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Comment renforcer la solidarité avec la Palestine en gagnant la sympathie des Juifs (2003)
Par Guy Izhak Austrian et Ella Goldman
Article mis en ligne le 12 octobre 2023

O Havruta O Mituta

Donne-moi l’amitié on donne-moi la mort (Talmud Taanit, 23a)

(Même si je suis en désaccord avec de nombreux points de ce texte, l’essentiel est ailleurs. Les auteurs essaient, dans leurs suggestions, de tenir compte de la mentalité et de la sensibilité de leurs interlocuteurs, d’avancer des arguments, de proposer des attitudes pédagogiques, etc., démarche suffisamment rare dans la « gauche radicale » antisioniste pour qu’on la fasse connaître, surtout sur une question qui provoque autant de polémiques acerbes, calomniatrices ou destructives. Yves Coleman.)

De nombreux Juifs américains haïssent ce que l’armée et le gouvernement israéliens sont en train de faire, ils soutiennent les droits des Palestiniens, ils veulent parler haut et fort et agir. Ils ont hâte de se battre pour une cause qu’ils sentent très proche de leur judéité, mais, au lieu d’agir, ils éprouvent un certain malaise en observant à distance le mouvement de solidarité avec la Palestine. Certains y ont adhéré puis en sont partis, comme cette Israélo-Américaine qui démissionna d’un comité rassemblant plusieurs médias alternatifs après qu’un militant, de retour de Palestine, l’eut regardée bien en face et lui eut lancé : « Je ne veux pas t’offenser mais les Israéliens sont vraiment le peuple le plus répugnant que j’aie jamais vu » sans que les autres membres du collectif présents à cette réunion fassent le moindre commentaire.

Nous sommes deux militants juifs, israélo-américains. Nous militons à New York dans une organisation qui s’appelle JATO (Jews Against the Occupation, Les Juifs contre l’occupation) mais nous ne prétendons pas parler pas en son nom dans cet article. JATO soutient le droit des Palestiniens à l’autodétermination ainsi que le droit au retour des réfugiés palestiniens et veut que cesse l’aide américaine à Israël. Nous militons pour la Palestine parce que nous sommes scandalisés et atterrés par les crimes contre l’humanité commis en notre nom.

Nous avons décidé d’écrire cet article parce que le mouvement de solidarité avec la Palestine en Europe et aux États-Unis nous semble souvent maladroit par rapport aux Juifs. Nos adversaires politiques utilisent toute attitude insensible vis-à-vis des Juifs pour discréditer notre mouvement et justifier la répression contre les Palestiniens. Cependant notre mouvement a une chance historique, s’il élabore une vision progressiste, favorable à la libération des Juifs, d’accroître considérablement son influence et ses effectifs, de réfuter ses critiques et d’aider à mettre un terme à la guerre contre les Palestiniens.

Il est indispensable d’établir un lien entre la libération des Juifs et celle des Palestiniens, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que l’oppression antijuive ne nuit pas seulement aux Juifs. A travers l’histoire, de manière régulière et prévisible, les préjugés antisémites ont toujours été utilisés pour briser la résistance des peuples à l’oppression. Durant les époques de stabilité relative, les élites dirigeantes achètent le soutien de quelques Juifs en leur offrant des privilèges matériels et des positions publiques au pouvoir limité. La plupart des Juifs ne possèdent ni richesses ni pouvoir politique, mais il suffit qu’un petit nombre d’entre eux apparaissent comme la face visible d’un système oppressif, pour répandre l’idée fausse que les Juifs ne sont pas des êtres opprimés. Certains militants d’extrême gauche, qui pensent que l’oppression est uniquement un problème économique, partagent cette illusion et n’incluent pas les Juifs dans leurs perspectives progressistes. Pendant ce temps, les élites nourrissent subtilement des stéréotypes et des mythes selon lesquels les Juifs contrôleraient le gouvernement, seraient avides d’argent et de pouvoir, etc. Lorsque le système est menacé par une crise interne ou par la résistance populaire, les préjugés antisémites font dévier la colère et la violence des exploités loin des racines du problème et les dirigent vers un groupe de boucs émissaires : les Juifs. Chaque fois que nous réussissons à survivre à une nouvelle explosion de persécutions, nous, les Juifs, nous sommes tentés de coopérer à notre propre oppression en acceptant une fois de plus les quelques privilèges temporaires que peut nous rapporter une alliance illusoire avec la classe dirigeante. Et en agissant ainsi, nous nous isolons des autres peuples opprimés.

Un locataire, par exemple, peut en venir à haïr son propriétaire juif plutôt que de s’attaquer aux lois de la ville et de l’État concernant le logement, et plus généralement au système de la propriété privée. Un exemple récent de cette dynamique nous a été fourni lors de la Conférence mondiale contre le racisme à Durban en 2001. Les Etats-Unis ne voulaient pas y participer parce que tout leur système économique est fondé sur le racisme et l’impérialisme que cette conférence entendait critiquer. Mais les représentants nord-américains ont déclaré qu’ils n’assisteraient pas à la conférence parce qu’elle critiquerait Israël. Cette manipulation a provoqué des manifestations de haine antijuive à Durban, manifestations que les médias ont à leur tour utilisées pour discréditer cette conférence très importante, ce qui a nui à la cause palestinienne et à la résistance contre l’impérialisme occidental.

La guerre contre les Palestiniens fonctionne suivant le même schéma, à une échelle internationale, encore plus extrême. Les puissances impérialistes (1) ont aidé financièrement un peuple traumatisé par l’Holocauste à coloniser le Moyen-Orient. Les Juifs israéliens ont bénéficié de certains avantages matériels et ont éprouvé un sentiment trompeur de sécurité alors que ce sont surtout les intérêts des sociétés américaines spécialisées dans le pétrole et les ventes d’armes qui sont en jeu. Israël n’est qu’un petit pion de l’impérialisme américain à l’échelle mondiale et l’« aide » américaine à Israël ne représente qu’une petite part des dépenses militaires américaines.

Pendant ce temps, on accuse surtout Israël de manipuler les idées antisémites traditionnelles. Les racistes propagent le mythe que les Juifs contrôleraient le budget et l’État américains, ce qui détournerait des ressources importantes au lieu de satisfaire les besoins de la population américaine. Le gouvernement et les grands médias américains propagent le racisme contre les Arabes et contre les autres peuples de couleur, tout en exprimant une bruyante sollicitude vis-à- vis du sort d’Israël et en dénonçant les préjugés antisémites. Ce déséquilibre nous rend, nous les Juifs, extrêmement visibles et provoque la colère d’autres groupes opprimés, ce qui isole notre oppression de la leur.

En l’absence d’une voix forte, progressiste et constante, qui proteste contre leur oppression, de nombreux Juifs commettent l’erreur de lutter pour leur libération sans chercher à avoir des alliés et sans se préoccuper d’autres oppressions. D’un autre côté, les Juifs qui militent dans des mouvements progressistes sont souvent sommés de s’assimiler, de « ne pas prendre trop de place », lorsque d’autres luttes semblent beaucoup plus urgentes. En réalité, les mouvements sociaux ont assez de place pour lutter ensemble contre toutes les oppressions. Nous, les Juifs, nous avons besoin d’alliés progressistes qui luttent avec nous, pour notre libération. Et lorsque nous luttons en solidarité avec d’autres groupes, nous avons besoin que nos alliés nous encouragent à être fier de nos identités juives.

Treize conseils aux non-Juifs ...

1. L’antisémitisme est présent partout. Inutile de prétendre que le mouvement de solidarité avec la Palestine en est exempt. L’antisémitisme avançant souvent masqué, rejeter ce type d’accusations ne fait que les renforcer. Il est plus efficace d’écouter patiemment ces critiques, de les analyser, même si elles viennent de la droite. Un Juif ne se sentira jamais rassuré si vous contentez de lui affirmer : « Je ne suis pas antisémite. » Dites plutôt : « Je sais que l’antisémitisme existe et je veux le combattre. »

2. Lorsque quelqu’un commence à tenir des propos antisémites, coupez-lui la parole immédiatement. Lorsque des non- Juifs s’opposent à des attaques contre des Juifs, comme par exemple une svastika sur un panneau dans une manif, ce type de geste se grave dans notre tête et promeut la confiance et la solidarité entre Juifs et non- Juifs.

3. Lorsque des Juifs essaient d’exprimer comment ils vivent l’antisémitisme et l’oppression sous des formes qui paraissent plutôt invisibles aux non-Juifs, ne réagissez de façon pontifiante. Ne nous expliquez pas que le concept d’antisémitisme évacue le racisme contre les Arabes, ne nous infligez pas un grand discours sur la façon dont le thème de l’Holocauste est manipulé politiquement et ne nous rappelez pas à chaque fois que nous n’avons pas été et ne sommes pas les seules victimes de la guerre et de l’oppression. Écoutez-nous lorsque nous parlons de notre souffrance, sachez apprécier notre confiance. Choisissez le bon moment et les termes appropriés pour exprimer vos opinions sur les thèmes évoqués ci-dessus.

4. Soyons clairs, le conflit Israël/Palestine concerne et ne concerne pas l’Holocauste. Ceux qui prétendent que l’Holocauste n’a rien à voir avec la Palestine sont souvent ceux qui ensuite inscrivent des svastikas sur des pancartes anti-Sharon. Personne n’a vraiment dépassé ce traumatisme, et c’est pourquoi nous avons tous du mal à comprendre le présent sans être envahis par le passé. Nous, les Juifs, ne vous disons pas : « N’en parlez pas » mais plutôt : « Ne considérez pas l’Holocauste comme un problème d’intérêt purement théorique ou analytique. Et n’insinuez pas que, depuis le temps, nous aurions dû avoir dépassé ce traumatisme. »

5. Ne traitez pas les Juifs qui soutiennent le mouvement de libération des Palestiniens comme de « bons Juifs ». Cette attitude paternaliste implique que la culture juive serait globalement réactionnaire et donne l’impression que nous serions en train de trahir notre peuple. Comme toutes les cultures, les cultures juives sont fascinantes et complexes, et ne sont pas épargnées par toutes sortes d’idées irrationnelles qui découlent de l’oppression. Le mouvement de solidarité avec la Palestine ne pourrait que se développer davantage s’il montrait du respect et de l’attention pour les cultures juives. Les Juifs ne sont pas automatiquement réactionnaires lorsqu’ils cherchent à trouver un sens à leurs langues, leurs coutumes, leurs littératures, à l’étoile de David ou à d’autres symboles. De plus, le fait d’être athée ou de critiquer la religion ne doit pas mener à mépriser le judaïsme ; notre judéité est justement l’un des facteurs qui pousse nombre d’entre nous à combattre pour la justice.

6. En tant que militants pour la Palestine, nous critiquons souvent la façon dont l’Etat d’Israël a utilisé la judéité pour justifier son existence légale. Mais c’est une erreur de critiquer cette politique en niant l’existence d’une identité juive. Certes les identités juives combinent différentes cultures, ethnies, langues et traditions religieuses, mais toutes ces identités sont légitimement juives. Nous, les Juifs, nous avons le droit de sentir que nous constituons un peuple et nous avons besoin d’entendre nos alliés nous dire qu’ils souhaitent que la judéité puisse s’épanouir dans des sociétés multiculturelles, démocratiques et justes.

7. N’oubliez pas que la plupart des Juifs qui s’opposent à l’occupation israélienne sont des sionistes, c’est-à-dire qu’ils croient qu’un État-nation juif est essentiel à la sécurité et à la survie des Juifs. Vous pouvez être en désaccord avec eux (comme nous le sommes), mais votre critique du sionisme sera bien plus efficace si vous montrez que vous comprenez pourquoi le sionisme a un tel impact émotionnel pour les Juifs. Par exemple, l’expression « sionisme = racisme » nous semble juste à nous militants pour la Palestine. Mais cette formule simple implique que le seul motif des Juifs venus habiter en Israël/Palestine aurait été d’opprimer les Palestiniens, alors qu’en fait il s’agissait pour eux d’une question de survie. Les survivants de l’Holocauste (2) , ceux qui attendaient dans les camps de personnes déplacées en 1945, ne connaissaient pas les lettres et les journaux personnels des dirigeants sionistes, documents dans lesquels ils décrivaient leurs intentions colonialistes en termes franchement racistes. Lorsque nous critiquons le sionisme, nous devrions toujours offrir une vision alternative et radicale de la libération juive, dans laquelle les Juifs pourront vivre en paix, être traités comme des citoyens normaux, dans tous les pays du monde.

8. Il est peut-être utile de rappeler que le mot « Israël » n’a pas été inventé par Theodor Herzl à la fin du XIXe siècle. Israël, qui signifie en hébreu « la lutte avec Dieu », est un mot qu’utilisent les Juifs pour se décrire eux-mêmes depuis trois mille ans. Si nous critiquons les Etats-nations et luttons pour mettre fin à l’occupation, nous devons comprendre que des mots comme « anti-Israël » ou des autocollants « apartheid IS-REAL » (jeu de mots en anglais sur « l’apartheid est réel/ l’apartheid en Israël », NdT) sonnent comme une attaque personnelle pour de nombreux Juifs. De plus, bien avant l’apparition du sionisme, le concept de la « terre d’Israël » a été un élément constant de notre conscience à travers l’histoire. Une approche réaliste de l’avenir de la Palestine doit tenir compte de la permanence de cet élément dans le rapport des Juifs à la terre d’Israël, même si ce rapport ne peut être exclusif.

9. Nous devons reconnaître que la gauche radicale israélienne est un élément essentiel de notre mouvement, la soutenir et lui demander son avis. Mépriser les Israéliens ne conduit qu’à l’antisémitisme et à des positions politiques néfastes.

10. Recueillez des informations sur la libération des Juifs auprès de Juifs qui comprennent bien cette question. Un Juif qui affirme que la libération des Juifs ne le concerne pas ne devrait pas être invité dans le cadre d’une discussion sur Israël/Palestine pour servir de faire-valoir aux partisans de la Palestine. Entraidez-vous mutuellement pour acquérir des connaissances afin de devenir des alliés dans le combat pour la libération des Juifs. Organisez des discussions, des groupes de travail, des événements culturels et écrivez des articles comme celui-ci. Ne laissez pas les Juifs se transformer en spécialistes de ces questions.

11. Essayez de vous souvenir de tout ce que vous avez entendu dire sur les Juifs. Analysez toutes les idées et les sentiments décrivant de façon négative les attitudes des Juifs vis-à-vis des non-Juifs. Faites-nous part de vos réflexions pour que nous y réfléchissions ensemble, pas pour vous défouler.

12. Chacun intériorise l’oppression dont il est victime : tout peuple opprimé en arrive à croire en des mensonges sur sa propre histoire ; il reproduit même souvent des stéréotypes négatifs et les renforce. Posez des questions aux Juifs qui expriment leur colère ou leur mépris vis-à- vis d’autres Juifs. Encouragez-nous à être fiers d’être Juifs et de notre culture. Et si vous avez envie de faire l’éloge des qualités physiques ou morales des Juifs, surtout ne vous gênez pas. Vous n’en ferez jamais trop.

13. Rappelez-vous que les Juifs peuvent entendre toutes vos critiques à propos d’Israël s’ils sont persuadés que vous vous intéressez à eux et à leur sécurité. Il ne suffit pas de veiller à ne pas dire n’importe quoi. Essayez de faire sentir à vos interlocuteurs que vous vous battez aussi pour la libération des Juifs.

...Et deux conseils aux Juifs

1. Souvenez-vous que la libération des Juifs fait partie des objectifs des mouvements progressistes. Vous tenir à l’écart ne fera que ralentir toutes les autres luttes de libération. Alors sortez de votre anonymat et de votre silence ! Et rappelez- vous que chacun a sa manière de vivre sa judéité au grand jour. Rien n’est « trop juif » ou « pas assez juif ». Sachez que vous êtes tous de bons Juifs.

2. Ne tombez pas dans le piège de l’isolement. Ne limitez pas vos discussions sur la libération des Juifs aux seuls Juifs. Cherchez des alliés. Partez toujours de l’hypothèse que nos camarades non juifs veulent acquérir des connaissances utiles pour agir dans la bonne direction et de façon efficace. Et liez toujours votre combat pour la libération des Juifs à celui de la libération des Palestiniens et à la lutte pour mettre un terme à toutes les oppressions.
Chaque fois que nous exprimons notre intérêt pour les communautés juives, nous militons contre notre oppression. Le combat pour la libération des Juifs transformera et fera avancer le mouvement pour la libération des Palestiniens, d’une façon incommensurable et que nous avons aujourd’hui du mal à imaginer.

Guy Izhak Austrian et Ella Goldman

Lectures conseillées :
Michael Lerner, The Socialism of Fools : Anti-Semitism on the Left (Le socialisme des imbéciles : l’antisémitisme dans la gauche)
Elly Bulkin, Minnie Bruce Pratt, and Barbara Smith, Yours in Struggle : Three Feminist Perspectives on Anti-Semitism and Racism (Trois analyses féministes de l’antisémitisme et du racisme)

Merci à Sara Marcus pour son aide, et merci à tous ceux qui nous ont encouragé, fourni des informations et apporté des critiques pour rédiger cet article.

NOTES du traducteur

1. En fait, ce ne sont pas les « puissances impérialistes » (sauf à considérer l’URSS comme telle, ce que ne font généralement les gens de gauche et d’extrême gauche) c’est l’URSS qui a armé les Juifs israéliens en 1948 contre l’invasion des États arabes !!!

2. Au XIXe siècle, officiellement 15 000 Juifs (sans doute le double ou le triple en réalité) vivaient sur le territoire de la Palestine avant les différentes « alyas » qui eurent lieu BIEN AVANT le judéocide. Il y eut, entre 1881 et 1928, quatre « alyas », amenant en Palestine, successivement 10 000, 30 000, 35 000 et 80 000 Juifs, soit 155000 Juifs. Et la cinquième alyas (1929-1939) permit à 180 000 Juifs d’arriver en Palestine. Il est donc faux d’affirmer que les Juifs ne seraient venus en Palestine qu’à partir du génocide hitlérien ou que la création d’un embryon d’Etat juif en Palestine soit liée en quoi que ce soit aux crimes contre l’humanité commis par les nazis pendant la seconde guerre mondiale.

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Article traduit et publié en français dans le numéro 8/9 de la revue Ni patrie ni frontières de mai 2004 dont tous les textes se trouvent ici : https://npnf.eu/spip.php?article295