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Pour en finir avec le spectre de Dieu

Après la Seconde Guerre mondiale, dans l’ensemble des pays économiquement développés, la religion, et particulièrement le catholicisme romain, avait dû rabattre de ses prétentions séculaires à diriger la vie des hommes dans leur intériorité, leur sexualité, leur existence sociale et morale. Une large portion de l’humanité récoltait ainsi le fruit des longues luttes antichrétiennes du XVIIIe siècle initiées par la bourgeoisie et reprises avec encore plus de vigueur par le mouvement ouvrier, et dont la laïcisation de la société et la relégation de la religion à la sphère privée restait l’un des héritages les plus précieux.

Article mis en ligne le 11 juillet 2017

On respirait alors un air d’autant plus salubre que l’ancestral courant messianique qui avait traversé la religion chrétienne avait totalement déserté les églises et, abandonnant la transcendance, avait irrigué l’ensemble des courants utopistes des années 1960, tant honnis aujourd’hui par les tenants de l’ordre dominant. Par ailleurs, le dispositif d’embrigadement de l’imaginaire qui avait été durant plus d’un millénaire le monopole du christianisme était largement dépassé dans ses moyens et ses méthodes par la société du spectacle qui se mettait alors en place.
À ceci près que le spectacle, qui n’est autre que la réalisation profane de la religion, s’est bien gardé de parachever son travail de dépassement du religieux : plutôt que de supprimer la religion, il l’a conservée à titre de drame historique à l’affiche de son répertoire. C’est ce drame qu’il remet sur la scène aujourd’hui. Avec la chute de la bureaucratie stalinienne à l’Est et l’effondrement des idéologies révolutionnaires, qui avaient tant servi à maintenir l’équilibre du système social, le capitalisme s’est retrouvé seul devant lui-même, dans le cul-de-sac de son propre succès.
Plus il unifie la planète grâce à la pénétration forcenée de la marchandise, plus les fausses divisions lui sont nécessaires pour détourner ceux qu’il exploite et dont il ravage l’existence du projet de l’affronter directement.
Certes, ces divisions, il ne les crée pas de toutes pièces, et il n’est nul besoin ici d’une théorie du complot pour expliquer ce processus ; c’est son propre mouvement historique – jusque dans ses erreurs de parcours comme celle qui a consisté à renforcer l’islamisme radical pour affaiblir le capitalisme d’État soviétique – qui utilise et amplifie les divisions raciales, éthiques, sexuelles, religieuses et sociales préexistantes. Voilà pourquoi l’on assiste aujourd’hui au réveil artificiel de vieux antagonismes historiquement révolus, entre une chrétienté et un islam qui n’ont conservé de leur ancienne puissance que le noyau idéologique de la religion et quelques rituels figés assurant une plus ou moins grande inféodation des esprits et des corps, surtout là où les religieux peuvent s’appuyer sur le bras séculier.
Les uns croient découvrir un choc des civilisations (alors qu’il n’y a plus aujourd’hui sur la planète qu’une même barbarie du hamburger et du portable) ; les autres, représentants d’une petite bourgeoisie musulmane frustrée qui voudrait croquer sa part du gâteau capitaliste, croient vivre un remake des croisades.

À ce sinistre jeu de dupes se superpose en outre l’affrontement réactivé entre démocratie occidentale et totalitarisme qui avait si bien fait fonctionner le système durant plus d’un demi-siècle. Ajoutons cependant qu’en soulignant toutes ces fausses oppositions, nous ne traçons pas un signe d’équivalence abusif entre des situations quotidiennes et sensibles incomparables : de même qu’au temps de la guerre froide, il était préférable pour tous, prolétaires compris, de vivre dans le monde dit libre plutôt que dans le monde dit communiste, il faudrait être d’une singulière mauvaise foi pour ne pas admettre qu’on vit, dans une société islamique, plus mal qu’à peu près partout ailleurs, même si l’on n’est pas une femme, un homosexuel ou un athée, dans la simple mesure où l’on doit se conformer aux scandaleux interdits et prescriptions de la morale publique.

Or, dans cette partie rejouée d’une façon tout aussi tragique, les mêmes situations autorisent les mêmes recours à de nauséabondes alliances tactiques : tout comme à l’époque du stalinisme triomphant se nouaient, contre ce qu’on appelait déjà le libéralisme, d’abominables accords tels que le pacte Molotov-Ribbentrop entre la Russie de Staline et l’Allemagne de Hitler, aujourd’hui certaines alliances du même type voient le jour entre les critiques patentés d’un libéralisme requalifié abusivement d’ultra et les pires régimes ou organisations islamistes.

Ce qui est en jeu dans ces marchandages, c’est encore l’abandon de tout scrupule moral au bénéfice de la pire des confusions. Crachons donc sur l’inepte Chavez qui n’hésite pas à soutenir le criminel Ahmadinejad tout en se prenant lui-même pour l’exécuteur des volontés de Dieu ; crachons sur ces gauchistes européens qui, confondant, comme ils en ont l’habitude, la population opprimée et sa représentation aliénée, accordent leur risible soutien aux ultraréactionnaires du Hamas ; crachons sur ces trotskistes anglais qui font liste commune avec les fascistes verts aux élections municipales ; crachons sur tous ceux, qui sous prétexte de lutter contre l’impérialisme, ne sentiraient pas sur leur épiderme tout ce qu’il y a de répugnant et d’indigne à tendre la main à un quelconque tenant d’une dogmatique religieuse.

C’est que notre athéisme n’est pas une prise de position philosophique ou logique. Il est, comme l’athéisme de Sade, la tonalité d’un mode de vie, le fluide sensible dans lequel nous pouvons respirer et dans lequel notre imaginaire peut jouir de ses pouvoirs.

L’athéisme des positivistes et autres anticléricaux qui accumulent les preuves de l’inexistence de Dieu nous apparaît par trop comme le fruit mal détaché de l’arbre d’un monothéisme transformé sur sa fin en simple idéologie de la transcendance. Notre athéisme est plutôt l’athéisme solaire et joyeux des Cyrénaïques ou de Lucrèce et, sur le plan sensible, exprime la position d’immanence universelle que l’on retrouve chez tous les peuples animistes, pour qui le sacré n’est autre que le sentiment de présence de la nature. C’est pourquoi l’idée d’un dieu unique et omnipotent nous paraît si dérisoire et si ennuyeuse.
Et nous ne pouvons oublier que ce dieu créé à la pire image de l’homme – un vieux mâle quelque peu caractériel – a toujours servi à justifier la misère mentale de l’anthropocentrisme et sa vorace mainmise sur la merveille du monde. L’imagination, par excellence toujours portée aux excès de l’invention poétique, devrait-elle se satisfaire d’une telle triste silhouette dressée à l’horizon de ses questionnements ? Le prétendu retour du religieux que le spectacle ne cesse de nous ressasser ne changera rien à une donnée fondamentale : Dieu est mort, définitivement mort, il y a déjà plus d’un siècle ; il a été remplacé par la religion du Capital, dont l’argent est le prophète.
Prophète qui, comme on le voit en Chine aujourd’hui, déchaîne d’autant plus les passions qu’il n’a pas à s’embarrasser d’une transcendance religieuse concurrente. Mais pour les peuples longtemps assujettis au monothéisme, quel qu’il soit, le fantôme de Dieu rôde encore, telle une outre vide qui se remplit de la réponse illusoire à toutes les frustrations, les rancœurs et les oppressions que ne cessent d’engendrer l’Économie et la classe qui en retire les bénéfices. Et, comme une lourde menace, ce spectre pèse sur l’imaginaire collectif, dont il pollue le langage, confisque les espoirs et bride les élans. Se débarrasser de cette menace, c’est risquer la seule aventure qui vaille, celle de la liberté. Affirmons donc une fois encore le caractère intrinsèquement blasphématoire, antireligieux, et par là même libérateur, de la parole poétique, et notre viscéral irrespect pour toute soumission à la baudruche du divin.

Groupe de Paris du Mouvement surréaliste, 25/12/2006.