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Ni patrie ni frontières
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Gush Shalom (2001) : 80 thèses pour une paix israélo-palestinienne
Article mis en ligne le 9 octobre 2023

(Ce document de travail a été proposé le 13 avril 2001 par Uri Avnery et soumis par Gush Shalom au débat public. Nous remercions Gush Shalom de nous avoir autorisés à le reproduire dans ce numéro de Ni patrie ni frontières de mai 2004. Nous l’avons choisi parce qu’il offre une relation équilibrée de l’histoire d’Israël-Palestine et propose quelques solutions élémentaires au conflit. NDLR)

1. Le processus de paix s’est effondré, et a entraîné dans sa chute une grande partie du camp de la paix israélien.
2. Les éléments de circonstance, tels que les affaires de personnes ou de politique politicienne, un leadership défaillant, ou les événements politiques, aussi bien locaux que mondiaux, ne sont que l’écume de la vague. Sans nier leur importance, ils ne suffisent pas à expliquer correctement cet effondrement total.
3. La réelle explication ne peut être trouvée qu’en profondeur, aux racines du conflit historique qui oppose les deux nations.
4. Le processus de Madrid-Oslo a échoué parce que les deux parties y avaient des objectifs contradictoires.
5. Les objectifs de chacune des deux parties étaient cohérents avec leurs intérêts essentiels. Ils se sont formés à partir de la façon dont chacun se raconte son Histoire, et par le regard différent que les deux parties portent sur le conflit, au long de ces 120 dernières années. Les versions israéliennes et palestiniennes de l’Histoire sont en complète contradiction, en général comme dans le moindre détail.
6. Du côté israélien, les négociateurs et les décisionnaires ont agi en négligeant totalement la version palestinienne de l’Histoire. Même lorsqu’ils étaient animés de la meilleure volonté d’aboutir à une solution, leurs efforts étaient condamnés à l’échec par leur incapacité à comprendre les aspirations nationales, les traumatismes, les peurs et les espoirs des Palestiniens. Sans parler de symétrie entre les deux côtés, l’attitude des Palestiniens fut comparable.
7. La résolution d’un conflit si ancien n’est possible que si chacune des parties se montre capable de comprendre l’univers spirituel et national de l’autre, et qu’elle se montre prête à traiter l’autre sur un pied d’égalité. Une attitude insensible, condescendante et dominatrice exclut toute possibilité de règlement négocié.
8. Le gouvernement Barak, qui avait suscité tant d’espoir, a montré toutes ces attitudes, de là l’énorme écart entre ses promesses initiales et ses résultats désastreux.
9. Une partie importante de l’ancien camp de la paix (appelé aussi la « gauche sioniste », ou « camp éclairé ») a présenté les mêmes symptômes, et s’est donc effondrée en même temps que le gouvernement qu’elle soutenait.
10. En conséquence, le premier objectif d’un nouveau camp de la paix israélien est de se débarrasser de ses mythes fallacieux, et d’une vision univoque du conflit.
11. Cela ne signifie pas que la version israélienne de l’Histoire doit être automatiquement rejetée, ni la version palestinienne acceptée de façon inconditionnelle. Mais cela exige de l’ouverture d’esprit et une capacité à comprendre la position de l’autre dans le conflit, de façon à rapprocher les deux versions nationales de l’Histoire.
Toute autre façon de faire conduira à une perpétuation sans fin du conflit, avec des périodes d’apparente tranquillité et d’apaisement, fréquemment entrecoupées d’actions violentes et hostiles entre les deux nations, ainsi qu’entre Israël et le monde arabe.
Compte tenu du rythme selon lequel se développent les armes de destruction massive, les prochains rounds pourraient mener à la destruction de tous les adversaires dans ce conflit.
Les racines du conflit
12. Le conflit israélo-palestinien est le prolongement du choc historique entre le mouvement sioniste et le peuple arabe palestinien, un choc qui a débuté à la fin du XIXe siècle et qui n’a pas encore pris fin.
13. Le mouvement sioniste a été, à la base, une réaction des Juifs devant l’émergence des mouvements nationalistes européens, tous hostiles aux Juifs. Ayant été rejetés par les nations européennes, certains Juifs décidèrent de s’établir en tant que nation séparée et, suivant le nouveau modèle européen, d’établir leur nouvel État national là où ils pourraient être maîtres de leur destin. Ce principe de séparation, qui est la base de l’idée sioniste, eut plus tard des conséquences d’une portée considérable. Le principe sioniste de base, fondé sur le modèle européen, selon lequel une minorité ne peut pas exister dans un État-nation homogène, a conduit plus tard à une exclusion de fait de la minorité nationale vivant dans l’État sioniste créé 50 ans plus tard.
14. Des motivations traditionnelles et religieuses ont conduit le mouvement sioniste à se tourner vers la Palestine (Eretz Israel en hébreu), et la décision fut prise d’établir l’État juif sur cette terre. La formule était : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Cette formule ne reposait pas seulement sur l’ignorance, mais aussi sur l’arrogance envers les peuples non européens qui prévalait en Europe à cette époque.
15. La Palestine n’était pas vide, ni à la fin du XIXe siècle, ni à aucune autre période. À cette époque, la Palestine était peuplée d’un demi-million d’habitants, dont 90% d’Arabes. Évidemment, cette population s’est opposée à l’incursion sur sa terre d’une autre nation.
16. Le mouvement national arabe est né pratiquement au même moment que le mouvement sioniste, à l’origine pour combattre l’empire ottoman, puis les régimes coloniaux créés sur ses décombres à la fin de la Première Guerre Mondiale. Un mouvement national arabe palestinien s’est développé dans le pays après la création par les Britanniques d’un État séparé nommé « Palestine », au moment de la lutte contre l’infiltration sioniste.
17. Depuis la fin de la Première Guerre Mondiale, il y a eu une lutte continue entre deux mouvements nationalistes, le mouvement juif-sioniste, et le mouvement palestinien-arabe, les deux mouvements aspirant à accomplir leurs objectifs, totalement contradictoires, à l’intérieur d’un même territoire. Cette situation est restée inchangée jusqu’aujourd’hui.
18. Avec l’intensification des persécutions contre les Juifs en Europe, et avec la fermeture de leurs portes par les autres pays du monde aux Juifs qui tentaient de fuir l’enfer, le mouvement sioniste s’est renforcé. La Shoah, qui a coûté la vie à 6 millions de Juifs, a donné de la force morale et politique à la revendication du sionisme qui a conduit à la création de l’État d’Israël.
19. Le peuple palestinien, assistant à la croissance de la population juive sur sa terre, ne pouvait comprendre pour quelle raison il devait payer le prix des crimes commis par les Européens contre les Juifs. Il s’est opposé à la poursuite de l’immigration juive, et à l’achat de terres par des Juifs.
20. Le désintérêt absolu de chacun des deux peuples envers l’existence nationale de l’autre a inévitablement produit des perceptions fausses ou biaisées, qui prennent leurs racines dans l’inconscient collectif de chacun. Ces perceptions affectent l’attitude de chacun envers l’autre, jusqu’aujourd’hui.
21. Les Arabes ont cru que les Juifs avaient été implantés dans leur pays par l’impérialisme occidental pour placer le monde arabe sous son joug et prendre le contrôle de ses richesses. Cette conviction a été renforcée par le fait que le mouvement sioniste, dès le début, a cherché à nouer une alliance avec au moins une puissance occidentale (Allemagne, Grande Bretagne, France, États-Unis), pour venir à bout de la résistance arabe. Ceci eut pour résultat une coopération de fait et une communauté d’intérêts entre l’entreprise sioniste et les forces impérialistes et colonialistes, contre le mouvement nationaliste arabe.
22. En revanche, les Juifs étaient convaincus que la résistance des Arabes à l’entreprise sioniste – destinée à sauver les Juifs de l’Europe en flammes – découlait de la nature meurtrière des Arabes et de l’Islam. A leurs yeux, les combattants arabes étaient des « bandes », et les soulèvements de l’époque étaient qualifiés d’« émeutes ».
(Il est à noter que, dans les années 20, le dirigeant sioniste le plus extrémiste, Ze’ev Jabotinsky, fut pratiquement le seul à reconnaître que la résistance arabe à la colonisation sioniste était une réaction inévitable, naturelle, et de ce point de vue juste, d’un peuple « indigène » qui défend son pays contre une invasion étrangère. Jabotinsky reconnaissait également le fait que les Arabes en Palestine constituaient une entité nationale en soi, et se moquaient des tentatives de corrompre les dirigeants des autres pays arabes en vue d’obtenir d’eux qu’ils fassent cesser la résistance palestinienne arabe. La conclusion de Jabotinsky fut d’ériger un « mur de fer » contre les Arabes, et d’écraser la résistance palestinienne par la force.)
23. Cette perception totalement contradictoire des faits affecte tous les aspects du conflit. Par exemple, les Juifs ont perçu leur lutte pour le « travail juif » comme une tentative progressiste de transformer une nation de commerçants et de spéculateurs en une nation d’ouvriers et d’agriculteurs. Les Arabes, en revanche, l’ont considérée comme une tentative criminelle des sionistes de les déposséder, de les chasser du marché du travail et de créer, sur leur terre, une économie juive séparée et sans Arabes.
24. Les sionistes étaient fiers de leur « mise en valeur de la terre ». Ils l’avaient acquise au prix fort, avec l’argent collecté auprès des Juifs du monde entier. Des « olim » (nouveaux immigrants, littéralement pèlerins), précédemment intellectuels ou commerçants, gagnaient maintenant leur vie à la sueur de leur front. Ils ont cru avoir accompli cela par des moyens pacifiques, et sans déposséder un seul Arabe. Pour les Arabes, il s’agissait d’une cruelle histoire de dépossession et d’expulsion : les Juifs ont acquis des terres auprès de propriétaires terriens riches et absentéistes, et ont expulsé de force des fellahs qui y avaient vécu depuis des générations, et pour lesquels la terre était leur gagne-pain. Pour les aider dans cette entreprise, les sionistes utilisèrent la police turque, puis britannique. Les Arabes assistaient avec désespoir à la confiscation de leurs terres.
25. En réponse à l’argument des sionistes d’avoir « transformé un désert en jardin », les Arabes citaient les témoignages de voyageurs européens qui, pendant plusieurs siècles, avaient décrit la Palestine comme une terre peuplée et florissante, à l’instar de ses voisins de la région.
Indépendance et désastre
26. Le contraste entre les deux versions nationales de l’Histoire a atteint un sommet avec la guerre de 1948, une guerre nommée par les Juifs « la Guerre d’indépendance », ou même la « Guerre de Libération », et par les Arabes, « El Naqba », le désastre.
27. Avec l’intensification du conflit, et toujours sous le coup de l’impact de la Shoah, l’ONU décida de diviser le pays en deux États, juif et arabe. Jérusalem et ses environs étaient censés demeurer une entité à part, sous juridiction internationale. 55% de la terre furent affectés aux Juifs, y compris le désert du Néguev.
28. Le mouvement sioniste accepta la partition, convaincu qu’il était crucial d’établir une fondation solide pour une souveraineté juive. Dans les réunions à huis clos, David Ben Gourion ne cacha jamais son intention d’étendre le territoire alloué aux Juifs à la première occasion. C’est la raison pour laquelle la Déclaration d’indépendance d’Israël n’incluait pas de définition de ses frontières, et le pays est demeuré sans frontières définies jusqu’aujourd’hui.
29. Le monde arabe refusa le plan de partition, le considérant comme une tentative ignoble de la part de l’ONU, qui à l’époque était essentiellement un club réunissant les nations occidentales et communistes, de diviser un pays qui ne lui appartenait pas. De plus, remettre la plus grande partie du pays à une minorité juive qui représentait à peine un tiers de la population, le rendait à leurs yeux encore plus inacceptable.
30. Il était inéluctable que la guerre, dont l’initiative revint aux Arabes après la partition, fût une guerre « ethnique », le genre de guerre où chaque côté tente de conquérir le plus de territoires possible, et d’en expulser la population appartenant à l’autre côté. Toutes les opérations de cette sorte (appelées plus tard « nettoyages ethniques ») impliquent des expulsions et des atrocités.
31. La guerre de 1948 fut une extension directe du conflit arabo-sioniste, au cours duquel chaque partie cherchait à atteindre ses objectifs. Les Juifs voulaient établir un État national homogène qui soit le plus étendu possible. Les Arabes voulaient éradiquer l’entité sioniste qui s’était établie en Palestine.
32. Les deux côtés ont pratiqué le nettoyage ethnique, en tant que partie intégrante de leur combat. Peu d’Arabes sont demeurés dans les territoires conquis par les Juifs. Et aucun Juif n’est demeuré dans les territoires conquis par les Arabes. Cependant, du fait que les territoires conquis par les Juifs dépassaient de beaucoup ceux conquis par les Arabes, il en résulta un déséquilibre. (Les idées d’« échange de populations » et de « transfert » furent évoquées par les organisations sionistes dès les années 1930. De l’autre côté, nombreux étaient les Arabes qui pensaient que les sionistes devaient retourner là d’où ils venaient.)
33. Les Juifs ont entretenu le mythe du « seuls contre tous », mythe supposé décrire la situation d’une communauté juive de 650 000 habitants luttant contre un monde arabe de cent millions d’habitants. La communauté juive perdit 1% de sa population dans la guerre. Les Arabes développèrent un récit totalement différent : une population éclatée, sans leadership national à proprement parler, sans commandement unifié pour diriger ses maigres forces, disposant d’armes peu nombreuses et pour la plupart obsolètes, affrontait une communauté juive extrêmement bien organisée, et très bien formée à son armement. Selon ce récit, les pays arabes voisins avaient trahi les Palestiniens, et, lorsqu’ils avaient fini par envoyer leurs armées, celles-ci opérèrent essentiellement en concurrence les unes avec les autres, sans coordination ni plan concerté. Du point de vue aussi bien social que militaire, les capacités de combat des Israéliens dépassaient de loin celles des pays arabes, qui sortaient à peine de la période coloniale.
34. Selon le plan de L’ONU, l’État juif devait comprendre une population d’environ 40% d’Arabes. A la faveur de la guerre, l’État juif repoussa ses frontières, et son territoire finit par occuper 78% de la superficie totale du pays. Ce territoire était devenu pratiquement vide d’Arabes. Si les populations arabes de Nazareth et de quelques villages de Galilée restèrent, ce fut pratiquement par hasard. Les villages du Triangle, donnés par le roi Abdallah dans le cadre d’un accord, ne purent être évacués.
35. Au total, 750 000 Palestiniens furent déracinés pendant la guerre. Certains fuirent, poussés par la peur des combats, comme le font toutes les populations civiles, dans toutes les guerres. D’autres furent chassés par des actes de terrorisme tels que le massacre de Deir Yassin. D’autres encore furent expulsés dans le cadre d’un nettoyage ethnique.
36. Il faut ajouter un facteur au moins aussi important que les expulsions : les réfugiés ne furent pas autorisés à retourner dans leurs maisons une fois les combats terminés, comme il est de coutume après une guerre conventionnelle. Bien au contraire, le nouvel État d’Israël considéra la fuite des Arabes comme un bienfait, et procéda à la démolition de 450 villages arabes. De nouveaux villages, juifs, furent construits sur leurs ruines, et de nouveaux noms hébraïques leur furent donnés. Dans les villes, les maisons abandonnées servirent à loger de nouveaux immigrants.
Un État juif
37. La signature d’un cessez-le-feu à la fin de la guerre de 1948 ne mit pas fin au conflit historique, qui, au contraire, prit de nouvelles formes, plus aiguës encore.
38. Le nouvel État d’Israël consacra ses premières années à la consolidation de son caractère d’« État juif » homogène. Des expropriations de terres eurent lieu sur une grande échelle, touchant aussi bien les propriétaires « absents » (les réfugiés), que ceux qu’on désignait officiellement d’« absents présents » (les Arabes restés physiquement en Israël mais auxquels on refusait qu’ils deviennent citoyens), ou même des Arabes citoyens israéliens. La plupart de ces terres furent confisquées. Sur ces terres fut créé un réseau dense d’agglomérations juives. On invita des « immigrants » juifs à venir en masse, en ayant même recours à la séduction. Grâce à cet effort, la puissance de l’État se multiplia, en quelques années.
39. En même temps, l’État d’Israël conduisit une vigoureuse politique tendant à oblitérer le caractère national de l’entité palestinienne. Avec l’aide d’Israël, le roi Abdallah de Transjordanie prit le contrôle de la Cisjordanie, et depuis lors, Israël garantit de fait, sur le plan militaire, l’existence du royaume de Jordanie.
40. Le traité entre Israël et le royaume hachémite, en vigueur durant trois générations, reposait un principe fondamental : empêcher la création d’un État arabe palestinien indépendant, considéré, alors comme aujourd’hui, comme un obstacle à la réalisation des objectifs du sionisme.
41. Un changement historique intervint du côté palestinien à la fin des années 1950, lorsque Yasser Arafat et ses alliés fondèrent le mouvement du Fatah, destiné à libérer le mouvement de libération palestinien de sa dépendance envers les gouvernements arabes. Ce n’est pas par hasard si ce mouvement est né après l’échec du grand concept panarabe, dont le partisan le plus célèbre était Gamal Abdel-Nasser. Jusqu’alors, de nombreux Palestiniens avaient espéré se fondre dans une nation panarabe unifiée. C’est quand cet espoir s’évanouit qu’une identité nationale palestinienne spécifique émergea de nouveau.
42. L’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) fut créée par Gamal Abdel-Nasser pour empêcher une action palestinienne autonome susceptible de l’entraîner dans une guerre avec Israël qu’il ne désirait pas. Cette organisation devait permettre à l’Égypte d’exercer son autorité sur les Palestiniens.
Cependant, après la guerre de juin 1967 et la défaite arabe, le Fatah avec Yasser Arafat à sa tête, prit le contrôle de l’OLP, et se trouve être depuis le seul représentant du peuple palestinien.
La guerre des Six Jours
43. Les deux côtés perçoivent la guerre de juin 1967 de manière très différente, comme c’est le cas pour tout événement tout au long des cent vingt dernières années. Selon le mythe israélien, cette guerre fut une guerre de défense désespérée, qui plaça de façon miraculeuse de nombreux territoires entre les mains d’Israël. Selon le mythe palestinien, les dirigeants égyptiens, syriens et jordaniens tombèrent dans un piège tendu par Israël pour s’emparer ce qui restait de la Palestine.
44. De nombreux Israéliens croient que la « Guerre des Six Jours » est à la source de tous les maux, et que ce n’est qu’à ce moment qu’un Israël pacifiste et progressiste s’est transformé en un conquérant et un occupant. Cette conviction leur permet de conserver une vision absolument pure du sionisme et de l’État d’Israël jusqu’à cette date, et de préserver ainsi leurs anciens mythes. Il n’y a rien de réel dans cette légende.
45. La guerre de 1967 ne fut qu’un avatar du conflit entre les deux mouvements nationaux. Seules les circonstances changèrent, non l’essence. Les objectifs essentiels du mouvement sioniste, l’expansion et la colonisation, purent se réaliser sur de nouveaux espaces. Les circonstances particulières avaient cependant rendu impossible un nettoyage ethnique de grande envergure, mais plusieurs centaines de milliers de Palestiniens avaient néanmoins été chassés.
46. Israël avait reçu (en partage) 55% de la terre de Palestine lors du plan de partage de 1947, 23% supplémentaires avaient été conquis au cours de la guerre de 1948, et les 22% restants, s’étendant au- delà de la « ligne verte » (la ligne précédant la guerre de 1967) étaient maintenant conquis. Sans s’en apercevoir, Israël venait d’unifier le peuple palestinien (y compris certains des réfugiés) sous sa domination.
47. Le mouvement de colonisation commença dès la fin de la guerre. Pratiquement toutes les forces politiques du pays y participèrent, depuis le nationaliste et messianique Gush Emunim, jusqu’au Mouvement Kibboutzique Unifié, « de gauche ». Les premiers colons furent largement aidés par la plupart des politiciens, de gauche comme de droite, d’Ygal Allon (la colonie juive à Hebron) à Shimon Peres (la colonie de Kdumim).
48. Le fait que tous les gouvernements israéliens aient favorisé et développé les colonies, à des degrés différents, prouve que cette aspiration coloniale n’était pas le fait d’un camp idéologique précis, et s’étendait au mouvement sioniste dans sa totalité. L’impression que le mouvement de colonisation a été conduit par une petite minorité est illusoire.
Seul un effort concerté et sérieux de la part de toutes les instances gouvernementales put produire l’arsenal législatif, stratégique et budgétaire nécessaire à une tâche aussi coûteuse et durable.
49. L’infrastructure législative se fonde sur l’hypothèse fallacieuse que l’autorité d’occupation possède les « terres d’État », alors que ces mêmes terres représentent la réserve territoriale essentielle de la population palestinienne. Il est tout à fait évident que le mouvement de colonisation est en infraction par rapport aux lois internationales.
50. La controverse entre les partisans du « Grand Israël » et ceux du « compromis territorial » porte fondamentalement sur les moyens nécessaires pour atteindre l’objectif que le sionisme s’est fixé : un État homogène sur un territoire le plus grand possible. Les partisans du « compromis » privilégient l’aspect démographique et veulent éviter autant que possible l’absorption de populations palestiniennes par l’État. Les partisans du « Grand Israël » privilégient l’aspect géographique, et pensent (en public ou en privé) qu’il est possible d’expulser du pays la population non-juive (nom de code : « transfert »),
51. L’État-Major de l’armée israélienne a joué un rôle important dans la planification et la construction des colonies. C’est lui qui a conçu la carte des colonies (qu’on associe à Sharon) : les groupes de colonies et les routes de contournement, latérales et longitudinales, qui font de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza des territoires découpés en morceaux à l’intérieur desquels les Palestiniens sont emprisonnés dans des enclaves isolées les unes des autres, chacune étant encerclée par les colonies et les forces d’occupation.
52. Les Palestiniens employèrent plusieurs méthodes de résistance, essentiellement des incursions à partir de la Jordanie et du Liban, et des attentats à l’intérieur d’Israël et partout dans le monde. Ces actions étaient qualifiées par Israël de « terroristes », tandis que les Palestiniens les considéraient comme un moyen de résistance légitime de la part d’une nation occupée. La direction de l’OLP, avec Yasser Arafat à sa tête, a longtemps été considérée par les Israéliens comme une direction terroriste, mais elle acquit une reconnaissance internationale en tant que « seul représentant légitime » du peuple palestinien.
53. Fin 1987, lorsque les Palestiniens se rendirent compte que ces actions n’empêchaient pas la dynamique de l’occupation, et que la terre leur échappait progressivement, ils lancèrent l’intifada, un soulèvement populaire qui toucha toutes les couches de la population. Au cours de cette Intifada, 1 500 Palestiniens furent tués, dont plusieurs centaines d’enfants, soit plusieurs fois le nombre des pertes israéliennes.
Le processus de paix
54. La guerre d’octobre 1973, qui débuta par la victoire surprise des forces égyptiennes et syriennes, et se termina par leur défaite, convainquit Yasser Arafat et ses proches qu’il n’existait pas de solution militaire permettant d’atteindre les objectifs des Palestiniens. C’est alors qu’il décida de choisir la voie politique, en vue d’obtenir un accord avec Israël qui permettrait, par la négociation, de réaliser au moins une partie de ses objectifs nationaux.
55. Afin de préparer le terrain, Arafat, pour la première fois, prit contact avec des personnalités israéliennes susceptibles d’avoir une influence sur l’opinion publique et sur la politique du gouvernement en Israël. Ses émissaires (Said Hamami et Issam Sartawi) rencontrèrent des personnalités publiques israéliennes, les pionniers de la paix qui en 1975 avaient constitué le Conseil israélien pour une paix israélo-palestinienne.
56. Ces contacts, ainsi que l’usure grandissante que provoquait l’intifada chez les Israéliens, le retrait jordanien de la Cisjordanie, les changements du paysage international (l’effondrement du bloc communiste, la guerre du Golfe), conduisirent à la Conférence de Madrid et, plus tard, à l’accord d’Oslo.
L’accord d’Oslo
57. L’accord d’Oslo eut des aspects positifs aussi bien que négatifs.
58. Considéré du point de vue positif, cet accord a conduit Israël à reconnaître pour la première fois officiellement le peuple palestinien et ses dirigeants, et a conduit le mouvement national palestinien à reconnaître l’existence d’Israël. A cet égard, l’accord (et l’échange de lettres qui l’a précédé) a eu une signification historique capitale.
59. En pratique, l’accord a fourni au mouvement national palestinien une base territoriale sur la terre palestinienne, la structure d’un État en devenir et des forces armées – éléments qui joueront un rôle important dans le combat palestinien à venir. Pour les Israéliens, l’accord lui a ouvert les portes du monde arabe, et a mis fin aux attentats palestiniens – aussi longtemps que l’accord resta en vigueur.
60. Mais cet accord contenait une faille importante : les deux parties ont cherché à atteindre à travers lui des objectifs complètement différents. Les Palestiniens l’ont considéré comme un accord provisoire devant mener à la fin de l’occupation et à l’établissement d’un État palestinien sur tous les territoires occupés. En revanche, les gouvernements israéliens successifs l’ont considéré comme un moyen de perpétuer l’occupation sur d’importantes parties de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza, avec un gouvernement palestinien autonome remplissant le rôle d’auxiliaire de sécurité dans la protection d’Israël et de ses colonies.
61. En conséquence, Oslo n’a pas constitué le début d’un processus destiné à mettre fin au conflit, mais plutôt une nouvelle phase du même conflit.
62. En raison de ces divergences entre les attentes des deux parties, et du fait que chacune est restée attachée à sa propre version de l’Histoire, chaque paragraphe de l’accord fut interprété différemment, et, en fin de compte, nombreuses en furent les dispositions qui ne furent pas appliquées, principalement du côté israélien (le troisième retrait, les quatre passages garantis, et autres).
63. Tout au long de la période du « processus d’Oslo », Israël continua avec vigueur à développer ses colonies, en premier lieu en en créant de nouvelles sous différents prétextes, en développant celles qui existaient déjà, en construisant un réseau compliqué de routes de contournement, en expropriant des terres, en démolissant des maisons, en arrachant des plantations, etc. Les Palestiniens, de leur côté, utilisèrent cette période pour se renforcer, dans le cadre de l’accord comme en dehors de lui. En réalité, le conflit historique continua avec la même intensité sous le couvert des négociations et du « processus de paix », qui en vint à remplacer une paix réelle.
64. Contrairement à l’image qu’il a laissée, et qui devint encore plus marquée après son assassinat, Yitshak Rabin laissa le conflit se développer « sur le terrain » tout en essayant de mener à bien un processus politique destiné à obtenir une paix aux conditions d’Israël. Étant lui- même adepte de la version de l’histoire du sionisme, et en acceptant les mythes, il souffrit du symptôme de « dissonance cognitive » lorsque ses espoirs de paix se heurtèrent à sa conception du monde. Il semble que ce n’est que vers la fin de sa vie qu’il finit par prendre à son compte certains aspects de la version palestinienne de T Histoire.
65. Le cas de Shimon Peres est beaucoup plus grave. Il s’est forgé sur le plan international une image de faiseur de paix, et s’est même créé un vocabulaire pour refléter cette image (le « nouveau Moyen-Orient »), tout en demeurant pour l’essentiel un « faucon » sioniste. Cela devint évident durant la période brève et violente où il fut Premier Ministre, après l’assassinat de Rabin, puis, de nouveau, quand il accepta le rôle de porte-parole et de défenseur de Sharon.
66. L’exemple le plus criant du dilemme auquel est confronté Israël fut fourni par Ehud Barak, qui arriva au pouvoir absolument persuadé de pouvoir trancher le nœud gordien du conflit historique d’un seul coup d’épée, à la manière d’Alexandre le Grand. Barak aborda le problème sans tenir compte de la version palestinienne de l’Histoire, et en en sous-estimant l’importance. Il présenta ses propositions sous forme d’ultimatums, et le rejet qu’il essuya l’abasourdit et le mit en fureur.
67. À ses yeux comme à ceux des Israéliens en général, Barak « remua ciel et terre » et fit aux Palestiniens des « offres plus généreuses qu’aucun autre Premier Ministre avant lui ». En échange, il exigeait des Palestiniens qu’ils s’engagent à une « fin du conflit ». Les Palestiniens considérèrent cette exigence comme outrageante, car en pratique, Barak leur demandait de renoncer à certaines de leurs aspirations nationales de fond, comme le droit au retour et la souveraineté sur Jérusalem-Est et le Mont du Temple. De plus, tandis que Barak présentait ses revendications d’annexion (« blocs de colonies ») en termes de pourcentages négligeables, les calculs des Palestiniens montraient que ces revendications revenaient à annexer de fait environ 20% du territoire au-delà de la « ligne verte ».
68. Du point de vue palestinien, ceux-ci avaient déjà accompli un compromis historique en acceptant de n’établir leur État qu’au-delà de la ligne verte, sur 22% du territoire de leur patrie d’origine. En conséquence, ils ne pouvaient accepter que des modifications de frontières mineures, dans le cadre d’échanges de territoires. La position traditionnelle d’Israël consiste à dire que les résultats de la guerre de 1948 sont des faits qui ne peuvent être remis en cause, et que le compromis en question ne peut s’appliquer qu’aux 22% restants.
69. Comme c’est le cas pour la plupart des termes et des concepts, le mot de « concession » n’a pas le même sens pour les deux parties. Les Palestiniens estiment avoir déjà « concédé » 78% de leur territoire du fait de leur accord d’en accepter 22%. Les Israéliens estiment faire des « concessions » quand ils acceptent d’« accorder » aux Palestiniens une partie de ces mêmes 22% (la Cisjordanie et la Bande de Gaza).
70. Le sommet de Camp David, qui fut imposé à Arafat contre sa volonté, était prématuré, et conduisit les choses à leur paroxysme. Les exigences de Barak, présentées lors du sommet comme étant celles de Clinton, étaient que les Palestiniens acceptent la fin du conflit en renonçant au droit au retour et au retour lui-même ; qu’ils acceptent des arrangements compliqués concernant Jérusalem-Est et le Mont du Temple sans exercer sur eux de souveraineté ; d’accepter d’importantes annexions en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, ainsi qu’une présence militaire israélienne sur d’autres zones importantes, et un contrôle israélien sur les frontières séparant l’État palestinien du reste du monde. Aucun dirigeant palestinien ne pouvait signer un tel accord, et ainsi, le sommet déboucha sur une impasse et sur la fin des carrières de Barak et de Clinton.
L’Intifada d’El Aqsa
71. L’échec du sommet, la disparition de tout espoir d’accord entre les deux parties et la position inconditionnellement pro-israélienne des Etats-Unis conduisirent de façon inévitable à un autre cycle de confrontations violentes, qui prit le nom d’intifada d’El Aqsa. Aux yeux des Palestiniens, il s’agit d’un soulèvement national justifié contre une occupation qui se prolonge, qui ne semble pas devoir se terminer, et qui signifie une dépossession continue et quotidienne de leur terre. Pour les Israéliens, il s’agit d’une explosion de terrorisme meurtrier. Les acteurs de cette Intifada sont des héros nationaux aux yeux des Palestiniens, et aux yeux des Israéliens, des criminels sans foi ni loi qui doivent être liquidés.
72. Les médias officiels israéliens ne parlent plus de « colons », mais de résidents contre lesquels tout attentat n’est qu’un crime contre une population civile. Les Palestiniens considèrent les colons comme l’avant-poste d’un dangereux ennemi dont l’intention est de les déposséder de leur terre et qui doit être vaincu.
73. Une grande partie du « camp de la paix » israélien s’est effondré à l’occasion de l’intifada d’El Aqsa, et il s’avère que beaucoup de ses convictions étaient extrêmement fragiles : n’ayant jamais fait de véritable retour critique sur le récit sioniste, et n’étant pas capable de comprendre qu’il existe un récit palestinien, il s’est avéré incapable de comprendre les raisons de la résistance palestinienne, a fortiori quand Barak « remuait ciel et terre » et faisait des « propositions plus généreuses qu’aucun Premier Ministre avant lui ». La seule explication qui lui restait était que les Palestiniens avaient trompé le camp de la paix israélien, qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de faire la paix, et que leur véritable objectif était de jeter les Juifs à la mer, ainsi que l’avait toujours déclaré la droite sioniste.
En conséquence, la distinction entre « gauche » et « droite » sionistes a disparu. Les dirigeants du Parti travailliste ont rejoint le gouvernement Sharon et se sont fait ses plus ardents défenseurs (Shimon Peres). Même l’opposition de gauche officielle (Yossi Sarid) y a pris part.
74. Ceci prouve encore une fois que la version sioniste de l’Histoire est le facteur essentiel unissant toutes les facettes du système politique israélien, rendant négligeables les distinctions entre Rehavam Zeevi et Avraham Burg, ou entre Yitshak Levi et Yossi Sarid.
75. On assiste à une baisse sensible de la motivation des Palestiniens à rouvrir le dialogue avec les forces de paix en Israël, conséquence de leur profonde déception vis-à-vis d’un « gouvernement de gauche » qui avait suscité tant d’espoirs après les années Netanyahu, et aussi du fait que, en dehors de petits groupes pacifistes radicaux, aucune protestation en Israël ne s’est fait entendre contre les exactions des forces d’occupation.
Du côté palestinien, la tendance à resserrer les rangs, qui caractérise toute nation en guerre pour sa libération, permet aux forces nationalistes extrémistes et aux forces religieuses de s’opposer à toute tentative de coopération israélo- palestinienne.
Un nouveau camp de la paix
76. L’effondrement de l’ancien camp de la paix rend nécessaire la création d’un nouveau camp de la paix israélien, qui soit réel, actuel, efficace et fort, capable d’influencer l’opinion publique israélienne et de provoquer une complète réévaluation des anciens axiomes, afin de modifier le système politique israélien.
77. Pour ce faire, le nouveau camp de la paix devra conduire l’opinion publique à effectuer un réexamen courageux de sa version de l’Histoire et à renoncer à ses mythes fallacieux. Il devra tendre à unifier les versions historiques des deux peuples en une seule version de l’Histoire, libre de toute tromperie historique, qui soit acceptable par les deux parties.
78. Ce faisant, il devra convaincre l’opinion publique israélienne que, à côté des aspects positifs du sionisme, une terrible injustice a été commise envers le peuple palestinien. Cette injustice, qui atteint son paroxysme dans la « Naqba », nous oblige à en assumer la responsabilité et à la corriger dans la mesure du possible.
79. Se fondant sur une compréhension nouvelle du passé et du présent, le nouveau camp de la paix devra formuler un plan de paix à partir des principes suivants :
(i) Un État palestinien libre et indépendant sera établi aux côtés d’Israël.
(ii) La Ligne verte constituera la frontière entre les deux États. Avec l’accord des deux parties, il pourra être procédé à des échanges territoriaux limités.
(iii) Les colonies israéliennes seront évacuées du territoire de l’État palestinien.
(iv) La frontière entre les deux États sera ouverte à la circulation des biens et des personnes, les modalités étant soumises à un accord mutuel.
(v) Jérusalem sera la capitale des deux États – Jérusalem-Ouest capitale d’Israël, et Jérusalem-Est capitale de la Palestine. L’État de Palestine jouira d’une totale souveraineté sur Jérusalem-Est, y compris sur le Haram al Sharif (Mont du Temple). L’État d’Israël jouira d’une totale souveraineté sur Jérusalem-Ouest, ainsi que sur le Mur des Lamentations et le quartier juif. Les deux États devront conclure un accord concernant l’unité de la ville, au niveau physique et municipal.
(vi) Israël reconnaîtra le principe du droit des Palestiniens au retour en tant que droit de l’homme inaliénable. La solution pratique à ce problème devra être trouvée dans un accord fondé sur des considérations de justice, d’équité, ainsi que sur des considérations pratiques, et inclura un retour vers le territoire de l’État de Palestine, et un retour vers l’État d’Israël, ainsi que des réparations.
(vii) Le contrôle des ressources en eau sera effectué de façon conjointe, et les ressources affectées par accord mutuel, de façon égale et honnête.
(viii) Un accord de sécurité entre les deux États assurera la sécurité de chacun d’entre eux, et tiendra compte des besoins de sécurité particuliers aussi bien d’Israël que de la Palestine.
(ix) Israël et la Palestine coopéreront avec les autres États de la région en vue d’établir une Communauté moyen-rientale, sur le modèle de la Communauté européenne.
80. La signature d’un traité de paix, et sa mise en œuvre sincère et de bonne foi conduira à une réconciliation entre les deux nations, sur des bases d’égalité, de coopération et de respect mutuel.
Gush Shalom
(2001)

Extrait du n° 8/9 de Ni patrie ni frontières paru en 2004, sous le titre « Anarchistes et marxistes face à la “question juive”, au sionisme et à Israël »
https://npnf.eu/spip.php?article295