur et de donner la primauté à l’éthique. Apparemment aucune conférence ne peut se terminer, ni parfois même commencer, sans que l’orateur n’invoque les sentiments de l’assistance. Et il est rare qu’un congrès ou un séminaire n’inclue pas le thème de l’éthique dans son programme. Pour éviter toute désillusion, je préviens le lecteur qu’il ne trouvera pas dans ce livre, ni dans aucun de mes écrits antérieurs ou futurs, la moindre référence au premier thème ou au second. L’appel aux sentiments, par opposition à l’appel à l’intellect, stimule l’irrationalisme ; or, depuis les années 1920 et 1930, le monde connaît bien le caractère politique de cette idéologie et ses résultats. A cette époque, les différents fascismes faisaient également appel au cœur et aux sentiments, fondement de leur idéologie et de leur pratique de mobilisation des masses. Quant à l’Ethique, abstraite et dotée d’une majuscule, elle est ce qu’elle n’a jamais cessé d’être : la pire des hypocrisies. Les cyniques ont au moins l’excuse de savoir ce qu’ils font. Les moralistes n’ont même pas cette excuse, car la morale générale et universelle sert à masquer les résultats de certaines actions non pas tellement aux yeux des autres, mais surtout aux yeux de ceux qui agissent.

Aujourd’hui, face aux défis nouveaux qui se présentent à nous, nous avons plus que jamais besoin de lucidité et d’un froid raisonnement. Nous devons rejeter, sans compassion ni attachement sentimental, tout ce qui nous cause un préjudice ou est inutile — ce que nous avons hérité du passé ou ce qui se justifie par des habitudes solidement enracinées. Nous devons tracer avec rigueur la ligne de démarcation qui sépare les intérêts des travailleurs et les intérêts des capitalistes. Cette tâche est d’autant plus difficile qu’il ne s’agit pas d’une ligne régulière et stable, mais, au contraire, d’une ligne sinueuse et oscillante, qui se reconstruit à tout instant. Les appels au cœur et à l’éthique ne font qu’obscurcir ce qu’il faudrait éclaircir. L’administration d’une entreprise peut bien sûr patronner les arts et les bonnes causes, appliquer les principes d’une nutrition rationnelle au menu de la cantine des travailleurs, par exemple, et déverser des discours humanistes à ses salariés, tout comme elle peut éviter de pratiquer la corruption et la fraude. Mais cette utilisation des sentiments et cette démarche éthique ne changent en rien les mécanismes fondamentaux de l’exploitation. De même, les dirigeants syndicaux sont capables d’informer régulièrement les travailleurs d’une bonne partie des décisions prises lors des réunions de direction et ne jamais détourner d’argent, mais ce n’est pas pour autant que la structure bureaucratique des syndicats changera ou que leur fonctionnement cessera d’être autoritaire et centralisé.

Les plus grandes difficultés qui ont entravé la lutte anticapitaliste au cours des deux siècles écoulés proviennent du fait que celle-ci a dû affronter deux types d’ennemis, l’un qui lui est extérieur et l’autre qui est né en son propre sein. Tous les échecs du mouvement ouvrier, sans exception, résultent du fait qu’il n’a pas été capable d’agir simultanément dans les deux registres et qu’il a régulièrement permis à des bureaucraties nées à l’intérieur de ce mouvement de se transformer en une véritable classe exploiteuse.
A mesure qu’il liquidait les capitalistes déjà existants, le mouvement ouvrier a produit de nouveaux capitalistes qui ont occupé la place des anciens, revigorant ainsi la structure du capitalisme en tant que système d’exploitation. Aujourd’hui, quand tout semble recommencer, nous ne partons pas de zéro, mais d’une énorme expérience accumulée, qui permet d’éclaircir de nombreuses questions. Cela est possible, mais à deux conditions.

Tout d’abord, nous ne devons pas nous laisser griser par nos sentiments, qui sont les grands pourvoyeurs de lieux communs, et donc, les grands ennemis d’une pensée ouverte à la nouveauté. Ensuite, il nous faut mettre de côté l’éthique, parce que toutes les normes générales et universelles servent seulement à brouiller les clivages et antagonismes irréductibles qui fractionnent la société. Seuls les raisonnements absolument froids sont implacables, et peuvent dévoiler la dialectique sociale du capitalisme, qui renforce sans cesse les mécanismes d’exploitation en s’appuyant sur des éléments nés au sein du processus même de lutte contre l’exploitation.