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Le grand rabbin Mirvis, le Parti travailliste et Jeremy Corbyn : où est le vrai problème ?
Article mis en ligne le 6 février 2020

L’identité et l’histoire juives sont un aspect profondément important de ma vie. Mais je ne suis pas un sectaire communautaire (1) . Je pense que l’idée que les membres d’un groupe ethnique doivent tous défendre les mêmes intérêts est dangereuse, et que les dirigeants communautaires officiels, surtout dans les groupes religieux, sont fondamentalement réactionnaires.

Les révolutionnaires juifs ont développé depuis des décennies une critique laïque et anticléricale du sectarisme communautaire, et du rôle de personnes comme le grand rabbin Mervis dans la vie juive, et dans la vie sociale et politique en général. Et cette critique a peut-être trouvé son expression la plus exubérante chez des militants comme Benjamin Feigenbaum (2) . Des critiques équivalentes ont été élaborées par des révolutionnaires appartenant à d’autres communautés ethnoculturelles, à chaque fois dans leur propre contexte.

Il convient toutefois de noter, en passant, que certaines tendances de la gauche ont entravé la capacité d’affirmer cette critique dans la communauté juive puisque ces tendances de gauche rejettent, depuis quelques années, l’idée que cette critique puisse s’appliquer à d’autres communautés.

Au milieu des années 2000, une grande partie de l’extrême gauche a pris une orientation opportuniste envers les communautés musulmanes, a promu et s’est allié avec des conservateurs religieux et a mené des campagnes électorales sur une base explicitement communautaire (cf. l’association Respect et George Galloway (3) ).
Mais, revenons au grand rabbin [et à son article hostile à Jeremy Corbyn paru dans le Times du 26/11/2019, NdT]. Aussi réactionnaire qu’ait été historiquement le rôle de la direction cléricale conservatrice de la communauté juive britannique, nous ne pouvons nier que Mervis évoque un vrai problème.

Un problème réel et très grave se pose au sein du Parti travailliste et, plus largement, à gauche, en ce qui concerne l’antisémitisme. La direction travailliste actuelle a souvent évité la question et tergiversé dans sa réponse, et un grand nombre de Juifs se sentent, au mieux, profondément mal à l’aise de voter pour les travaillistes étant donné ces attitudes.

Si nous, c’est-à-dire la gauche socialiste au sens large, nous voulons persuader les Juifs de dépasser leur conscience communautaire, si nous voulons développer l’antiracisme dans la classe ouvrière, nous devons comprendre ces problèmes et fournir des réponses claires.

Ceux qui ridiculisent la déclaration du grand rabbin, ou la rejettent comme une hyperbole ou une réaction excessive, ou, pire, les antisémites qui présentent le grand rabbin comme une marionnette d’Israël, ne font aggraver et enraciner le problème.
Ceux qui insistent sur le fait que le soutien du grand rabbin Mirvis à Israël est le seul « contexte » permettant de comprendre son intervention ont également un rôle néfaste. Il est évident que la politique réactionnaire globale de Mirvis nourrit son hostilité contre Corbyn – je n’en doute pas une seconde. C’est comme cela que la conscience et l’idéologie fonctionnent, n’est-ce pas ?

Le grand rabbin Mirvis transmet un seul message aux non-juifs : ils devraient considérer la question de l’antisémitisme en fonction de la position des Juifs sur Israël. Or, vu que la plupart des Juifs soutiennent Israël, ou ont une certaine affinité avec cet Etat, aussi diffuse soit-elle, une telle attitude transforme la plupart des Juifs deviennent en des proies faciles.
J’ai souvent entendu des militants de gauche répondre, en substance, aux Juifs qui déclarent ne pas pouvoir voter pour le Parti travailliste à cause de l’antisémitisme dans le Labour Party : « À cause de vos préoccupations égoïstes, et probablement fabriquées, au sujet de l’antisémitisme, vous allez être complices des hommes politiques israéliens responsables de la mort des Palestiniens ; et si vous êtes prêt à faire cela... peut-être bien que les gens auront raison de vous détester, non ? » C’est rarement exprimé d’une façon aussi catégorique, et j’exagère quelque peu, mais celles et ceux qui suivent ces débats en reconnaîtront la forme.

Dire « Allez, n’en faites pas un drame », aux membres d’une communauté qui affrontent une oppression systémique – ou qui, comme dans le cas des Juifs, ont une mémoire culturelle très ancienne, fondée sur une longue expérience de l’oppression systémique et de tentatives de génocide –, de tels propos ne fonctionneront jamais.

Il n’existe qu’une seule façon de sortir de ce gâchis : la gauche doit affronter et comprendre sérieusement les racines et la construction contemporaine de l’antisémitisme en son sein. Cela exige d’abord que nous reconnaissions son existence, et que nous réagissions patiemment, par un débat raisonné. Cela implique d’écouter les gens et de tenir compte leurs arguments, même quand nous sommes en désaccord total avec eux.

Il n’est pas nécessaire d’être d’accord chaque fois qu’un Juif affirme que telle position ou tel homme politique est antisémite, mais si vous voulez persuader cette personne de la validité des idées socialistes, vous devez, au minimum,
a) savoir de quoi vous parlez,
b) comprendre le problème,
et c) être capable d’établir un mode d’échange qui ne reproduit ni ne confirme le problème.
Tout le monde devrait commencer par lire le livre de Steve Cohen That’s Funny, You Don’t Look Antisemitic (4) , car cet ouvrage est un bon début pour prendre les choses en main.

* Daniel Randall, Alliance for Workers Liberty, 27/11/2019

1. J’ai essayé éviter d’utiliser le terme « communautariste » (communalist dans le texte anglais) , cher à la droite et l’extrême droite françaises (NdT).

2. Benjamin Feigenbaum (1860-1932) : social-démocrate polonais, rédacteur en chef, traducteur et satiriste. Feigenbaum a activement collaboré aux journaux yiddish Di Arbeter Tsaytung, The Forward, et au mensuel littéraire Di Tsukunft. Cofondateur du Socialist Party of America (NdT).

3. A ce sujet on pourra lire : « “Islamophobie” et alliances électorales en Grande-Bretagne » de Rumy Hassan http://mondialisme.org/spip.php?article136 et « A propos du mouvement étudiant britannique de Daniel Randall » http://mondialisme.org/spip.php?article859

4. C’est marrant, vous n’avez pas une tête d’antisémite, disponible sur le site libcom en anglais, NdT.