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Lettre d’Emma Goldman sur la Palestine à l’éditeur de Spain in the World (1938)
Article mis en ligne le 25 octobre 2023

Cher camarade,
J’ai été intéressée par l’article « Les révolutionnaires et la Palestine », écrit par notre bon ami Reginald Reynolds dans Spain and the World du 29 juin 1938. J’approuve une partie de son contenu, mais une partie plus importante encore de son argumentation me semble contradictoire avec les idées d’un socialiste aux positions quasiment anarchistes.

Avant que je souligne ces incohérences, je souhaite dire que l’article de notre ami peut laisser croire qu’il est un antisémite enragé. Plusieurs personnes m’ont d’ailleurs demandé pourquoi Spain and the World avait publié un article antisémite. Elles étaient encore plus surprises que Reginald Reynolds en ait été l’auteur. Comme je le connais bien, j’ai pu assurer en toute tranquillité à mes amis juifs que Reginald Reynolds n’a pas le moindre atome d’antisémitisme dans son esprit, même s’il est vrai que son article donne malheureusement une telle impression.

Je ne conteste pas les critiques que notre bon ami adresse aux sionistes. De fait, je m’oppose depuis de nombreuses années au sionisme, qui n’est que le rêve des capitalistes juifs dans le monde entier de créer un État juif avec tous ses accessoires : gouvernement, lois, police, militarisme, etc. En d’autres termes, ils veulent créer une machine étatique juive pour protéger les privilèges d’une minorité [de Juifs] contre une majorité [de Juifs] (1) .

Cependant, Reginald Reynolds a tort lorsqu’il affirme que les sionistes sont les seuls partisans de l’émigration juive en Palestine. Peut-être ignore-t-il que les masses juives, dans tous les pays, et particulièrement aux Etats-Unis, ont contribué à rassembler des sommes importantes dans le même but. Ils se sont généreusement défait de leurs maigres économies dans l’espoir que la Palestine devienne un asile pour leurs frères, cruellement persécutés dans presque tous les pays européens. Le fait qu’il existe beaucoup de communes non sionistes en Palestine prouve que les ouvriers juifs qui ont aidé les juifs persécutés et pourchassés l’ont fait non pas parce qu’ils sont sionistes, mais pour la raison que je viens d’exposer, parce qu’ils pensent qu’en Palestine on les laissera tranquilles, qu’ils pourront s’y installer et vivre leur propre vie.

Le camarade Reynolds s’oppose aux Juifs qui prétendent que la Palestine était leur patrie il y a deux mille ans. Il insiste sur le fait que cela n’a aucune importance puisque les Arabes vivent en Palestine depuis des générations. Pour moi, aucun des deux arguments n’a de grande valeur, à moins de croire aux vertus du monopole de la terre et aux droits des gouvernements de chaque pays de refuser l’entrée à de nouveaux arrivants.

Reginald Reynolds sait bien que les peuples arabes ont tout autant le droit de décider qui a le droit (ou pas) d’entrer dans leurs pays que les exploités de n’importe quelle autre région du monde. En fait, notre ami l’admet lorsqu’il écrit que les féodaux arabes ont vendu la terre aux Juifs sans en informer le peuple arabe. Cela n’est pas un phénomène nouveau dans ce monde. La classe capitaliste possède, contrôle ses richesses et en dispose partout pour satisfaire ses intérêts. Qu’elles soient arabes, anglaises ou autres, les masses ont très peu de choses à dire à ce sujet.

En défendant le droit des Arabes d’empêcher les Juifs d’immigrer en Palestine, notre bon ami porte autant atteinte aux principes socialistes que son camarade John McGovern. Certes, ce dernier se fait le défenseur [des intérêts] de l’impérialisme britannique, tandis que Reginald Reynolds soutient les droits des capitalistes arabes. Mais c’est une aussi mauvaise position pour un révolutionnaire socialiste. Il est encore plus incohérent de plaider au nom du monopole de la terre, et de réserver ce droit uniquement aux Arabes.

Peut-être mon éducation révolutionnaire comporte-t-elle quelques graves lacunes, mais on m’a toujours appris que la terre devait appartenir à ceux qui la cultivaient. Ses sympathies profondes pour les Arabes ne devraient pas empêcher Reginald Reynolds de reconnaître que les Juifs ont cultivé la terre en Palestine. Des dizaines de milliers d’entre eux, des idéalistes jeunes et dévoués, sont partis en Palestine pour cultiver la terre dans les conditions très difficiles que sont celles des pionniers. Ils ont défriché des terres abandonnées et les ont transformées en terres fertiles et en jardins fleurissants. Attention : je ne dis pas que les Juifs ont davantage de droits que les Arabes, mais le fait qu’un socialiste affirme que les Juifs n’ont rien à faire en Palestine me semble exprimer une étrange conception du socialisme.

Certes, Reginald Reynolds ne nie pas aux Juifs le droit d’asile en Palestine, mais il insiste aussi sur le fait que l’Australie, Madagascar, et l’Afrique de l’Est ont parfaitement le droit de fermer leurs ports aux Juifs. Si tous ces pays ont le droit de les refouler, pourquoi ne serait-ce pas le cas des nazis en Allemagne ou en Autriche ? Ou de tous les pays ? Malheureusement, notre camarade ne mentionne pas un seul endroit où les Juifs pourraient trouver la paix et la sécurité.

Je suis persuadé que Reginald Reynolds soutient le droit d’asile aux réfugiés politiques. Je suis certain qu’il regrette que ce grand principe, autrefois l’honneur et la gloire de l’Angleterre, ne soit plus appliqué. Et moi aussi je le regrette. Je ne comprends donc pas comment Reynolds peut concilier ses sentiments positifs vis-à-vis des réfugiés politiques avec son refus d’accorder le droit d’asile aux Juifs.

Notre ami soutient ardemment le droit à l’indépendance nationale des Arabes et des autres peuples qui subissent le joug britannique. Je ne suis pas opposé à la lutte pour l’indépendance nationale, mais je n’y vois pas les mêmes avantages que lui sous un régime capitaliste. Le progrès qu’est censée apporter cette indépendance se résume à l’avènement de la démocratie, qui est une tromperie et un piège. Il suffit de se pencher sur le cas des pays qui ont récemment acquis l’indépendance nationale.

La Pologne, par exemple, les États baltes ou certains pays des Balkans. Loin d’être progressistes (dans le vrai sens du terme), ils sont devenus fascistes. Les persécutions politiques y sont tout aussi graves que sous le tsar, alors que l’antisémitisme, auparavant encouragé du sommet de l’État, infecte désormais toutes les couches de la vie sociale dans ces pays.

Cependant, puisque notre ami défend le droit à l’indépendance nationale, pourquoi n’est-il pas cohérent jusqu’au bout et ne reconnaît-il pas ce droit aux sionistes, ou, plus largement, à tous les Juifs ? Parmi tous les arguments en faveur de ce droit, la condition précaire des Juifs, le fait qu’ils soient partout indésirables devraient leur donner le droit au moins à la même considération que notre camarade accorde si sérieusement aux Arabes.

Je sais, bien sûr, que beaucoup de Juifs ne peuvent prétendre au statut de réfugiés politiques. Bien au contraire, la plupart d’entre eux se sont montrés indifférents face aux persécutions contre les travailleurs, les socialistes, les communistes, les syndicalistes et les anarchistes, tant qu’eux-mêmes étaient en sécurité. Comme la bourgeoisie en Allemagne et en Autriche, ils ont exploité les travailleurs et se sont opposés à toute tentative des masses d’améliorer leur condition. Certains Juifs allemands ont eu la témérité d’affirmer qu’ils ne s’opposeraient pas à l’expulsion des Ostjuden (les Juifs provenant de la Pologne et d’autres pays).

Tout cela est vrai, mais le fait demeure que, depuis l’arrivée de Hitler au pouvoir, tous les Juifs sans exception ont été soumis aux persécutions es plus cruelles et aux traitements les plus indignes et les plus horribles, en dehors du fait qu’ils ont été dépouillés de tous leurs biens. Il me semble donc plutôt bizarre qu’un socialiste nie à ce malheureux peuple le droit de s’installer dans d’autres pays et d’y commencer une nouvelle vie.

Le dernier paragraphe de l’article de Reginald Reynolds « Les révolutionnaires et la Palestine » (2), atteint des sommets. L’auteur écrit : « Qu’est-ce qui est le plus important ? Celui qui exprime une revendication ? La raison pour laquelle elle est avancée ? Ou qui paie la note si cette demande est justifiée ? Rejeter une revendication légitime, c’est soutenir la tyrannie et l’oppression : l’accepter et la défendre est non seulement notre devoir, mais aussi la seule politique qui puisse dévoiler les prétentions de nos ennemis. »

Cher Reginald Reynolds, la question est de savoir qui décide de la « légitimité » d’une revendication. À moins que l’on ne soit affecté de la même tare que l’auteur attribue aux Juifs, c’est-à-dire de « l’intolérable arrogance de ceux qui se considèrent comme membres d’une race supérieure », on ne peut décider si la revendication des habitants d’un pays de vouloir conserver le monopole de leurs terres est plus légitime que le besoin désespéré de millions de gens qui sont en train d’être lentement exterminés.
En conclusion, je souhaite préciser que mon attitude face à cette question tragique n’est pas dictée par mes origines juives. Elle est motivée par ma haine de l’injustice et de l’inhumanité des hommes contre d’autres. J’ai combattu toute ma vie pour l’anarchisme, seul capable de mettre fin aux horreurs du régime capitaliste et de garantir l’égalité et la liberté à toutes les races et tous les peuples, y compris les Juifs. Jusqu’à ce que ce moment arrive, je considère qu’il est incohérent, pour les socialistes et les anarchistes, de soutenir la moindre forme de discrimination contre les Juifs.

Emma Goldman, Spain and the World, 26 août 1938

NOTES du traducteur

1. Dans un « Abécédaire d’Emma Goldman » le site de la revue Ballast cite ce paragraphe tout en dissimulant le contexte et surtout la position d’Emma Goldman en faveur du droit d’émigrer en Palestine, ou dans d’autres pays, alors qu’ils sont « en train d’être lentement exterminés » comme elle l’écrit. Rappelons que l’article date de 1938, ce qui souligne la lucidité de l’auteure ! Mais la lente extermination des Juifs dans les années 1930 n’intéresse pas du tout les piètres falsificateurs radicaux chics de Ballast ! Cf. https://www.revue-ballast.fr/labecedaire-demma-goldman/ (NdT).

2. Cf. l’ouvrage Compil’ n° 1, « Question juive et antisémitisme ». Sionisme et antisionisme, Éditions Ni patrie ni frontières, 2008, pages 147 à 160, disponible également sur le site npnf.eu. Les trois articles sont « Les révolutionnaires et la Palestine » de Reginald Reynolds (1938) ; « Lettre à Spain and the World » d’Emma Goldman (1938) ; et « Réponse au directeur de Spain and the World » de Reginald Reynolds (1938) (NdT)