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Notes sommaires sur l’Europe (Martin Thomas, AWL, 2005)
Article mis en ligne le 30 avril 2017

A
1. La construction de l’Union Européenne représente un effort des bourgeoisies européennes d’intégrer le capitalisme à l’échelle européenne, de créer un espace plus large et plus adapté à l’évolution des forces productives qui se heurtaient depuis des décennies aux limites des frontières nationales établies au XIXe siècle.
[Annexe] : Ce sont la domination mondiale des Etats-Unis et le boom capitaliste d’après 1945 qui ont permis le début de cet effort. Pendant la période des crises capitalistes des années 70, l’intégration capitaliste européenne avait déjà fait suffisamment de progrès pour survivre aux crises et même avancer un peu. Durant la période de la mondialisation néo-libérale (dès 1980) et de l’après-URSS (dès 1991), elle a continué, avec des avancées considérables (marché unique, monnaie unique, expansion, etc.)

A long terme, la création d’une Europe capitaliste solidement unifiée posera le problème d’une lutte pour la suprématie globale entre cette Europe et les Etats-Unis. A court terme, la supériorité des Etats-Unis (sur le plan militaire et en termes de cohésion politique) est si grande que, malgré d’inévitables querelles commerciales, les principaux Etats de l’Union européenne restent bien intégrés dans les structures mondiales dominées par les Etats-Unis (G8, OMC, FMI, ONU, etc.) et les Etats-Unis continuent à favoriser l’intégration capitaliste européenne comme un élément stabilisant et avantageux pour le grand capital d’origine étatsunien.
Dans le cadre du capitalisme, selon les prévisions les plus probables, la tendance à l’intégration européenne ne pourrait être renversée que par une crise catastrophique qui pousserait le capital à se réfugier encore une fois dans des cadres nationaux dépassés, c’est-à-dire par une évolution réactionnaire.

2. Cette intégration européenne, les bourgeoisies européennes la font à leur propre façon, c’est-à-dire lentement, de façon bureaucratique, avec beaucoup de gâchis, et tout en se montrant aussi dures envers les pays pauvres que l’ont été (et le sont) les divers Etats européens pour leur propre compte.
[Annexe] La politique économique générale de l’Union européenne reflète le consensus des bourgeoisies européennes : depuis les années 80, elle est néo-libérale.

3. La demi-suppression des frontières en Europe est quand même un progrès, du point de vue de la classe ouvrière. Elle crée un cadre plus ample pour le développement des forces productives et pour l’unité au-delà des frontières de la classe ouvrière. Ce serait une erreur de nier ce progrès au nom de notre hostilité à la politique néo-libérale de l’Union européenne, parce que, de toute façon, les divers Etats mèneraient cette politique séparément s’ils ne la menaient pas ensemble.
4. Les travailleurs doivent répondre à cette intégration capitaliste en œuvrant à l’unité ouvrière à l’échelle européenne ; en luttant contre le capital à l’intérieur de son processus de développement (au lieu de la stratégie utopiste, et finalement réactionnaire, qui consiste à lutter pour empêcher le développement capitaliste ou le stopper) ; en poussant vers une Europe des travailleurs à travers cette évolution capitaliste ; en prenant appui sur ce qu’a créé le capitalisme pour le dépasser.
[Annexe] Notre position s’inspire de l’attitude marxiste classique face au processus général de la concentration et de la centralisation du capital. Nous n’approuvons pas la montée destructrice des monopoles, mais nous ne soutenons pas non plus la conservation des anciennes formes du capital. Nous proposons de pousser, à travers la socialisation objective du travail par le capital, vers la socialisation consciente par les travailleurs, “fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste”.

5. Les militants ouvriers doivent donc à la fois s’opposer aux termes capitalistes de l’intégration européenne – c’est-à-dire, lutter toujours pour que les travailleurs gagnent le maximum dans le cadre de l’évolution capitaliste, sans prendre aucune responsabilité pour assurer le déroulement harmonieux de cette évolution – et s’opposer à la conservation des formes dépassées, plus étroitement nationales, du capitalisme.

B
Une politique indépendante de la classe ouvrière sur la question de l’intégration européenne s’oppose donc à la fois à deux camps capitalistes :
—  à celui de l’intégration selon les conditions du profit capitaliste maximum, c’est-à-dire actuellement, aux conditions néo-libérales,
—  et au camp qui veut ralentir ou minimiser l’intégration.
Nous devons trouver un moyen tactique d’exprimer cette position indépendante dans les référendums, etc., organisés par les bourgeoisies sur l’Europe. De notre point de vue, ces référendums sont toujours plus ou moins truqués, parce qu’ils nous offrent comme seule alternative d’approuver les mesures actuelles d’intégration capitaliste, aux conditions capitalistes, ou de faire reculer cette intégration (par exemple : de choisir entre accepter l’entrée de divers pays dans l’Union européenne ou retarder ou empêcher leur entrée ; choisir entre une monnaie unique aux conditions de Maastricht ou la conservation des monnaies nationales, etc.)
Refuser ce choix entre le “non” ou le “oui” – proposer soit l’abstention, soit un bulletin blanc, soit un boycott, ou simplement expliquer qu’on ne veut rallier ni le camp des “oui” ni celui des non “non” – c’est le moyen le plus clair d’exprimer nos idées fondamentales.

Mieux : cela nous permet d’exprimer de façon conséquente qu’il est vain d’espérer tirer parti de positions tactiques toujours fondées sur des détails secondaires de chaque référendum (par exemple, la position de LO : abstention au référendum sur Maastricht mais vote non au référendum français sur la constitution européenne ; ce vote en faveur du non est justifié par l’évolution entre-temps du PCF qui serait passé à une attitude moins franchement nationaliste et sur l’affirmation que la majorité des partisans du “non” en France – mais pas ailleurs – serait plus ou moins de gauche et “pro-européenne” ; son abstention dans le même référendum aux Antilles à côté de son “non” en France).

C
1. Le projet de constitution européenne est une tentative bourgeoise :
– d’alléger un peu les processus de décision pour mieux réguler une union qui regroupe désormais 25 pays au lieu de 15, 12, 9 ou 6, et pour faciliter l’entrée de nouveaux pays ;
– d’accélérer un peu le processus d’intégration ;
– de résumer, dans un seul texte, les traités existants de Nice, Amsterdam, Maastricht, Rome, etc. – traités pour la plupart façonnés dans le cadre du consensus bourgeois des deux décennies passées.

2. Le rejet du projet de constitution ne poussera pas l’évolution capitaliste européenne dans un sens moins dur, plus généreux, et n’accordera pas davantage de concessions aux travailleurs. Il la ralentira un peu ; il la rendra un peu plus lourde et plus circonspecte.
On peut résumer, de la façon suivante, les conséquences prévisibles des “non” français et néerlandais et de la décision maintenant probable des gouvernements de l’Union européenne d’abandonner le projet de constitution et de continuer sur la base des traités existants (plus, probablement, après des délais convenables, ces gouvernements prendront des mesures partielles de réorganisation tirées de la constitution mais introduites une par une) :
 Recul, dans un futur lointain, de l’entrée dans l’Union européenne de la Turquie et de la Croatie ;
 Retardement de l’entrée de Roumanie et de Bulgarie ;
 Prolongement des restrictions pesant sur les déplacements des travailleurs originaires de la Pologne et des autres pays récemment admis dans l’Union européenne ;
 Retardement des prochaines mesures de la “libéralisation” des services ;
 Des chances meilleures pour la Grande-Bretagne de prolonger son droit à ne pas respecter la durée maximale de la semaine de travail fixée à 48 heures ;
 Retardement de l’entrée dans la zone euro de la Grande-Bretagne, de la Suède, et du Danemark ;
 Retardement de la possibilité (bien lointaine même avec la constitution) pour l’Union européenne de se poser comme un contrepoids puissant et cohérent aux Etats-Unis à l’échelle mondiale.
En France, la victoire du “non” est évidemment une dure défaite personnelle pour Chirac, et ruine ses chances de remporter une troisième élection présidentielle en 2007. Le « non » regonflera un peu le PCF et améliore ses possibilités de créer une nouvelle union de la gauche et de gagner des postes ministériels dans un éventuel gouvernement de gauche après 2007. Pourtant, il n’est pas évident que les chances de la droite (sous Sarkozy par exemple) soient vraiment diminuées en 2007.
Bref, les conséquences probables du non sont variées. Peu d’entre elles sont clairement avantageuses aux travailleurs. Quelques-unes son clairement désavantageuses.
Ou encore : les propriétaires de la victoire du non, ceux qui peuvent en décider les conséquences, ne sont pas ceux qui ont distribué des tracts de gauche ou d’extrême gauche pour le non, mais des partisans du non comme les conservateurs britanniques et Vaclav Klaus en Tchéquie.

3. Comme l’a justement dit la Fraction de Lutte Ouvrière (27 avril 2005) : “Bien sûr, un slogan comme ‘Non à l’Europe des patrons et Oui à l’Europe des travailleurs’, qui justifie les prises de positions de la plupart des organisations d’extrême gauche, sonne bien, clair et même juste. Sauf qu’aucun bulletin de vote de ce type ne sera disponible le 29 mai pour permettre d’exprimer ce point de vue...”
Le choix réel dans ce référendum était entre la constitution et la poursuite plus lente et plus lourde de l’intégration néo-libérale européenne. Pour les révolutionnaires, il n’y avait pas de raisons suffisantes de proposer de voter oui ou de voter non.

D
1. Personne ne prétend que la victoire du non apportera des améliorations immédiates et sensibles, même petites, du type de celles qui peuvent être gagnées, par exemple, par une victoire du oui dans un référendum sur la légalisation du divorce ou de l’avortement, ou sur l’abolition d’une monarchie.
Presque toutes les argumentations pour le non s’appuient sur des calculs quant à la dynamique créée par la victoire du non et ses effets espérés ou jugés probables.
 Pour le PT, par exemple, la victoire du non doit amener à l’effondrement de l’Union européenne.
 Pour le PCF et les principaux “non” du PS, la victoire doit amener à une renégociation de la constitution et à une constitution meilleure.
 La LCR suggère, mais ne le dit pas clairement, que la victoire amènera à la convocation d’une Assemblée constituante européenne.
 Pour les camarades de Liaisons, et pour la LCR, la victoire doit amener à la démission de Chirac et de l’Assemblée nationale, la convocation d’une Assemblée constituante française, la chute de la Ve République, et donc (paraît-il, selon Liaisons) à une révolution socialiste française.
 Les plus circonspects, par exemple les camarades de Débat Militant, n’attendent qu’une remontée des luttes revendicatives.
Aucun de ces pronostics ne me paraît probable. Remarquons d’abord que tous les “non” d’extrême gauche tiennent pour illusoire la perspective de la renégociation d’une constitution meilleure. La majorité des “non” ne prévoient pas l’effondrement rapide de l’Union européenne, le retour aux anciennes barrières nationales, et ne veulent pas même ce résultat-là.
Les camarades de Liaisons, que personne ne soupçonnera d’indifférence à la question d’une Assemblée constituante européenne, jugent la perspective de la convocation d’une telle Assemblée peu accessible : “la différence des situations politiques entre Etats et l’absence de peuple européen la rendent bien plus inaccessible” qu’une Constituante en France (L142).
Remarquons aussi que si ces perspectives “européennes” des bonnes conséquences du non avaient une prise réelle sur la politique, ses partisans devraient immédiatement exiger que le Parlement européen s’oppose ouvertement aux manœuvres actuelles de la Commission européenne et du Conseil des ministres pour gérer l’après-référendum – revendiquer la démission de la Commission, etc. – ou soit soumis à des élections anticipées. Personne ne le propose.
Quant à la dynamique espérée en France, les camarades de Liaisons admettent que des élections présidentielles anticipées auraient des “fortes chances de produire... une élection par défaut d’un Sarkozy” (L145) ; que des élections législatives anticipées seraient aussi un terrain “difficile” ; et que “demander un gouvernement du PS et du PCF n’est plus crédible pour les masses pour qui cela équivaut à un gouvernement de gauche dans le cadre de la Ve République : c’est là ‘l’alternance’ qui ramène la droite au pouvoir pour faire pire et qui a été rejetée le 21 avril 2002 et le 29 mai 2005” (L144).

Ils proposent, si j’ai bien compris, la création d’une Assemblée constituante “par en bas” – “la perspective d’imposer une assemblée constituante par la lutte sociale directe, avec des élus réellement mandatés et ayant un vrai pouvoir” (L144) ou “d’une Constituante, des candidats du Non de gauche issus de la base se fédérant pour former la majorité d’une assemblée souveraine” (L143).
Mais, pour que les révolutionnaires puissent faire marcher une telle opération – la création “par en bas” d’une nouvelle assemblée parlementaire ayant plus d’autorité populaire que le parlement bourgeois déjà élu – il faut préalablement qu’ils aient un appareil organisationnel solidement implanté dans chaque hameau, chaque quartier, pour organiser les bureaux de vote, préparer les listes des candidats, convoquer les gens aux urnes, et organiser un dépouillement du scrutin auquel la grande majorité fera confiance.

Les révolutionnaires n’ont pas une telle force. S’ils en avaient même une fraction importante, ils devraient saisir le moment pour préparer des actions directement révolutionnaires plutôt que de perdre leur temps à organiser des bureaux de vote.
En plus, je remarque que, si aucun des pronostics sur les conséquences salutaires du non pour la politique française n’était fondé, ses partisans devraient reprendre l’agitation pour un nouveau Parti des travailleurs, assez courante en France dans les années 90 mais mise en veilleuse depuis lors. Ils ne le font pas, à moins qu’on n’assimile à cette perspective les discours sur une éventuelle refondation du PS.
Personne ne propose, non plus, de faire campagne pour contraindre les conseils régionaux et les grandes villes dirigés par la gauche de refuser de collaborer avec le gouvernement central et d’essayer de l’empêcher de fonctionner. Mais, si l’on pense que la victoire du non doit ouvrir la voie à la chute du gouvernement actuel et à son remplacement par un nouveau pouvoir au moins plus sensible aux revendications des travailleurs, c’est cette politique que les révolutionnaires devraient proposer.
Il est plus difficile de contester le pronostic sur une montée des luttes revendicatives. Evidemment, ceux qui s’étaient le plus investis dans la bataille du non auront un moral meilleur après la victoire, et ce sont, on me dit, surtout des syndicalistes et des militants d’extrême gauche.

Mais les effets d’encouragement primeront-ils sur tous les autres effets (victoire aussi de la droite nationaliste, regonflement de la direction du PCF, etc.) ? Impossible de faire ce calcul avec assurance.
De plus, le fait même que la majorité des syndicalistes et des militants de gauche soutiennent telle ou telle campagne – et seront évidemment encouragés, au moins à court terme, par la victoire de cette campagne – ne peut obliger tous les autres militants à se conformer à la majorité.
Toutes choses égales d’ailleurs, il est toujours bon pour les minorités révolutionnaires de saisir les occasions de se montrer solidaires de la masse des travailleurs un peu conscients, et de se montrer sensibles à leurs préoccupations. Mais ici les choses ne sont pas égales. On ne pouvait partager le geste de la majorité des travailleurs de gauche – car il s’agissait d’un geste, pas d’une lutte réelle – sans miner ses propres capacités d’exprimer l’essentiel sur la réponse nécessaire des travailleurs à l’intégration capitaliste européenne.

E
En arrière-plan de beaucoup des argumentations de la gauche et de l’extrême gauche pour le non, on trouve l’idée que l’Union européenne serait un corps d’élite, une avant-garde du néo-libéralisme, avec une pugnacité dépassant celle de tout gouvernement national.
C’est faux. L’UNION EUROPÉENNE ne peut imposer des mesures néo-libérales que par un processus à deux étapes : d’abord la création d’un consensus parmi les divers gouvernements pour ces mesures ; ensuite, grâce à la mise en application des mesures par les gouvernements. Pour des raisons structurelles, elle est d’habitude plus lente dans le néo-libéralisme que les gouvernements nationaux.
Cela paraît très évident aux militants en Grande-Bretagne, où la plupart des petites mesures sociales mises en œuvre au cours de ces vingt dernières années sont des mesures de l’Union européenne appliquées à contre-cœur par les gouvernements Thatcher, Major, et Blair. Mais c’est une vérité générale.

On peut même voir une tendance structurelle dans l’Union européenne à l’harmonisation par en haut, parce que la réduction de la valeur de la force du travail est assez difficile sans des mesures terroristes, même avec une classe ouvrière peu combative. L’écart économique entre l’Espagne et l’Irlande, par exemple, et l’Allemagne, a considérablement diminué au cours des dernières années, mais cela ne s’est pas fait par une réduction directe des salaires allemands.
En même temps on a le chômage de masse, etc., en Espagne et en Irlande. On ne doit pas “soutenir” l’Union européenne. Mais l’idée que l’Union européenne serait un archi-diable capitaliste est fausse ; pire, elle détourne la colère des travailleurs des vrais responsables (l’“ennemi principal est chez nous”) vers un vague bouc émissaire (“les bureaucrates de Bruxelles”).

F
Au fond je partage les conclusions de la Fraction de Lutte Ouvrière et de Ni patrie ni frontières sur la constitution européenne et le référendum.
Leurs textes peuvent laisser croire que, pour eux, la seule vraie lutte de classe se réduit aux grèves et aux manifestations de rue ; qu’aucune politique de front unique envers des organisations comme le PCF et le PS n’est jamais justifiée ; ou que toute discussion sur des élections, une Assemblée Constituante, etc., est stupide.
Au moins en ce qui concerne la Fraction, je ne crois pas qu’ils tiennent vraiment à de telles idées. En tout cas, nous n’y tenons pas.
Une grève ou une manifestation représente une auto-mobilisation des travailleurs plus active qu’une élection. Et toute perspective de socialisme sans mobilisation très active de la classe ouvrière est un leurre.

Il ne s’ensuit pas pour autant que des grèves ou des manifestations sectorielles, locales, ou de protestation – et, le plus souvent, c’est de cela qu’il s’agit lorsqu’on parle des grèves et des manifestations – aient forcément une importance de classe plus forte qu’une mobilisation où des dizaines de milliers de militants de la classe ouvrière, à une échelle nationale ou supranationale, mènent une campagne politique et réussissent à mobiliser des millions d’autres travailleurs pour une activité plus modeste : le vote.
Mais quelle campagne politique ? Quel vote ? Quelles élections ? Quel front unique ? Telles sont les questions fondamentales auxquelles nous devons répondre.

Martin Thomas (AWL)