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Géopolitique de l’islam et dhimmis juifs

Uri Avnery défend avec beaucoup de courage et un sens aigu de la justice les droits des Palestiniens en Israël et dans les Territoires occupés par l’armée israélienne. Et pour cela, on ne lui rendra jamais assez hommage. Malheureusement, en ce qui concerne l’histoire de l’Islam et celle de ses relations avec les minorités religieuses, il profère, dans l’article intitulé « L’épée de Mahomet », un nombre impressionnant de demi-vérités et de contre-vérités.

Article mis en ligne le 1er mai 2017

S’il est évident que le pape Benoît XVI s’est livré à une provocation assez grossière pour « booster » sa secte contre les sectes religieuses concurrentes (ici l’islam), on ne peut pour autant accréditer l’idée que l’Islam – tout comme le christianisme, le bouddhisme ou même le judaïsme – n’aurait jamais utilisé la contrainte, la violence et les armes pour propager sa foi. Aucune religion n’est pacifique… du moins si elle veut étendre son influence. Et c’est le cas de tous ces systèmes de croyances irrationnelles : des guerres religieuses européennes, à l’Inquisition en passant par les massacres commis au nom de Dieu en Amérique latine, le passif du christianisme est très lourd. Et l’on pourrait en dire autant de l’hindouisme et du bouddhisme en Asie : la conquête des âmes est toujours inséparable de guerres et de massacres, du moins au début du développement géographique d’une religion. Les méthodes de persuasion évoluent bien sûr avec le temps, chaque secte a son histoire particulière, mais elles ont toutes un point commun : l’usage de la violence combiné avec l’appel hypocrite à l’ « amour »…

Et pour le constater, nul besoin de s’appuyer sur une remarque polémique de l’empereur Manuel II Paléologue au XIVe siècle. Il suffit de s’interroger sur les causes de la rapidité de l’expansion géographique de l’Islam. On ne fera croire à personne que cette religion ait pu atteindre le rayonnement considérable qu’elle a atteint en moins d’un siècle, seulement en s’appuyant sur des discussions théologiques au coin du feu et des prêches pacifiques sur des marchés.

Muhamad : doux rêveur ou fin géopoliticien ?

Dans son livre intitulé Muhamad, Vie du Prophète, Tariq Ramadan écrit : « Pendant l’année qui suivit le traité [il s’agit du pacte d’al-Hudaybiyya conclu entre les partisans du Prophète et les chefs des Quraysh lors de la 5e ou 6e année après l’Hégire, NPNF] le nombre des musulmans allait doubler. C’est pendant ces mois de trêve que le Prophète décida d’adresser une missive à tous les souverains des empires, des royaumes et des nations alentour (1). »

On voit donc que Mahomet, alors qu’il n’a pas encore construit le moindre Etat et que son autorité morale naissante ne s’exerce que sur une seule ville, Médine, envisage déjà une expansion territoriale considérable.

« Ainsi, le Négus d’Abyssinie (Ethiopie), écrit Tariq Ramadan, reçut une nouvelle lettre du Prophète avant sa conversion à l’Islam et l’acceptation de son rôle de représentant du Prophète lors de la cérémonie de mariage avec Um Habiba (…). Il en fut de même de Chosroès, roi de Perse, d’Héraclius, empereur de Byzance, de Muqawqis, gouverneur d’Egypte (…), de Mundhir ibn Sawa, roi de Bayhrayn, et enfin d’al-Harith ibn Abi Shimr al-Ghassani qui régnait sur une partie de l’Arabie jusqu’aux confins de la Syrie (1). »

Mahomet a donc conçu dès le départ un véritable projet d’expansion géopolitique de sa religion. On est loin de l’image d’Epinal du brave prêcheur uniquement soucieux de spiritualité et se retirant pour recevoir des visions dans une grotte… En effet, pourquoi le Prophète écrivait-il à tant de souverains et dans quels termes ?

« La teneur des lettres était sensiblement toujours la même : le Prophète se faisait connaître comme “Envoyé de Dieu” par les destinataires des différentes lettres, leur rappelait l’unicité divine, puis les invitait à accepter l’Islam. En cas de refus, il les rendait responsables devant Dieu de l’égarement de la totalité de leur peuple (1). »

Mahomet jouait donc sur plusieurs registres : la proposition de conversion, l’acceptation temporaire de la neutralité et la menace d’une guerre.

Dans une petite brochure intitulée Jihad, violence et paix en Islam (Editions Tawhid, 2002), Tariq Ramadan revient sur ces délégations envoyées aux pays voisins :

« Dans deux cas célèbres, l’attitude des dirigeants envers les messagers du Prophète provoqua des guerres (ce qui certes n’était ni l’objectif de ces délégations, ni la règle applicable aux relations avec les nations voisines). Une guerre eut lieu, d’abord contre les Byzantins, parce que le messager du Prophète (…) avait été tué par l’un des ministres de l’Empire. Un deuxième conflit eut lieu contre les Perses, lorsque leur chef déchira le Coran devant le messager et demanda à des soldats de son armée de lui ramener “ce Muhamad vivant”. Ces deux réactions furent comprises par les musulmans comme des déclarations de guerre (…) ».

On voit bien que l’Islam, dans l’esprit de son fondateur, n’était pas simplement une entreprise spirituelle mais aussi une entreprise de conquête matérielle. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant ni de choquant pour tout athée matérialiste qui analyse la religion comme un produit du cerveau des hommes, une idéologie au service des classes dominantes, et non comme une prétendue « révélation » divine…

Rappelons quelques faits et quelques dates incontestables : la Syrie-Palestine fut conquise de 634 à 639, y compris Damas et Jérusalem ; la haute Mésopotamie en 639-641 ; l’Arménie en 645-646 ; la Transoxiane avec Boukhara et Samarkand entre 705 et 714 ; le Maghreb entre 670 et 708 ; la plus grande partie de la Péninsule ibérique en 716. Il suffit de regarder une carte des invasions arabo-musulmanes pour le constater.

Tout cela, Uri Avnery le sait parfaitement, mais il a trouvé la parade, une parade d’une rare mauvaise foi : « Certes, écrit-il, Mahomet a appelé à l’usage de l’épée dans sa guerre contre les tribus rivales [on remarquera que Avnery fait comme si le Coran était un livre écrit par Mahomet et non un ouvrage dicté par Dieu au Prophète ; et comme si la conquête musulmane n’avait touché que quelques « tribus rivales » voisines, NPNF] (…) quand il était en train de bâtir son Etat. Mais c’était un acte politique, pas un acte religieux ; fondamentalement un combat pour conquérir du territoire, non pour propager la foi. »

Les conquêtes arabo-musulmanes :

« acte politique » ou « acte religieux » ?

On a beau relire plusieurs fois et se frotter les yeux, Uri Avnery a bien le culot d’écrire que l’on pouvait au VIIe siècle établir une différence entre un « acte politique » et un « acte religieux » et que Mahomet ne souhaitait pas « propager (sa) foi » !!! On retrouve une affirmation semblable dans un recueil de propagande (2) obscurantiste et philo-religieuse intitulé Juifs et musulmans – Une histoire partagée, un dialogue à construire et paru aux Editions La Découverte. Ainsi Pierre Lory, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, chaire de mystique musulmane (sic !), écrit que la lutte entre les tribus juives et Mahomet « avait été implacable mais purement politique (3) » !

C’est pourtant le même historien qui nous rappelle dans le même article [« Le judaïsme et les juifs dans le Coran et la tradition musulmane » (3)] que :

– « le Coran reproche aux juifs de n’avoir pas reconnu [la] mission prophétique [de Jésus], ni la sainteté de sa mère »,

– « le point central de l’argumentation coranique est l’accusation de manipulation des Ecritures par les juifs »,

– le statut du dhimmi imposait le « paiement d’un impôt de capitation (…) de valeur égale pour tous les contribuables concernés. Il s’agissait d’une condition assez lourde, car le montant de cette capitation n’était ni proportionnel à la fortune des personnes, ni fixé de façon définitive, et pouvait varier en fonction des besoins budgétaires de l’Etat à des moments précis. Elle pesait davantage sur les fidèles de condition modeste (3) ». En clair, il s’agissait d’un racket politico-religieux (la moitié des récoltes par exemple à Médine) frappant les plus pauvres des juifs (et des chrétiens),

– et qu’il existait à l’époque un prosélytisme juif et que donc des Arabes païens se convertissaient à l’époque au judaïsme. Ce contexte de rivalité religieuse montre bien pourquoi la lutte fut « implacable », au-delà du conte de fées purement profane qu’essaie de nous vendre Pierre Lory !

D’ailleurs, ce même universitaire islamophile n’est pas à une contradiction près. En effet, à la fin de son article, il nous explique qu’il faut que les intellectuels musulmans aujourd’hui se livrent à « une nouvelle exégèse du Coran » pour mieux « comprendre l’Autre en dehors des cadres anciens » même si, d’après lui, « l’égalité de toutes les confessions devant la loi civile fut acquise dans la plupart des Etats musulmans (3) » au XIXe siècle ! En clair, les liens entre politique et religion sont encore si importants dans les pays où l’islam est religion d’Etat qu’il faut une nouvelle interprétation du Coran pour faire avancer les choses !

Derrière toutes ces contorsions, on voit que nos deux islamophiles (Lory, l’universitaire, et Avnery, le militant) sont tout aussi incapables de traiter clairement des contraintes internes à l’islam et de leurs répercussions sociales et politiques externes.

On n’ose leur rappeler une donnée historique aussi élémentaire, mais la distinction claire entre politique et religieux (la séparation des Eglises et de l’Etat) est récente à l’échelle historique. Elle n’est progressivement entrée dans les mœurs occidentales que depuis un peu plus d’un siècle ; d’ailleurs, ce processus est encore loin d’être achevé, même dans les pays qui se targuent de l’avoir inventée et la présentent à la planète entière comme un des piliers indispensables de la démocratie.

Sinon, on ne comprend pas pourquoi la reine d’Angleterre dirige toujours l’Eglise anglicane ; pourquoi, jusqu’en 2001, la religion figurait sur les cartes d’identité en Grèce, pourquoi l’orthodoxie est mentionnée comme « religion dominante » dans l’article 1 de la constitution, l’année scolaire commence par une bénédiction, des icônes ornent la plupart dess administrations publiques, les popes et tout le personnel de l’Église sont payés sur les fonds publics, et l’instruction religieuse est au programme dans toutes les classes et fait l’objet d’une épreuve lors de l’examen de fin d’études ; pourquoi les partis de droite européens se sont battus pour inclure dans le Traité constitutionnel la référence aux origines chrétiennes du continent ; pourquoi les Eglises en Allemagne sont financées par les deniers des contribuables ; ou pourquoi certains intellos et politiciens de gauche comme de droite, en France, veulent rétablir l’enseignement des religions à l’école pour enseigner de « vraies valeurs » à la jeunesse « sans repères ».

Tous ces phénomènes sont incompréhensibles si l’on ne tient pas compte des 1600 ans de liens incestueux entre les pouvoirs monarchiques européens et les Eglises chrétiennes, entre les morales et institutions religieuses et les idéologies politiques.

Et ces vestiges politico-religieux du passé concernent même une nation extra-européenne plus récente comme les Etats-Unis. Par quel « miracle » historique, ce qui est vrai du « born again » Bush et des néo-conservateurs américains au XXIe siècle ne s’appliquerait pas à un chef de guerre et dirigeant religieux au VIIe siècle ?

D’ailleurs, on pourrait également prendre l’exemple d’Israël, Etat qui va avoir bientôt 70 ans et que Uri Avnery connaît bien puisqu’il y vit. Ce n’est pas à nous de lui rappeler que le mélange entre « actes politiques » et « actes religieux » est constant dans son pays malgré ses principes « laïques » affichés. Il suffit de mentionner les discussions permanentes autour du statut de Jérusalem, ou du tracé des frontières de l’Etat hébreu, discussions qui font explicitement référence à la Bible et qui, comme par hasard, aboutissent régulièrement à des guerres contre les Etats limitrophes et leurs populations ! Un des lieux communs antisionistes est d’ailleurs d’expliquer que Israël serait un Etat « théocratique », donc un Etat où il n’existerait aucune séparation entre le politique et le religieux. Et ce serait le seul Etat non laïque de tout le Moyen-Orient ? Hum…

L’évolution chaotique des rapports

entre juifs et musulman du VIIe au XIXe siècle

Passons maintenant brièvement à l’histoire du peuple juif avant 1948 et à ses relations avec l’Islam que Uri Avnery semble connaître bien mal. Il écrit en effet que « l’Islam interdisait expressément toute persécution des peuples du Livre » et que les « juifs ne jouissaient pas de droits totalement égaux mais presque » dans la « société islamique »…

Tout est dans le cynisme et l’hypocrisie de ce « presque ».

S’il est exact que l’islam, en tant que religion ayant un rôle politique et social décisif notamment au Moyen Orient, ne s’est jamais livré à des persécutions et des massacres d’une envergure comparable à celles des Etats chrétiens pendant des siècles puis du nazisme européens, il ne faut pas non plus avoir une vision idyllique de la situation des juifs dans les pays d’Islam.

A propos de l’âge d’or de l’islam (grosso modo entre le VIIIe et le XIe siècle), l’historien israélien Menahem Ben-Sasson (4) nous trace un portrait qui coïncide avec celui d’Avnery : « La communauté juive implantée sur les territoires du califat [plus de 90 % du peuple juif dans le monde à l’époque, précise l’auteur, NPNF] vit reconnaître son droit de vivre sa vie religieuse et sociale dans une autonomie complète, sans ingérence du pouvoir. Les frontières s’ouvrirent, déplacements et migrations devinrent possibles ». « En principe on n’imposait pas de limites particulières aux activités économiques » des minorités religieuses et on assista donc à une « multiplication des possibilités économiques » sans précédent pour les juifs et bien sûr sans équivalent dans l’Occident chrétien à la même période.

Mais pour les juifs la situation se détériora considérablement après cet « âge d’or ».

Qu’en dit l’universitaire obscurantiste Pierre Lory dans l’article déjà cité ? « Des persécutions et conversions forcées à l’islam ont pu se produire mais elles ont plutôt été rares. Elles eurent lieu souvent à des moments de convulsions millénaristes (…) sous le calife fatimide al-Hakim en Egypte au XIe siècle, sous les Almohades en Afrique du Nord au XIIe siècle, au début de la dynastie safavide en Iran au XVIe siècle (3) ».

Tout cela est bien jésuite et faux-cul. En fait, en cherchant sur divers sites Internet, on arrive à avoir un tableau un peu plus concret qui recoupe la citation précédente, mais qui demanderait des sources plus autorisées : « De 1010 à 1013 des centaines de juifs furent tués dans le sud de l’Espagne ; en 1016, les juifs furent chassés de Kairouan en Tunisie. En 1033, 6000 juifs furent massacrés à Fez (Maroc). En 1066, 4 000 juifs furent tués à Grenade. En 1140, les Almohades deviennent maîtres du Maghreb. Cette dynastie fondamentaliste de l’Islam ne laisse aux Juifs que le choix entre la conversion et la mort. En 1145, l’Andalousie passe des mains des Almoravides à celles des Almohades, dynastie musulmane qui persécutera les Juifs et détruira les principales communautés juives d’Andalousie. Les Juifs sont contraints d’adopter l’Islam et ne peuvent pratiquer le judaïsme qu’en cachette. En 1198, Al Malik Al Mouez, sultan Ayyubide, convertit de force les Juifs du Yémen à l’Islam. En 1201, à la mort du Sultan, les Juifs reprennent leur ancienne foi. En 1232, des juifs sont massacrés à Marrakech. En 1333 et 1334, des conversions forcées massives sont imposées aux juifs de Bagdad en Irak. En 1622, des persécutions contre les juifs sont lancées en Perse. De 1770 à 1786 les juifs sont expulsés de Djeddah. En 1790, a lieu un massacre de juifs à Tetouan (Maroc). »

Et la situation des Juifs ne fera qu’empirer avec les manœuvres des puissances colonialistes européennes.

Manœuvres impérialistes

et choix politiques catastrophiques

des juifs du Moyen-Orient

Selon l’historien Michel Abitbol(5), la « question des minorités religieuses sera utilisée par les puissances comme un moyen d’ingérence dans les affaires internes des pays maghrébins encore indépendants ». Et à partir du XIXe siècle, donc bien avant la création de l’Etat d’Israël censée, pour les antisionistes, être l’unique cause de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme actuel dans les pays musulmans, la situation commença à se détériorer pour les Juifs.

Des massacres de juifs eurent ainsi lieu en 1828 à Bagdad, en 1840 à Damas, en 1867 à Barfurush. En 1839, les Juifs de Mechhed, en Perse, sont contraints de se convertir à l’Islam. Cette conversion forcée est le fait de la dynastie des Kadjar. La conversion forcée de Mechhed sera aussi un massacre. Plus de trente Juifs seront assassinés et des centaines blessés. Les convertis judaïseront en cachette jusqu’après la venue au pouvoir de la dynastie des Pahlavi, en 1925. Ainsi en 1864, suite à une augmentation des impôts par le bey de Tunis, éclata une révolte au « caractère profondément religieux, qui se traduisit notamment par de nombreuses attaques contre les quartiers juifs et européens des villes tunisiennes. Ces violences redoublèrent d’intensité au cours des années suivantes (5) » et les Juifs durent demander protection aux consuls européens.

Quant à l’Algérie, « la situation des Juifs était des plus précaires, à la veille de la conquête française : victimes de nombreuses mesures discriminatoires, ils ne pouvaient circuler dans les rues dès la tombée de la nuit ni quitter la ville sans autorisation ; l’entrée de certains lieux publics leur était défendue. Ils ne pouvaient ni monter à cheval, ni porter d’armes. Vivant dans un quartier spécial, leur habillement était strictement réglementé : le rouge leur était interdit et ils ne pouvaient porter que des couleurs sombres, le noir ou le bleu. Ils n’avaient pas le droit de mettre des chaussures, sauf les riches, qui étaient tenus de porter celles-ci comme des savates » (5).

Au Maroc et au Yémen la situation des Juifs n’était pas brillante non plus, nous confirme Michel Abitbol dans un autre article [« Etre juif en terre d’Islam (XVIIIe-XXe siècle »(5)] : « (…) les oulémas traditionalistes du Maroc continueront d’ailleurs d’invoquer le “Pacte d’Omar” pour refuser aux juifs de Fès, en 1836, puis en 1898, le droit de construire des bains publics dans leur mellah (quartier juif) afin de les maintenir dans l’état d’ “avilissement” recommandé par la tradition”. “Avilissement” et “abaissement” sont aussi les termes qui reviennent le plus souvent chez les imams zaydites du Yémen qui, jusqu’au milieu du XXe siècle, convertissent de force les enfants juifs orphelins de père et de mère. Plus à l’est, en Perse, la conversion forcée a été le lot des deux mille juifs de la communauté de Mashad, en 1839, à la suite d’un incident banal impliquant un guérisseur juif accusé d’avoir blasphémé contre l’islam (3 ) ».

L’antijudaïsme augmenta considérablement au XIXe siècle parce que les juifs, qui ne supportaient plus le statut de dhimmis, choisirent de profiter des miettes ou des quelques droits que leur accordèrent les puissances européennes, trop heureuses de diviser pour régner.

Ce processus fut facilité par le fait que les juifs étaient concentrés dans un nombre limité de villes (centres du pouvoir politique et points de contact avec les puissances coloniales). Ils quittèrent leurs ghettos ou leurs maisons situées dans des quartiers populaires pour aller vivre dans les quartiers « européens ».

Et ils furent aussi avantagés par leur haut niveau d’instruction : 13 % d’enfants musulmans étaient scolarisés au Maroc et en Tunisie, contre 60 et 90 % des juifs, à la fin de l’époque coloniale. 100 % en Algérie chez les juifs français contre 8 % chez les musulmans en 1944 (chiffres cités par Michel Abitbol).

Mais la croissance de l’antijudaïsme au Moyen-Orient n’est pas simplement liée au choix politique désastreux de la masse des Juifs face à la colonisation européenne.

Comme l’explique Michel Abitbol, il fut entretenu par des « théologiens » musulmans qui (ajouterons-nous) sont aujourd’hui les idoles de l’islam politique et du salafisme intégriste : Muhammad Abduh, Muhammad Rashid Rida (tous deux fort appréciés par Tariq Ramadan dans son livre Aux sources du renouveau musulman) et Abd Allah ben Saba. Tous trois contribuèrent à épurer, « déjudaïser », la tradition musulmane au XIXe siècle et au début du XXe siècle en dénonçant l’origine juive d’une partie de la littérature (les Israiliyat) utilisée par les exégètes du Coran, les mystiques et les conteurs populaires. Ces sources juives étaient accusées d’avoir diffusé des croyances irrationnelles et fantastiques – une critique assez comique quand on sait qu’elle provenait d’obscurantistes religieux !

Protégés (dhimmis) ou boucs émissaires ?

Les Juifs ont donc plusieurs fois servi de boucs émissaires dans les situations de crise sociale et politique, dans les pays « musulmans ». Et ils ont d’autant plus été des cibles que le Coran donnait une justification religieuse à ces discriminations humiliantes, ces conversions forcées, ces pogromes. Puisque le Coran présente les juifs comme des gens qui ont trahi le message biblique, il ne faut pas s’étonner que les califes et les sultans se soient servis d’un verset du Coran (IX, 29) où Dieu et Mahomet exigent que les « détenteurs de l’Ecriture » [les juifs et les chrétiens, NPNF] « paient la jizya, en compensation pour ce bienfait et en raison de leur infériorité », pour instaurer ce fameux statut du « dhimmi » dont Uri Avnery nous vante les mérites sans le nommer explicitement et sans en définir le contenu.

Que nous en dit le Dictionnaire historique de l’Islam(6), ouvrage universitaire au ton très prudent, mais clairement islamophile ?

Les dhimmis ou « tributaires » sont les « non-musulmans qui vivent de façon permanente en pays d’islam et qui bénéficient du statut spécial de “protégés“, payant un tribut en compensation à l’hospitalité-protection ou dhimma qui leur est accordée, à condition toutefois qu’ils acceptent une situation d’infériorité légalement reconnue (6) ».

Cette définition mêle l’absurde à la langue de bois. D’une part, elle n’aurait de sens que si tous les non-musulmans étaient arrivés dans les pays d’islam APRES les musulmans. Que signifie sinon cette notion d’« hospitalité » des envahisseurs arabo-musulmans vis-à-vis des autochtones présents dans les pays envahis et pratiquant d’autres religions AVANT leur arrivée ? ! C’est un peu comme si les colons holandais, portugais, britanniques, espagnols ou français vantaient leur « hospitalité » vis-à-vis des « indigènes » qu’ils colonisèrent.

Autre hypothèse : cette notion a été forgée à une époque (le VIIe siècle) où le concept de nation n’existait pas et où il existait par contre déjà des communautés religieuses très structurées. Les croyants minoritaires étaient donc considérés automatiquement comme des « étrangers » même s’ils étaient nés sur place et descendaient de générations d’autochtones. Mais une telle conception est-elle encore efficace et surtout positive quatorze siècles plus tard ?

De plus, en quoi consiste cette « infériorité légalement reconnue » ? Le Dictionnaire historique de l’Islam n’est pas très précis sur ce sujet brûlant encore aujourd’hui mais on arrive quand même à apprendre qu’il impliquait :

– « l’obligation de respecter des signes distinctifs de couleur » ;

– « l’interdiction de porter les armes, de monter à cheval et de construire de nouvelles églises »,

– « l’obligation de payer comme marchand une taxe supérieure à celle que payait le marchand musulman » ;

– « l’obligation du témoignage limité en justice (6) » : en quoi consistent les « limites » ce témoignage ? Nos universitaires timorés n’osent nous l’expliquer à la rubrique dhimmi et le lecteur patient de leur ouvrage doit donc se rendre à la rubrique « témoignage » pour apprendre qu’en fait il s’agit de REFUSER le témoignage des « non-musulmans » car ceux-ci n’ont pas « l’intégrité morale et religieuse nécessaire » ! Par contre, les témoins « tributaires » (les dhimmis) peuvent témoigner les uns contre les autres…enfin « du moins selon la plupart des juristes » ! Ouf, voilà qui nous rassure…

– « l’interdiction d’épouser une musulmane » ;

– et « l’interdiction absolue de revenir à sa religion primitive après s’être converti à l’islam » (6 ).

Malgré toutes ces interdictions et ces mesures discriminatoires, nous explique le Dictionnaire historique de l’Islam, les Juifs arrivèrent pendant un certain temps à travailler dans toutes sortes de professions, et parfois même à « occuper un rang élevé dans la société ».

Hélas ! les « dirigeants, surtout quand ils voulaient faire preuve de zèle musulman, essayaient d’appliquer les termes les plus pénibles du statut (6) » défini par le deuxième calife, Ommar. Et le Dictionnaire historique de l’Islam est bien obligé de reconnaître que cette société fonctionnant à deux niveaux « portait en elle des germes d’intolérance qui allaient, à toute époque et en toute région, caractériser les Etats musulmans rigoristes confrontés au problème des minorités confessionnelles (6) ».

Nul besoin donc des provocations de Benoît XVI pour découvrir la nature conquérante de l’islam (comme de toutes les religions) dans les premiers siècles de son histoire et les vicissitudes des minorités religieuses qui vécurent dans les pays islamiques, notamment des juifs.

Nier, travestir ou dissimuler les faits historiques, comme le fait Uri Avnery dans son article ; nier que les juifs ont été pendant des siècles considérés comme des adversaires religieux, et donc de parfaits boucs émissaires, par les pouvoirs politiques du Moyen-Orient (avant de devenir des adversaires politiques après les interventions des puissances impérialistes européennes dans cette zone, puis plus récemment après la création d’Israël), rend un bien mauvais service à sa cause, si son objectif était de lutter contre les préjugés et les discriminations dont sont victimes les musulmans dans les pays occidentaux. On ne fera pas reculer le racisme anti-arabe et l’« islamophobie » (réelle ou imaginaire) en dissimulant ou maquillant l’histoire de la religion musulmane et de son instrumentalisation politique, bien au contraire.

(Y.C., Ni patrie ni frontières n° 18-19-20, mai 2007)

Notes

1. Tariq Ramadan, Muhamad, Vie du Prophète, Presses du Châtelet, 2006.
2. Nous parlons de « propagande philoreligieuse » quand une dizaine d’universitaires et une dizaine de journalistes se réunissent pour écrire un livre dans lequel Moïse et Jésus sont présentés comme des personnages ayant réellement existé ; la Bible comme un livre fiable d’un point de vue historique (alors qu’elle résulte de siècles de tripatouillages) ; les « révélations » de Mahomet (sa communication directe avec Dieu entre 610 et 632) comme des événements authentiques incontestables ; et les hadiths (les « dits » du Prophète) comme des textes ayant été collationnés selon une méthode scientifique (y compris lorsqu’ils ont été authentifiés trois siècles plus tard à partir de la tradition orale).
3. « La société juive en terre d’islam aux VIIe-XIIe siècles » in La société juive à travers l’histoire, t.1, Fayard, 1992.
4. « La société juive nord-africaine en système colonial du XIXe au XXe » in La société juive à travers l’histoire, t.1, Fayard, 1992.
5. In Juifs et musulmans, Une histoire partagée, un dialogue à construire, ouvrage dirigé par Esther Benbassa, Jean-Christophe Attias, La Découverte, 2006.
6. Janine et Dominique Sourdel, Dictionnaire historique de l’Islam, PUF, 1996.