Bandeau
Ni patrie ni frontières
Slogan du site
Descriptif du site
Révélations émouvantes d’« AOC » et invasion du Capitole : quand la combattante cède la place à la victime
Article mis en ligne le 5 février 2021

Alexandria Ocasio-Cortez a filmé une longue intervention sur Instagram (1) dont un résumé a été aussitôt diffusé sur les chaînes de télévision américaines, avec des bandeaux du type : « Insurrection du Capitole, AOC révèle qu’elle est une survivante (2) ». Cette déclaration durant 1 heure 29 minutes, la révélation de son expérience traumatique liée à un événement privé (on ignore si cette agression, ou ces agressions, se sont déroulées dans le cadre familial ou pas) occupe seulement quelques minutes au début de l’entretien, mais ce passage est évidemment devenu beaucoup plus viral que son compte rendu détaillé de ce qui lui est arrivé le 6 janvier 2021.

Pourtant sa vidéo est utile puisqu’elle décrit, avec force détails pourquoi la violence qui a éclaté au Capitole était parfaitement prévisible. Elle raconte qu’elle s’est sentie en danger en présence de militants trumpistes dans la rue ou dans des magasins durant les jours précédant le 6 janvier ; elle souligne que des manifestants étaient déjà présents en force le lundi et le mardi aux alentours du Capitole et qu’il n’y avait aucun dispositif policier pour les empêcher d’entrer ; enfin elle montre qu’aucun plan d’évacuation n’avait été mis en place la veille par la police du Capitole ou même le matin même du 6 janvier pour protéger les 435 « représentants du peuple ».
Au début de sa vidéo, AOC établit un parallèle entre le discours des républicains (« Faut tourner la page et ne pas dramatiser les événements du 6 janvier ») et celui des agresseurs sexuels mais aussi des personnes (parents, amis, enseignants, collègues ou flics) qui, après avoir entendu une personne raconter une agression sexuelle lui conseillent d’« oublier tout » et de rapidement « tourner la page » ; ou pire, qui l’accusent de mentir, de fantasmer, etc., et tentent de l’humilier et de la faire passer pour une « mytho ».

AOC est prudente dans son témoignage ; elle explique qu’elle ne parle qu’en son nom propre, que bien d’autres témoignages devront être recueillis, et que la peur qu’elle a éprouvée lors de l’invasion du Capitole a fait remonter à la surface un autre traumatisme, antérieur au 6 janvier 2021, et lié à une ou à des agressions sexuelles. Il est parfaitement normal que, en tant que « survivante », elle ressente le besoin d’exprimer toutes ses émotions, voire que, pour faire comprendre son traumatisme récent, elle établisse un parallèle entre les réactions de certaines personnes après une agression sexuelle et les réactions des républicains après le 6 janvier 2021. De plus, AOC a parfaitement le droit de transformer ses expériences personnelles (une ou des agressions sexuelles passées et une possible tentative d’enlèvement voire de meurtre contre sa personne le 6 janvier) en une arme politique.

Mais, quelle que soit sa sincérité et sa colère contre les républicains qui ont organisé cette invasion du Capitole et ont mis en danger sa vie, les révélations placées au début de son interview brouillent totalement sa propre interprétation politique du 6 janvier. En effet, parmi les organisateurs de cette attaque, se trouvaient non seulement la mystérieuse « femme au portevoix » dont le FBI a la photo mais qu’il n’a pas encore réussi à arrêter (rappelons que sur environ 800 « envahisseurs » du Capitole, 400 ont été identifiés et moins de 150 arrêtés et inculpés à ce jour) mais bien d’autres femmes qui ont participé activement à cette prétendue « insurrection » et qui continuent d’ailleurs à la soutenir, comme en témoignent notamment les reportages réalisés devant les commissariats de police quand les inculpés sortent de garde à vue.

Révéler publiquement une ou des agressions sexuelles passées juste après avoir vécu un événement politique aussi violent, c’est introduire une confusion dommageable dans la tête des gens entre viol et manifestation violente, entre un acte individuel ( ?) commis dans un cadre privé ( ?) sur lequel AOC ne communique aucune information, et un acte politique collectif dans un cadre public parfaitement documenté, vu le nombre de posts, vidéos, photos, et reportages en direct dont on dispose sur le 6 janvier 2020.

AOC n’en est peut-être pas consciente mais révéler son passé de « survivante » dans le cadre d’une telle analyse politique, c’est privilégier la posture de la victime dans le discours politique. En l’occurrence l’image de la femme victime de la violence masculine, alors que le 6 janvier 2021 a mobilisé aussi bien des femmes que des hommes prêts à utiliser la violence et qui l’ont utilisée. Rappelons que Ashli Babbitt, qui a reçu une balle tirée par un flic du Capitole et en est morte, avait passé quatorze années dans l’armée de l’air puis dans la Garde nationale avant de tenter d’entrer de force dans le Capitole.

Cette récente vidéo d’AOC n’est qu’une des innombrables manifestations de la confusion totale entre l’exposé des souffrances les plus intimes et la légitimité politique. Même s’il n’y a aucun rapport entre les agressions sexuelles commises par des hommes et l’intrusion du Capitole, les révélations d’AOC vont contribuer à accroître sa légitimité politique de victime, de telle sorte que ce que l’on retiendra de cette vidéo, c’est son aveu d’une violence intime, et non son analyse politique des événements survenus dans le Capitole. Ou plus exactement, ce qui subsistera dans la mémoire des spectateurs c’est uniquement une confusion totale dans l’appréhension d’un événement politique, confusion bien entendu entretenue par tous les commentateurs qui dissertent à longueur de colonnes ou de vidéos sur les traumatismes psychologiques et non sur les leçons politiques à tirer de l’invasion du Capitole.

Une réflexion plus générale est donc nécessaire pour essayer d’échapper à la dictature des affects que veulent nous imposer les chaînes de télévision, les réseaux sociaux et les mouvements identitaires de gauche

La diffusion de cette vidéo devrait nous inciter à réfléchir de façon plus générale sur l’époque dans laquelle nous vivons et les manipulations politiques auxquelles nous sommes soumis, au nom de la défense des intérêts d’identités particulières opprimées. Désormais les souffrances réelles éprouvées par les individus (et celles imaginaires ou psychologiques éprouvées par les descendants éloignés – voire très éloignés – des victimes) sont devenues l’unique source de légitimité des combats sociaux.

Il y a une vingtaine d’années, la téléréalité mettait cela en valeur dans des émissions où l’on invitait des gens pour discuter des rapports mères-filles, des « tromperies » au sein des couples ou de tout autre sujet susceptible de susciter des larmes et des émotions tripales.

Les gauchistes et les militants des mouvements identitaires ont retenu la leçon des principes de la téléréalité : trouver un exemple bien « saignant » susceptible d’attirer la compassion publique. Je me souviens, lors de la campagne présidentielle de 2007, d’un meeting durant lequel la LCR avait fait défiler à la tribune des ouvriers et des salariées pour qu’ils racontent, les uns après les autres, « leurs misères » et non leurs luttes, afin qu’ensuite Besancenot délivre une conclusion « politique » à cette série de témoignages larmoyants – conclusion évoquant notamment la menace imminente du fascisme en France !

Mais les gauchistes et les identitaires ne se contentent pas d’exposer la souffrance (après tout, la propagande syndicale le faisait déjà depuis longtemps quand elle dénonçait un accident du travail, une catastrophe survenue dans une mine, ou l’explosion d’une usine, mais elle offrait en même temps une explication politique plus large et ne se limitait pas aux souffrances des seules victimes), ils prétendent faire de ces souffrances le socle de « théories » et donner un label d’authenticité aux victimes ou aux descendants de victimes. Et l’attribution de ce label permet d’empêcher tout débat sur le contenu et les formes des luttes qu’ils prônent.
Autrefois les méthodes staliniennes se justifiaient par la réussite de l’Union soviétique, la participation à la Résistance antifasciste, la maîtrise de la « science marxiste » ou l’infaillibilité du Parti. Aujourd’hui ces méthodes staliniennes (les différentes formes de cancel culture, que l’on traduit gentiment par la « culture de l’annulation », mais que l’on pourrait aussi bien traduire par la « culture de l’anéantissement » ou de la « suppression » de ses adversaires politiques) se justifient par les souffrances individuelles éprouvées directement, ou ressenties par procuration, ce qui donne une dimension encore plus irrationnelle à la lutte politique, qui comportait déjà une dimension affective non négligeable.
Et la prépondérance, voire la dictature, des affects (prépondérance inavouée évidemment chez ceux qui se présentent comme des théoriciens) est un terrain idéal pour tous les démagogues qui cherchent des postes dans la société bourgeoise, que ce soit au titre de prétendus représentants (ou représentantes) des victimes ou au titre de spécialistes, d’« aidants », ou de soignants des problèmes dont souffrent les victimes.

La figure de l’enragée, de la communarde, de la pétroleuse, de la combattante, a cédé la place à celle de la victime. Pour combien de temps ?

Y.C., Ni patrie ni frontières, 5 février 2021

(1) « What Happened at the Capitol Instagram Live, Alexandria Ocasio-Cortez » disponible sur youtube. AOC a aussi réalisé une auto-interview de 1h02 minutes juste après le 6 janvier « What happens after the Capitol attacks ? » également disponible sur youtube.

(2) Ce terme ne désigne pas seulement ceux ou celles qui échappent à la mort, mais ceux qui échappent à la prostitution, au harcèlement, aux agressions sexuelles ou pas, etc.

Post-scriptum : Deux articles dans la presse francophone illustrent jusqu’à la caricature (voir celui de Forbes) ce que j’essaie de critiquer dans cet article.

https://www.elle.fr/Societe/News/Je-suis-une-survivante-d-une-agression-sexuelle-Alexandria-Ocasio-Cortez-raconte-son-stress-post-traumatique-3901082

https://www.forbes.fr/femmes-at-forbes/comment-la-democrate-alexandria-ocasio-cortez-tord-le-cou-au-statut-de-victime-sur-internet/