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Voter les yeux fermés : une curieuse conception de la démocratie (2002)

Entre les deux tours de l’élection présidentielle française de 2002, les médias de gauche ont lancé une gigantesque campagne de propagande en faveur du vote Chirac et contre l’abstention. Et le candidat de la droite a finalement été élu au deuxième tour. D’ailleurs comment aurait-il pu en être autrement ? Même si tous les électeurs de gauche et d’extrême gauche du premier tour (environ 10 millions) s’étaient abstenus, Chirac aurait quand même gagné haut la main, puisqu’au premier tour le « Corrézien » et les candidats de sa famille politique avaient obtenu presque 11 millions de voix et Le Pen/Mégret 5,2 millions de voix.

Article mis en ligne le 1er mai 2017
dernière modification le 25 mai 2017

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Un commentaire d’une lectrice

A propos de « Voter les yeux fermés… »

1/12/2002

(…) Il y a, dans ce premier numéro, bien des réflexions stimulantes qui en appellent d’autres, mais j’aimerais surtout réagir à certains passages de l’article le plus immédiatement en rapport avec les interrogations du moment : "Voter les yeux fermés…Une curieuse conception de la démocratie".
"Les ex-électeurs de droite ou de gauche qui votent aujourd’hui pour Le Pen agissent en consommateurs de la politique, ils font des caprices et ne prêtent aucune attention ni aux idées ni aux programmes", nous dis-tu. Mais est-ce bien de la politique qu’ils consomment ? Ce qui était en jeu, dans ces élec-tions, étaient-ce vraiment des choix politiques ou simplement l’issue d’une âpre compétition pour le contrôle du pouvoir central, dans laquelle le discours politique n’était que prétexte ? Si bien des électeurs jouent de leur bulletin de vote comme on joue au loto, n’est-ce pas au fond parce que tout, dans le ma-nège électoral, les invite à le faire ? parce qu’ils ont fini par se convaincre – et comment leur donner tort ? – qu’il n’y a plus dans l’élection d’enjeux véri-tables, rien qui soit susceptible de changer concrètement leur vie ?
Dans de telles conditions, pourquoi renonceraient-ils à faire, en votant pour un Le Pen qui, lui au moins, parle "popu" et ose narguer une classe politique détestée, un pied de nez facile à des politiciens aux yeux de qui ils n’existent qu’aux échéances électorales ? Quand les hommes politiques ne se reconnais-sent plus liés que par les exigences des multinationales, des lobbies capita-listes européens et par la "loi" du marché, mais plus du tout par les hommes qu’ils prétendent vouloir représenter, peut-on exiger des électeurs qu’ils con-tinuent à prendre au sérieux la "démocratie" ? Peut-on leur reprocher de "ne prêter aucune attention ni aux idées ni aux programmes", quand les idées et les programmes sont non seulement bafouables mais régulièrement bafoués ? En d’autres termes : si l’opportunisme devient la règle en "démocratie", pour-quoi devrait-il être l’apanage des élus ?
Parce que, diront peut-être certains, c’est au peuple à prendre au sérieux la démocratie, puisqu’elle est censée le servir. Mais la première façon de la prendre au sérieux, n’est-ce pas de se demander si elle est bien ce qu’elle pré-tend être ? Si elle permet, par exemple, une représentation effective des opi-nions et des intérêts contradictoires qui traversent la société.
A en juger à la croissance répétée du taux d’abstentions, nombreux sont ceux qui ont déjà tranché la question. Mais ceux qui font profession de "faire" de la politique, pourquoi sont-ils les derniers à la poser ouvertement et publi-quement, cette question ? Pourquoi à l’extrême gauche semble-t-on avoir tout oublié de la critique de l’électoralisme de 68 ("Je vote, tu votes, nous votons, vous votez, ils exploitent"), alors que tout dans la réalité de la classe politique – disparition de toute rigueur morale, démission de tout volontarisme face aux "lois" de l’économie… – devrait lui redonner vigueur ?
Une hypothèse : et si trop d’intérêts d’appareil interdisaient qu’on se la pose ? Si la manne financière venant récompenser le parti qui franchit la barre des 5 % d’électeurs, si les postes de députés, mais aussi, plus modestement, de conseillers régionaux, généraux, municipaux… étaient au fond une invitation à fermer les yeux, à enfermer son esprit critique à double tour ?
Poussons l’hypothèse un peu plus loin : et si, tout compte fait, dans la situa-tion ubuesque du mois d’avril où il était devenu difficile de ne pas s’interroger sur le sérieux des règles démocratiques imposées, agiter fébrilement la me-nace du fascisme (fondée ou pas, peu importe, la rigueur historique n’a rien à voir dans l’affaire) avait été, pour quasiment tous, à droite, à gauche et à l’extrême gauche, la façon la plus commode, au fond, de convaincre le plus grand nombre d’aller quand même cautionner ce système par un vote ? Voter les yeux fermés, oui, plutôt que se poser des questions sur la nature de cette démocratie qui nous invite une fois tous les trois, quatre ans à nous prendre pour des citoyens et nous réduit, aussitôt le "devoir" accompli, au rang de consommateurs-spectateurs. Tout plutôt que le discrédit massif, avoué, de ce système.
A un tel discrédit il aurait fallu savoir, il est vrai, opposer une perspective émancipatrice cohérente. Tu rappelles à très juste titre que, "dans l’histoire de la France, tous les acquis importants se sont d’abord joués dans la rue"… Mais n’est-ce pas la démocratie elle-même, la démocratie de base, qui se joue dans les luttes ? Où, en effet, apprend-on dans cette société à penser collecti-vement, à débattre, à respecter des décisions collectives, à déléguer et à de-mander des comptes, sinon dans les luttes ?
Alors, faisons une dernière hypothèse : et si, au fond, c’était d’abord et avant tout la grande faiblesse des luttes de ces dernières décennies qui, en maintenant l’ouvrier, l’employé, le lycéen, l’étudiant… dans son isolement té-lévisuel, expliquait le succès persistant du démagogue en chef ?
Et si l’immense responsabilité de la gauche institutionnelle, c’était, plus en-core que son incapacité à apporter une réponse aux problèmes concrets des couches populaires, d’avoir pendant vingt ans fait croire qu’elle en avait et la volonté et les moyens, contribuant ainsi à étouffer la vieille idée fondatrice du mouvement ouvrier selon laquelle les intérêts et les aspirations des couches subalternes ne peuvent être défendus que par elles-mêmes, à travers la lutte collective ?
N.T.