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Madeleine Pelletier : Les femmes voteront-elles pour les prêtres ?
Article mis en ligne le 18 juin 2017

La Suffragiste, 01/07/1919

La Chambre a admis le vote des femmes à une grande majorité. Les amis tièdes, les adversaires même d’hier se sont révélés soudain d’ardents partisans de notre émancipation. Pourquoi ? Parce qu’en cette matière, comme en bien d’autres, la France ne vient qu’après les grandes nations.
Les Anglaises votent ; les Allemandes, les Russes, les Autrichiennes, les Suédoises, les Norvégiennes votent ; nos députés ont donc pensé que, dans ces conditions, on ne pouvait vraiment refuser aux Françaises un droit qu’ont admis la plupart des pays civilisés. « Dans quinze ans, les femmes de la Sarre voteront, a dit un député ; vous ne voudrez pas que, pour être affranchies, il leur faille redevenir Allemandes ».
C’est ce dernier argument qui a emporté le vote de la Chambre.
Mais il y a le Sénat et il semble hostile. La vieillesse d’ordinaire se replie sur elle-même, fermant volontairement les yeux au progrès, elle voudrait l’arrêter… Erreur funeste ! Comme si ce n’était pas rester jeune que de marcher avec son temps, vivre avec la vie, être toujours prêt, comme disait notre Stuart Mill, à « apprendre et à désapprendre. »

Il est donc à craindre que les sénateurs ne défassent ce qu’ont fait les députés ; tout au moins qu’ils nous concèdent le vote municipal, refusant le vote législatif.
Néanmoins, nous voterons sous peu, il ne saurait en être autrement. La France ne peut accepter la honte d’être entre tous les grands pays et d’une manière aussi choquante le moins avancé, de n’être que la première des nations latines au glorieux passé…dépassé.
Les femmes voteront. On peut donc dès maintenant envisager la question du résultat qu’auront sur la politique générale les millions de bulletins féminins déposés dans les urnes.

En bonne justice, ce résultat ne devrait pas importer. S’il est admis que le gouvernement doive représenter l’opinion de la majorité, il n’y a pas lieu de se demander ce que sera cette opinion. Si la majorité des Français est catholique, que le catholicisme soit. Il est aussi inique de refuser le vote aux femmes sous prétexte qu’elles pourraient voter pour les prêtres, qu’il le serait à un gouvernement catholique de le leur interdire de peur qu’elles ne votent pour la libre-pensée.
Mais en politique, force est bien le plus souvent de transiger avec la justice.
On considère que si les femmes votent pour les prêtres, ce sera non par le fait d’une opinion délibérément pensée, mais par ignorance, par manque d’éducation politique qui les auraient affranchies de la religion. Aussi, le grand argument des adversaires du vote des femmes était qu’il fallait d’abord faire leur éducation. Malheureusement, ceux qui disaient cela n’avaient d’autre pensée que de se débarrasser de nous, car cette éducation, ils se gardaient bien de faire quoi que ce soit pour l’entreprendre.
La Franc-Maçonnerie, la grande adversaire du catholicisme, la Contre-Eglise, comme elle s’appelle elle-même, n’a jusqu’ici su ouvrir aux femmes que de petits groupements contestés. Le Parti radical continuait à nous fermer ses portes, le Parti socialiste unifié, tout en admettant les femmes en principe, ne les tolérait que lorsqu’elles venaient, le plus souvent aux côtés d’un mari ou d’un frère, faire nombre sur les chaises des sections. À celle qui voulait s’affirmer, on avait vite fait de rendre la vie impossible ; j’ai pu en faire, pendant des années, la triste expérience.
Comment les femmes n’iraient-elles pas aux prêtres ? Ils sont seuls à les accueillir.
Une jeune féministe un jour m’avoua qu’elle venait à mon groupe contre la volonté de son confesseur. Il craint, expliquait-elle, que vous ne me fassiez perdre la foi. Je la rassurai : Vous faire perdre la foi ? je m’en garderai bien ; je n’ai rien à vous donner à la place.

Toute célibataire, toute veuve d’esprit assez élevé, pour ne pas être prise entièrement par la vie matérielle, tombe forcément dans la dévotion, a-t-on dit, non sans vérité. Il en est ainsi parce que la société refuse à la femme sa place ; elle va maintenant la lui faire, il le faudra bien, si on ne veut pas que, par son vote, la femme ne devienne un danger.
La religion, même la religion catholique, n’est pas dangereuse en elle-même. J’ai trop fait, en ce qui me concerne, de philosophie, pour ne pas être agnostique, mais celui ou celle qui croit que tout n’est pas fini dans cette vie, qui pense qu’un être supérieur s’occupe de chacun d’entre nous, ne me gêne pas. Je dirai même que je l’envie, car si je suis à peu près sûre qu’il n’y a qu’une illusion, cette illusion, je ne l’ai même pas ; et combien tout apparaît vain lorsque l’on sait que nous ne sommes qu’une masse de cellules assemblées par hasard et qui va se désagrégeant jusqu’au néant du moi.
Qu’importe la vertu, le travail, l’effort, quand il n’y a rien que les humains hostiles et la nature indifférente !

Si le catholicisme est un danger, ce n’est pas en tant que religion, c’est parce qu’il est avant tout un parti. C’est le parti réactionnaire qui veut l’autorité incontrôlée, l’asservissement du peuple, le retrait du peu d’instruction que lui a concédée une bourgeoisie égoïste et qui aurait peut-être l’inconscience de retirer ce vote des femmes auquel il devrait le pouvoir.
Les évènements récents nous ont montré que la France est en somme un pays très peu religieux. Si les femmes de la bourgeoisie se cramponnent à la religion comme à la sauvegarde des privilèges de leur classe, les femmes du peuple indifférentes sont, par milliers, surtout dans les grandes villes. Élevées dans la religion, elles en gardent juste assez pour lui demander des cérémonies qui marqueront les étapes de la vie de leurs enfants, comme elles ont marqué celles de leur propre vie : le baptême, la première communion, le mariage.

La République insouciante n’a pas su remplacer ce qu’elle prétendait détruire ; alors, on se marie à l’église parce que c’est « plus gentil » ; on y fait enterrer sa mère, pour ne pas « être comme les chiens ».
– Cette…religion, réduite à une expression aussi simple, aura t-elle pour effet de faire voter les femmes pour des réactionnaires ? Il est permis de ne pas le croire.
Nous assisterons certainement, lors de l’inauguration du vrai suffrage universel, à un spectacle curieux. Les religieuses viendront voter et, devant cette situation sans précédent, il n’est pas à douter que les couvents les plus cloîtrés n’ouvrent leurs portes. Pour déposer leur bulletin dans l’urne, les ordres les plus contemplatifs déserteront un moment les autels. La couleur de leur vote ne sera pas douteuse, mais en face de lui, il y aura les votes des milliers d’ouvrières qui iront au socialisme. Cela fera une compensation.

Et, très rapidement, la fameuse « éducation politique » des femmes se fera et elle réduira à néant le péril réactionnaire.

(Texte paru sur le sitede l’historienne féministe Marie-Victoire Louis http://www.marievictoirelouis.net/index.php)