Bandeau
Ni patrie ni frontières
Slogan du site
Descriptif du site
Louis Loréal : Immigration (Encyclopédie anarchiste)

Ce petit texte montre bien le paternalisme de certains militants radi-caux, ici anarchistes, envers les prolétaires étrangers, traités de « pauvres bougres » et considérés comme des briseurs de grève pas très malins, comme si les patrons ne trouvaient pas des jaunes et des chefs flics parmi les ouvriers franco-gaulois, et comme si les seuls « pauvres bougres » se recrutaient parmi les travailleurs étrangers. L’auteur est partisan d’une immigration « raisonnée » – on n’est pas loin de l’immigration « choisie » –, et croit qu’il suffirait d’expliquer gentiment aux prolétaires étrangers qu’ils font baisser le niveau des salaires des Français, pour que les travailleurs deviennent tous solidaires et que… l’immigration cesse ! Visiblement cet auteur n’a pas beaucoup réfléchi au rôle de l’immigration dans ce pays, phénomène qui durait quand même depuis près d’un siècle à l’époque où il écrivait. Ou alors, s’il y a réfléchi, il était partisan d’un pays ethniquement homogène, ce qui ne vaut guère mieux. Heureusement, les autres textes de l’Encyclopédie anarchiste qui suivent cet article sont d’un autre niveau, en tout cas au niveau de la critique du nationalisme. Nous avons tenu cependant à le reproduire pour montrer que les raisonnements actuels de la gauche laïque xénophobe ne tombent pas du ciel et puisent leurs racines dans de graves faiblesses et tares du mouvement ouvrier. Ni patrie ni fron-tières.)

Article mis en ligne le 1er mai 2017

Immigration : action de venir dans un pays pour s’y fixer.
En de certaines périodes, l’immigration changea complètement l’aspect de divers pays. L’Amérique n’est actuellement que le produit de l’immigration européenne qui commença voici trois siècles. L’immigration espagnole et portugaise se fit principalement en Amérique du Sud, en Amé-rique Centrale et au Mexique. Les Etats-Unis et le Canada sont surtout le produit des immigrations anglaise et française. Les immigrants devinrent les véritables maîtres des Amériques, et les peuplades autochtones brutali-sées, décimées, y ont à peu près disparu.
Depuis 1919, l’immigration fut une véritable arme dont le patronat fran-çais se servit pour faire pièce au prolétariat.

Au lendemain de la guerre, les classes privilégiées, par peur d’un mou-vement de révolte et à la suite de multiples grèves, accordèrent diverses améliorations (loi de huit heures, augmentation de salaires, semaine an-glaise, etc.) à la classe ouvrière. Le pitoyable échec de la grève générale en 1920 redonna un peu de courage et de combativité à ce patronat qui avait bien cru sa dernière heure venue. C’est alors qu’il organisa avec méthode l’immigration ouvrière.
Dans certains pays pauvres, où la population ouvrière était trop dense pour les nécessités de la main-d’œuvre locale (tels la Pologne, la Hongrie, l’Italie), les envoyés des grandes firmes françaises, patronnés par le gou-vernement et les représentants diplomatiques français, se livrèrent à un ra-colage d’ouvriers manœuvres. Par des promesses mirifiques, leur faisant voir l’existence en France comme idyllique, leur donnant à croire que le coût des denrées était minime, ils leur firent signer des contrats par lesquels ceux-ci s’engageaient à venir travailler en France pendant deux ou trois ans pour des salaires dérisoires. Ce furent de véritables « arrivages » de travail-leurs étrangers en France. Les ouvriers français, dans certaines entreprises, furent licenciés pour faire de la place aux étrangers ; dans d’autres on pro-posa aux ouvriers de diminuer leurs salaires ; ceux-ci, pour la plupart, n’acceptèrent pas, se mirent en grève et les patrons firent entrer les étran-gers qu’ils tenaient en réserve.
Cette immigration eut pour résultat qu’au bout d’un an le prolétariat fran-çais se vit dépouillé de presque tout ce que le patronat lui avait accordé par peur en 1919 (les salaires diminués, la loi de huit heures violée). Tous les mouvements de revendication, sauf de rares exceptions, échouèrent après, quelques fois, de longues semaines de lutte.

Malheureusement, les ouvriers français ne virent pas tout de suite la ma-nœuvre. Au lieu de démasquer les véritables responsables : les patrons, ils en vinrent à concevoir une sourde animosité contre le prolétariat étranger qui, pourtant, était victime au même titre que lui de cette organisation pa-tronale. Le chauvinisme eut tendance à renaître et les ouvriers français trouvèrent même tout naturel que le patronat payât à des tarifs réduits les étrangers, ne se rendant pas compte que, par leur acquiescement à l’exploitation forcenée des immigrants, ils se forgeaient des armes contre eux-mêmes. Quelques organisations syndicales entreprirent des campagnes malheureuses contre l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, donnant un aliment, hélas trop facile, au préjugé patriotique. Dans la métallurgie et dans le bâtiment, il faut convenir que la main-d’œuvre étrangère créa un vé-ritable malaise dans la classe ouvrière, mais cependant la faute n’en était pas aux immigrés.
Défendre au patronat d’employer des ouvriers parce que ceux-ci ne sont pas nés du même côté de la frontière, c’était, on l’avouera sans peine, une position singulièrement scabreuse et équivoque pour des organisations ou-vrières qui se targuaient d’internationalisme. Le patronat baisse-t-il les sa-laires ? C’est de la faute aux étrangers ! Y a-t-il du chômage ? C’est encore de la faute aux étrangers ! Tout ce qui arrive de préjudiciable aux ouvriers est ainsi mis sur le compte de pauvres bougres exploités aussi durement, si-non plus, par le patronat rapace qui avait réussi au delà de ses prévisions, dans sa manœuvre réactionnaire. Quand je dis que le patronat avait réussi au-delà de ses prévisions, je ne m’avance pas à la légère. Son emploi abusif de la main-d’œuvre étrangère créa une telle situation de chômage que le gouvernement s’émut et, en fin 1926, pas mal de ces malheureux qu’on avait amenés en France pour abuser de leur détresse furent reconduits à la frontière.
Cette immigration intensive créa un tel état d’esprit dans la classe ou-vrière française contre les étrangers que même les exilés politiques qui fu-rent obligés de quitter leur pays (Italie, Espagne, Pologne, Balkans, etc., etc.) dans lesquels la dictature infâme leur aurait fait un mauvais parti, que ces mêmes exilés se virent l’objet de l’animadversion.

Enfin les organisations syndicales en vinrent à considérer le problème sous son véritable jour. Une propagande intensive fut faite dans certains endroits pour que les ouvriers français se rendent enfin compte de la véri-table situation, qu’ils cessent de nourrir de l’animosité contre leurs frères étrangers, qu’ils entrevoient enfin que le seul, l’unique responsable du chômage voulu et organisé c’est le patronat.
Ce qu’il fallait faire, dès le début de cette immigration, c’était une propa-gande méthodique parmi les éléments étrangers, leur faire comprendre le rôle qu’on leur faisait jouer, la cynique exploitation dont ils étaient les pre-mières victimes. Il fallait, au lieu d’entourer de préventions hostiles les ou-vriers étrangers, leur faire comprendre que nous les considérions comme nos frères de misère et que nous étions prêts à les seconder dans tout mou-vement de revendications qu’ils pourraient entreprendre.
Cette tâche a déjà été accomplie en partie – malheureusement, certains partis politiques se servent de cette situation pour gagner de nouveaux ad-hérents, victimes toutes désignées.

Ce qu’il faut faire comprendre aux ouvriers étrangers, c’est qu’ils doivent travailler aux mêmes tarifs que les ouvriers français, c’est les gagner aux syndicats dans lesquels ils doivent avoir les mêmes droits et les mêmes de-voirs que les syndiqués français. Ce qu’il faut, c’est créer un esprit de soli-darité étroite entre tous les travailleurs de toutes nationalités ; faire cesser la distinction entre Français et étrangers ; entreprendre une vaste campagne pour que les contrats que l’on a fait signer aux étrangers par tromperie soient révoqués comme de véritables abus de confiance qu’ils sont.
Quand le patronat sera obligé de payer les ouvriers étrangers au même ta-rif que les ouvriers du pays, alors il n’aura aucune raison d’employer l’immigration. Faire respecter les tarifs et les avantages obtenus par la classe ouvrière au prix de dures luttes ; faire appliquer ces tarifs et ces avantages à tous les ouvriers sans distinction de nationalité, voilà les me-sures à prendre pour que l’immigration n’ait plus le caractère antisocial qu’elle a encore aujourd’hui.
Inutile d’ajouter que l’immigration raisonnée sera un bienfait au lende-main d’une révolution sociale où les « villes tentaculaires » devront de plus en plus disparaître.

 Louis LORÉAL.