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Sylvain Boulouque : Gilets jaunes" : "Ce qu’une partie de la gauche ne veut pas voir" suivi de "Comment la fachosphère est partie à l’assaut après mon passage sur BFM"
Article mis en ligne le 7 janvier 2019

Publié le 11 décembre 2018 à 17h21

https://www.nouvelobs.com/politique/20181211.OBS6905/gilets-jaunes-ce-qu-une-partie-de-la-gauche-ne-veut-pas-voir.html

Dans son histoire du mouvement antifasciste allemand, "Antifa, histoire du mouvement antifasciste allemand" [coédition Libertalia et La horde, 2018], Bernd Langer rappelle un épisode oublié de l’histoire du Parti communiste allemand : la grève de la compagnie des transports berlinois en novembre 1932. Sur arrière fond de concurrence électorale pour les élections de Saxe, participèrent conjointement à cette grève le KPD (le parti communiste allemand) et le NSDAP (le parti national socialiste des travailleurs d’Allemagne, autrement dit le parti nazi). Certes le KPD remporta une petite victoire, mais celle-ci s’avéra être une victoire à la Pyrrhus avec la fin que l’on sait.

Un fourre-tout idéologique

Comparaison n’est pas raison. L’histoire ne repasse jamais les plats. Paris 2018 n’est pas Berlin 1932, et les "gilets jaunes" ne sont pas les traminots de Saxe. En revanche, le télescopage de l’histoire et de l’actualité interroge des ruptures qui s’opèrent devant nous. En France, la fracture entre la gauche et l’extrême droite a toujours été un moyen de définir son identité politique. Les gauches se sont avec constance opposées à l’extrême droite.

Lors de l’affaire Dreyfus, en 1898, celles-ci ont dénoncé les menaces césariennes, y voyant un ennemi principal constitué par les ligues nationalistes et les antidreyfusards. La naissance du Front populaire – après l’erreur stratégique de l’Association républicaine des anciens combattants qui s’était jointe à la manifestation des anciens combattants du 6 février 1934, sans pour autant participer à l’émeute – repose sur cette opposition radicale, l’antifascisme devenant un creuset culturel.

Immédiatement après, la guerre civile espagnole oppose le camp de la République face à la tentative de coup d’Etat. La Résistance vient confirmer ce ciment politique. Lors de la tentative factieuse pendant la guerre d’Algérie, on retrouve encore ce même unanimisme. L’antifascisme a ainsi constitué la base et la source de l’action de la gauche française pendant plusieurs décennies.

Le mouvement social actuel dit des "gilets jaunes" donne l’impression d’un fourre-tout idéologique et social et vient à gauche brouiller un certain nombre de messages. Cette situation est renforcée par l’usage des nouvelles technologies. Le mouvement des "gilets jaunes" demeure complexe à analyser. Les revendications éparses et polymorphes invitent à des lectures diverses voire opposées. Initialement, la gauche est demeurée prudente face au mouvement des "gilets jaunes". Elle a considéré qu’il s’agissait d’une révolte antifiscale, à classer dans les mouvements "réactionnaires" comparables au mouvement des chemises vertes des années 1930, puis au poujadisme dans les années 1950.

Au nom de la définition d’un populisme de gauche, Jean-Luc Mélenchon et une partie de La France insoumise font leurs les revendications des "gilets jaunes", oubliant qu’une partie des revendications voire des actes des "gilets jaunes" étaient l’exacte inverse de leur programme. Les positions ont évolué au cours de la semaine du 17 au 24 novembre.

Une partie de la gauche s’est ralliée alors à la cause des "gilets jaunes" et tente de participer au mouvement pour en transformer sa nature, et faire passer la révolte antifiscale pour une révolte pour le pouvoir d’achat. Les scènes d’émeutes qui ont eu lieu sur les Champs-Elysées le 24 novembre sont explicites. Elles montrent clairement que l’extrême droite a commencé à provoquer les forces de l’ordre pour passer le barrage des Champs-Elysées, puis à animer les affrontements avec une partie des "gilets jaunes", pour marcher sur l’Elysée. Une partie de la gauche radicale, faite de membres du "Black Block" et de la mouvance autonome, a, dans l’après-midi, participé activement à l’érection de barricades et à l’émeute.

"Passer sous silence des débordements"

La semaine du 24 novembre au 1er décembre 2018, marque un tournant. Plusieurs personnalités de gauche prennent ouvertement fait et cause pour les "gilets jaunes". Ces derniers marquent le retour de la question sociale et viennent rappeler l’existence de la lutte des classes. Cette hypothèse et cette projection dans les "gilets jaunes" favorisent l’investissement de la gauche intellectuelle et radicale. Elle se traduit sur les ronds-points par un investissement des militants de gauche.

Pour se faire, elle doit minimiser ou passer sous silence un certain nombre de débordements qui peuvent avoir lieu : chasse aux migrants à Calais, injures racistes, dénonciation de l’homosexualité, intimidation contre les personnes, etc. De même, l’enquête de la fondation Jean Jaurès parue le 28 novembre est grandement passée sous silence. Ce travail montre clairement que le mouvement est parti d’une revendication antifiscale sur laquelle se sont greffées des revendications identitaires voire nationalistes (comme la dénonciation du "Pacte de Marrakech", très présente sur les pages Facebook des "gilets jaunes").

La carte des points de blocage se superpose en effet de manière assez frappante à celle du vote Front national [aujourd’hui Rassemblement national], exception partielle faite de certaines régions de l’ouest de la France – et peut-on ajouter de l’est de la région parisienne. Ladite enquête souligne par ailleurs que les revendications portées par les "gilets jaunes" ressemblent étrangement à celles portées outre-Atlantique, par l’électorat de Donald Trump, ou outre-Manche par celles des partisans du Brexit. Par une curieuse cécité, la gauche s’est auto-persuadée que les "gilets jaunes" portaient d’abord et avant tout une revendication sociale alors qu’elle était aussi nationale voir nationaliste.

La confusion la plus extrême est atteinte le 1er décembre. Les affrontements autour de l’Arc de Triomphe et dans le reste de la capitale en sont la preuve. Les "gilets jaunes" accompagnés de la droite radicale prennent la tombe du soldat inconnu et organisent deux prières collectives, habillement relayées par la direction du Rassemblement national, qui oublie de noter qu’au même moment des "gilets jaunes" taguent le monument du graffiti "les gilets jaunes triompheront".

Quelques dizaines minutes plus tard, l’ultra gauche investit les lieux, maculant le monument de plusieurs inscriptions et laisse des casseurs piller le musée du bâtiment. Plus tard dans l’après midi, l’extrême droite occupe la place et inflige une défaite à des antifas arrivés sur les lieux. En dépit de cette réalité, globalement, l’émeute est perçue par la majeure partie de la gauche – même si une part en dénonce les violences – comme une révolte populaire, voire une insurrection prolétarienne. La semaine du 1er décembre au 8 décembre, les mêmes discours sont reproduits comme une copie amplifiée de la semaine précédente.

L’articulation entre le national et le social

Le cortège de la gauche soutenant les "gilets jaunes" est parti de la gare Saint-Lazare pour tenter de rejoindre les Champs-Elysées, la droite radicale s’était déjà donnée rendez-vous sur l’artère. Le rapport de force parisien favorable à la gauche était en partie lié à l’arrestation préventive de militants d’extrême droite et au nombre de personnes venues de Saint-Lazare présentes dans le cortège de tête. Mais, les événements dans le reste du territoire ne laissent guère de doute sur l’articulation entre le national et le social. Comme un précipité, deux banderoles, certes éloignées l’une de l’autre, mais brandies dans les manifestations, à Lyon, le 8 décembre, traduisent ce curieux télescopage. Sur la première, il était écrit "fin de monde, fin de mois même combat", et un peu plus loin une autre arborait sur fond bleu, blanc, rouge "Marrakech, c’est non", allusion, sans équivoque aucun, au rejet de l’autre.

Ces événements en cours posent directement à la gauche une triple question : d’abord celle du choix des alliances tactiques – qui n’avaient jamais été à l’œuvre sauf pour une partie d’entre elle lors du pacte germano-soviétique – ensuite, la question de l’analyse et de la réalité d’un mouvement politique et social et enfin, l’éternel espoir d’un avenir radieux générant une lecture prométhéenne des mouvements sociaux.

Sylvain Boulouque, spécialiste de l’extrême gauche

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"Comment la fachosphère est partie à l’assaut après mon passage sur BFM"

TRIBUNE. L’historien Sylvain Boulouque, spécialiste de l’extrême gauche, a été mis en cause pour une confusion sur le drapeau de la Picardie. Il dénonce "la pratique totalitaire de l’intimidation" qu’il subit depuis.

Publié le 15 décembre 2018 à 10h51

https://www.nouvelobs.com/politique/20181214.OBS7175/comment-la-fachosphere-est-partie-a-l-assaut-apres-mon-passage-sur-bfm.html

"Depuis quelques jours, je subis le déchaînement de ce qu’il est convenu d’appeler la fachosphère.

La raison apparente semble simple. Lors d’un commentaire sur la chaîne BFMTV, enregistré le 25 novembre à 21h30, après avoir passé les deux jours précédents à analyser les images des violences sur les chaînes d’information en continu, j’ai fait une erreur : à partir d’une base de données d’une grande faiblesse transmises par la chaîne, j’ai expliqué par une formulation réductrice et erronée, que le drapeau picard d’avant la République était un drapeau monarchiste. Erreur donc, mais pas si grave : car, qui, comme moi, observe l’extrême droite sait que la majeure partie de ces drapeaux a été brandie au cours de ces manifestations par des militants d’extrême droite.

En l’espace de quelques heures, les twittos ont étalé leur haine en 140 signes (insultes, calomnies, injures antisémites, menaces de mort, etc.). Nombres de responsables de la droite extrême suivi de leurs affidavits se sont donné le mot et ont repris en boucle et de manière virale une partie du reportage, faisant en sorte que ce qui y était dit, le fond et la réalité de ces manifestations, ne soient plus évoqués. Le lendemain, BFMTV s’est désolidarisé de ma personne, par un communiqué, sans rien avoir demandé au préalable à l’expert, devenu soudain gênant.

Depuis, la violence des attaques reprend à chacune de mes interventions sur les autres chaînes. Attaché à mon rôle d’observateur et d’analyste, je décris et explique ce que je vois : des drapeaux et des militants d’extrême droite, une ultra gauche qui assume et revendique sa violence, des gilets jaunes pacifiques ou violents, des délinquants qui pillent. Je m’efforce d’analyser et de décoder les images, souvent fugaces, pour le spectateur non averti.

Que s’est-il donc passé ?

En utilisant cette erreur secondaire sur le drapeau picard, la droite extrême semble avoir trouvé un argument pour étouffer l’importun. Surtout ne pas laisser décrire une partie de la réalité de ce qui se déroule chaque samedi sur les Champs-Elysées, et le reste de la semaine sur nombre de ronds-points. Ne pas laisser dire que près d’un ’gilet jaune’ sur deux est électeur du Rassemblement national, que l’extrême droite tient un certain nombre de ronds-points, qu’une partie des ’gilets jaunes’ multiplient les saillies racistes, homophobes, sexistes, et usent de l’intimidation et de la violence contre des personnes. L’objectif est clair : décrédibiliser pour faire taire.

De quoi est-ce le révélateur ?

La fachosphère fonctionne selon le principe même de la logique et du discours totalitaires, suivant une pratique érigée en système de propagande, démontrée par tous les spécialistes de la question depuis Hannah Arendt. Dans le registre de la violence lexicale et symbolique, une erreur secondaire discrédite l’ensemble d’une réflexion et d’une analyse. Par un mécanisme d’inversion propre au mouvement totalitaire, l’erreur devient un mensonge volontaire. Les propos sont dès lors forcément et par nature erronés. Les dirigeants lancent alors une foule informe à l’assaut de l’ennemi. La foule reprend en boucle et en masse, la parole des chefs. Les totalitaires utilisent parallèlement l’arme de l’intimidation, de la pression pour chercher à faire taire celui qui gène et à plonger le détracteur dans le silence, jusqu’au prochain adversaire.

Ces pratiques ont été largement étudiées, elles nous sont bien connues. Reste que cela fonctionne encore et toujours. L’intimidation paie. Sans doute parce que nous nous accommodons de mini-lâchetés et de petits silences qui font le leur lit. Pour un spécialiste des mouvements totalitaires, l’actualité nous rappelle que l’histoire n’est jamais loin."

Sylvain Boulouque