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Crise du Coronavirus : aller travailler ou protéger sa santé ? Les travailleurs peuvent-ils échapper à cette alternative truquée ?
Article mis en ligne le 28 mars 2020

Posté le 26 mars 2020 par le groupe Angry Workers of the World

Eh bien, tout dépend.

Jusqu’à il y a trois semaines, je travaillais dans une usine alimentaire à Park Royal, dans l’ouest de Londres. Cet énorme complexe qui regroupe des milliers de travailleurs, trois usines et un entrepôt produisant 80% du houmous produit au Royaume-Uni, ainsi que des plats cuisinés et des aliments réfrigérés pour tous les grands supermarchés. Les ateliers comptent presque 100% d’immigrés et il s’agit d’une main-d’œuvre vieillissante – la majorité ont plus de 50 ans et une minorité importante plus de 60 ans. Nombreux d’entre eux souffrent de problèmes de santé liés à leur pauvreté, à leur travail manuel et pénible pendant des années, au fait qu’ils habitent dans des logements surpeuplés et à leur taux élevé de pratiques nocives comme l’alcoolisme et le tabac à mâcher (chez les hommes).

Cette main-d’œuvre est aujourd’hui considérée comme « essentielle » pour que les rayons de nos supermarchés restent pleins. D’un côté, je dirai les plats cuisinés ne sont peut-être pas « essentiels » puisque nous pouvons cuisiner nos propres aliments maintenant que nous passons tellement de temps à la maison ; de l’autre, les livreurs des supermarchés livrent ces repas aux personnes âgées et vulnérables à leur domicile. Ce travail était auparavant effectué par le conseil municipal par l’intermédiaire des services sociaux, mais les lacunes sont comblées par les supermarchés. Mais malgré l’importance des plats cuisinés, la main-d’œuvre qui les produit est également plus exposée aux effets du Coronavirus.

Que peuvent donc faire les travailleurs dans cette situation ? S’ils continuent à travailler, on pourrait s’attendre à ce que des précautions supplémentaires soient prises. Que la distance de deux mètres sur la chaîne soit maintenue, que les salariés reçoivent des masques et du gel, que les pauses soient échelonnées de manière à ce que la distance puisse être respectée dans les petites cantines. Ces mesures n’ont pas été prises dans l’usine où j’ai travaillé pendant plusieurs années.

D’anciens collègues m’ont dit que les chaînes fonctionnaient comme d’habitude. Une distance de deux mètres serait extrêmement difficile à respecter sur des chaînes qui mobilisent habituellement jusqu’à 25 personnes ; si la distance était respectée, seules 4 ou 5 personnes pourraient y travailler. Or, dans ce genre de boîte, la rapidité et l’acheminement des commandes sont la priorité numéro un.

La photo ci-dessus a été prise à la cantine cette semaine. Nous avions autrefois deux cantines, mais le patron en a supprimé une sans nous consulter. Il est parfois difficile de trouver une place pour manger. C’était déjà compliqué, mais maintenant, c’est encore pire. Pas le moindre mesure de distanciation en place ici !

Face à une situation similaire, les travailleurs de l’usine de volaille de Moy Park en Irlande du Nord ont débrayé brièvement cette semaine pour protester contre le fait que leur employeur (qui dépend d’une multinationale) n’avait pris aucune mesure pour les protéger (1). Les photos montrent des salariés beaucoup plus jeunes rassemblés à l’extérieur du bâtiment et qui exigent que leur sécurité soit prioritaire. Pourquoi cela s’est-il passé là-bas et pas dans mon ancienne usine ?
Un certain nombre de contraintes structurelles limitent la capacité des travailleurs à se sentir suffisamment en confiance pour agir :

1. Une culture de l’intimidation. Ces entreprises qui emploient surtout des immigrés peu rémunérés sont souvent gérées grâce à un mélange de brimades et d’interdictions multiples. Une femme, souffrant d’un problème médical, a été obligée d’uriner sur elle-même deux fois en six mois parce qu’elle n’avait pas eu la permission d’aller aux toilettes. Cet exemple montre bien la nature de ce type de lieu de travail où les travailleurs (des femmes) ont l’impression de ne pas avoir le droit de quitter la chaîne même en cas d’urgence.

2. Les salariés comptent sur les heures supplémentaires – en partie pour couvrir leurs dépenses à Londres et en partie pour atteindre le seuil de revenu nécessaire (20 742 euros par an) pour faire venir un membre de leur famille au Royaume-Uni. Les règles de ce type ne servent qu’à pousser les gens à accepter des bas salaires et de mauvaises conditions de travail. Les heures supplémentaires sont payées au-delà des 40 heures hebdomadaires, de sorte que ce n’est qu’en travaillant 50 à 60 heures par semaine que les exploités peuvent réellement gagner assez d’argent pour vivre. Les travailleurs qui font des heures supplémentaires sont choisis arbitrairement par les contremaîtres, de sorte que la cote d’amour auprès des chefs est un bon outil disciplinaire.

3. Pourquoi les travailleurs ne se syndiquent pas-ils ? Eh bien, surprise surprise, il existe un syndicat, le GMB, reconnu par le patron. Cependant, les salariés ne peuvent pas compter sur le syndicat qui continue à les décevoir– il est reconnu depuis douze ans et ceux qui sont employés dans l’entreprise depuis 20 ans gagnent 20 centimes d’euro de plus que le salaire minimum ! Le syndicat a soutenu un système de classification des compétences qui divise la main-d’œuvre, principalement en fonction du sexe. Les représentants syndicaux ne servent à rien. Si nous nous appuyons sur ce genre de structures corrompues pour donner confiance aux travailleurs, nous risquons d’attendre longtemps...

Cette situation n’est pas rare dans de nombreux lieux de travail au Royaume-Uni. Elle ne fait généralement pas la une des journaux parce que personne n’accouche dans les toilettes et qu’il n’y a pas de méchants PDG célèbres comme Phillip Green ou Mike Ashley (2). Rien de ce qui se passe dans ce lieu de travail n’est strictement illégal, donc se fier à la loi est un échec. Les travailleurs titulaires d’un CDI n’ont donc droit aux indemnités de maladie que s’ils présentent des symptômes du Coronavirus et s’ils doivent s’isoler. C’est ce que les travailleurs de mon ancienne usine choisissent de plus en plus souvent de faire, plutôt que de se mettre en danger eux-mêmes et de mettre en danger les membres de leur famille.

Ce manque de pouvoir au niveau de l’atelier conduit des travailleurs à prendre des mesures de protection individuelles qui vont au-delà des mesures collectives. Cela doit changer. Agir face à la crise du Coronavirus afin que les ouvriers puissent commencer à exiger leur dû ne se fera pas en vase clos. Comment pouvons-nous attendre de salariés vivant dans une situation aussi précaire (même en CDI) qu’ils se révoltent et commencent à faire entendre leur voix s’ils n’ont pas encore éprouvé l’expérience de la solidarité et de la victoire ?

C’est pourquoi nous nous concentrons sur ce genre de boîte : une grande concentration de travailleurs, mais dépourvus de véritables structures de lutte. Nous souhaitons commencer à bâtir des outils pour une contre-insurrection efficace. Mis à part quelques reportages sur « ces pauvres travailleurs », ce genre d’entreprises est souvent négligé par l’extrême gauche. Et ce, malgré leur énorme importance pour la survie matérielle de la société et donc pour la lutte pour l’émancipation sociale. Nous devrions établir des liens avec les travailleurs de ces entreprises afin de comprendre comment nous pouvons utiliser notre force collective potentielle à notre avantage stratégique pour construire un monde au-delà du capitalisme.

L’un des chapitres de notre livre Class Power on Zero-Hours décrit les conditions de travail dans ce complexe d’usines de l’ouest de Londres et fournit un compte rendu détaillé d’une campagne menée pendant six mois pour une augmentation d’une livre (11 euros) pour tous par mois. Lecture essentielle pour tous les militants ouvriers et pour les camarades qui veulent mettre les mains dans le cambouis.
Vous pouvez commander le livre en anglais :
https://pmpress.org.uk/product/class-power-on-zero-hours/
Et lire aussi deux chapitres du traduits en français (soyez patients, d’autres suivront)
http://www.mondialisme.org/spip.php?article2859
http://npnf.eu/spip.php?article701
Et regarder une courte vidéo sous-titrée qui présente en français les Angry Workers of the World
https://www.youtube.com/watch?v=gKMw64G24Aw&feature=youtu.be

NOTES
1.
https://metro.co.uk/2020/03/25/key-workers-stage-mass-walk-inadequate-coronavirus-distancing-12453944/

2. Phillip Green : milliardaire britannique, dénoncé pour avoir recouru à des ateliers clandestins dans les pays du Sud ; ses méthodes d’évasion fiscale ; ses procès pour harcèlement sexuel ; et sa nullité en tant que gestionnaire, nullité qui a eu des conséquences catastrophiques pour les retraités du groupe BHS dont il était propriétaire et qui incluait plusieurs chaînes de vêtements de luxe. Mike Ashley  : milliardaire britannique, propriétaire de chaînes distribuant des vêtements de sport, dont le très populaire Sports Direct qui pratique des prix très bas (NdT).